Face à l’implacable crise des surdoses, l’approvisionnement sécuritaire reste un défi

Au coin des rues Hastings et Main, à Vancouver, de nombreux itinérants s'amassent dans la rue. Un graffiti fait la promotion de l'approvisionnement sécuritaire en drogues pour tenter de réduire le nombre de morts par surdose.
Photo : Radio-Canada
Au cœur du quartier du Downtown Eastside, à Vancouver, la Colombie-Britannique déploie depuis un peu plus de deux ans des programmes d’approvisionnement de drogues plus sécuritaires pour les consommateurs. Si, chez des experts, on s'accorde sur les retombées, l’expérience ne tient cependant qu’à un fil. Incursion dans cette crise des surdoses.
Dans la rue Hastings, un graffiti sur la façade d’un immeuble détonne au milieu des autres. On peut y lire : safe supply or we die
. En matière de lutte contre les surdoses, le slogan résume bien l’enjeu au cœur de ce débat sur l’approvisionnement sécuritaire : la vie ou la mort.
Dans ce quartier, les intervenants de première ligne peuvent dénombrer jusqu’à 200 surdoses par jour. Depuis que la province a déclaré l’état d’urgence sanitaire, en 2016, et à l'heure où la coroner en chef dénombre près de sept décès par jour associés aux surdoses, le Downtown Eastside est devenu le symbole des ravages associés à la toxicité des drogues en vente illégale.
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Dean Wilson, militant auprès de VANDU, une association des consommateurs de drogues de Vancouver, dit voir mourir chaque mois quatre ou cinq connaissances en raison d’un approvisionnement en drogues toxiques.
Nous ne sommes pas dans un pays ravagé par la guerre [...] ce n’est pas l’Ukraine, c’est le Downtown Eastside. Ce sont des citoyens canadiens et ils devraient être traités avec plus de dignité.
Héroïnomane durant 52 ans, sobre depuis 18 mois, il est l'un de ceux qui ont milité pour un approvisionnement sécuritaire
et profité du programme mis en place depuis juillet 2021 en Colombie-Britannique, à la suite d’un projet-pilote fédéral lancé en mars 2020 dans quatre provinces.
Le programme, où des médecins prescrivent aux patients souffrant de dépendance de l’hydromorphone en substitution au fentanyl, est perçu comme un succès par des intervenants en réduction des méfaits. Pour d’autres, il est plutôt vu comme un facteur supplémentaire expliquant la montée des surdoses.
Je n’aime pas le terme "approvisionnement sécuritaire"
, explique d’ailleurs Dean Wilson. Ce n’est ni sécuritaire ni de l’approvisionnement.
Le militant déplore la politisation du débat autour des programmes. Ce programme l’a aidé, même s’il voudrait voir les autorités aller plus loin, en permettant aux médecins de prescrire non pas une drogue de substitution, mais du fentanyl contrôlé.

Dana Larsen a fondé l'organisme Get Your Drugs Tested en 2019 en réaction à la crise des surdoses dans le Downtown Eastside de Vancouver. Le centre est financé avec les profits d'une boutique de champignons magiques.
Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic
C’est en raison de cet approvisionnement toxique qu’il y a quatre ans, l’entrepreneur Dana Larsen a fondé Get Your Drugs Tested. L’organisme avec pignon sur la rue Hastings se targue d’avoir effectué 50 000 tests en quatre ans, et d’être le centre d'analyse des drogues le plus occupé en Amérique du Nord. Le comptoir est ouvert huit heures par jour, sept jours par semaine et reçoit des échantillons d’un peu partout dans le monde.
J’ai créé cette organisation parce que c’était la bonne chose à faire
, dit le militant pour la légalisation des drogues, qui finance l’organisme avec les profits de sa boutique de champignons magiques. Je suis certain que nous avons empêché un grand nombre de morts et de problèmes de santé [...] on a aussi créé une certaine responsabilité sur le marché.
À l’intérieur, des employés accueillent les consommateurs et procèdent à des tests qui ne demandent que quelques minutes. On rejoint des gens qui vont consommer des stimulants quelques fois par année dans des cadres festifs autant que des gens qui consomment des drogues comme des opioïdes tous les jours
, explique Karine Lapointe, gestionnaire du volet de réduction des méfaits à Get Your Drugs Tested. On a un éventail d’usagers très vaste.

Karine Lapointe, intervenante en réduction des méfaits à Vancouver, teste des échantillons de drogue que des clients lui apportent afin de vérifier leur composition et la présence de fentanyl.
Photo : Radio-Canada / Francis Plourde
Si les employés du centre testent les échantillons pour toutes les drogues, c’est le fentanyl qui préoccupe le plus les consommateurs. Les gens ne savent pas nécessairement s’il y a 5 % ou 75 % de fentanyl dans leur échantillon
, explique Karine Lapointe. Une proportion trop faible de fentanyl va mener à des symptômes de sevrage, tandis qu'une concentration trop élevée va entraîner une surdose.
C’est là que les gens se mettent à risque, car ils ne savent pas ce qu’ils consomment [...] donc en testant leurs échantillons, ça leur offre une paix d’esprit.
L’intervenante admet néanmoins que dans un monde idéal, où la provenance des drogues serait mieux contrôlée, Get Your Drugs Tested n’existerait pas. C’est justement cette porte qui a été entrouverte dernièrement.

Spécialiste de l'hépatite C et du VIH, le Dr Brian Conway travaille dans le Downtown Eastside depuis plus de 20 ans. La COVID-19 a selon lui mené à un recul des progrès effectués pour réduire le nombre de morts par surdose en Colombie-Britannique.
Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
À la clinique de santé urbaine du Dr Brian Conway, sur la rue Main, en face de la cour provinciale, la majorité des patients souffrent de dépendances. [Ce sont] des gens qui ont des problèmes psychologiques et psychiatriques qui vivent une insécurité de logement, une insécurité alimentaire et financière
, dit-il.
Le Dr Conway est l’un des 719 cliniciens de la province à prescrire une solution de rechange au fentanyl par l'intermédiaire de ce programme. Il y a des médecins qui ne veulent pas du tout faire ça, parce que c’est stressant
, explique-t-il. On ne peut pas forcer un professionnel de la santé à pratiquer un type de médecine avec lequel il n’est pas à l’aise.
C’est pourquoi le médecin s’efforce de sensibiliser le public et les professionnels aux retombées de ses interventions, qui se font en partenariat avec les patients.
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À sa clinique, au 2e étage d’un vieil immeuble, le Dr Conway travaille de pair avec des intervenants et une pharmacie située juste en dessous. Dans son bureau où défilent les patients les uns après les autres, il cite en exemple l'un d'entre eux, suivi durant trois mois. Celui-ci, on a réussi à contrôler [sa dépendance] aux opiacés.
Le médecin et son équipe créent d’abord un lien de confiance en tentant de régler les problèmes les plus urgents, et en offrant notamment des cartes-cadeaux en récompense
pour des suivis comme des tests d’urine ou de sang. Des mesures incitatives qui permettent d’engager les patients dans le système de santé et, éventuellement, de leur prescrire des drogues de substitution comme l’hydromorphone.
On espère que les patients en manque vont choisir d’avaler l’hydromorphone au lieu de consommer des drogues de la rue, c’est ça le principe
, explique-t-il. Et dans le bon contexte, ça semble fonctionner.

Au rez-de-chaussée de la clinique de santé urbaine du Dr Brian Conway se trouve une pharmacie qui se spécialise en approvisionnement sécuritaire en drogues pour les patients du Downtown Eastside.
Photo : Radio-Canada / Francis Plourde
Le programme a aussi ses limites, admet le Dr Mark Lysychyn, médecin-hygiéniste à la régie de la santé Vancouver Coastal. Il n’y a pas beaucoup de drogues à offrir aux gens et qui sont de vrais substituts
, dit-il. Le dosage n’est pas assez élevé pour prévenir le manque, alors des gens n’aiment pas le programme.
Des participants revendent également dans la rue l’hydromorphone obtenue d’un médecin afin de se procurer du fentanyl. D’autres jugent le programme trop médicalisé pour eux. Sans compter l’accès aux cliniciens participants, qui sont peu nombreux à l'extérieur du Downtown Eastside.
Selon le gouvernement provincial, en juillet, 4476 personnes ont reçu une ordonnance de drogue de substitution aux opioïdes. Or, le ministère de la Santé mentale et des Dépendances estime que 104 765 Britanno-Colombiens souffrent d’une dépendance aux opioïdes.
La crainte d’un recul
En mai dernier, Pierre Poilievre déposait une motion à Ottawa pour mettre fin aux programmes de drogues de substitution. À ce jour, Santé Canada a investi 100 millions de dollars pour des projets-pilotes d’approvisionnement sécuritaire dans quatre provinces.
Selon le chef du Parti conservateur, l’expérience s’est avérée un échec; l’argent des contribuables aurait servi à alimenter la crise des surdoses en raison de la revente de médicaments de substitution dans la rue. Si la motion a été défaite en Chambre, ses effets se font sentir dans le milieu.

Garth Mullins est un militant et porte-parole de VANDU. Il anime aussi le balado "Crackdown" sur la crise des surdoses.
Photo : Radio-Canada / Monia Blanchet
Pierre Poilievre et d’autres politiciens de droite à l’échelle du pays ont effrayé les gouvernements en place
, analyse Garth Mullins.
Militant, journaliste et ex-consommateur d'héroïne, aujourd’hui utilisateur de méthadone, Garth Mullins anime le balado Crackdown, sur la guerre contre les drogues. Ce dernier touche chaque mois environ 20 000 auditeurs, dont des médecins, des experts en santé publique et des politiciens.
Les gouvernements commencent à battre en retraite et tentent de se retirer de ces projets-pilotes
, déplore-t-il. Il y a des discussions en Colombie-Britannique afin d’y mettre fin.
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C’est évident qu’il ne comprend pas les enjeux
, juge quant à lui le Dr Conway. J’encouragerais M. Poilievre à visiter les centres où l’approvisionnement sécuritaire est prescrit, puis à essayer de comprendre les enjeux auxquels les gens qui reçoivent l'ordonnance font face.
La majorité des choses qu’on fait préviennent les surdoses et les morts
, ajoute le Dr Mark Lysychyn. Mais la toxicité de la drogue est trop forte et on n’a pas assez de ressources.
Selon lui, même si la Colombie-Britannique se dirige vers une autre année record en matière de décès par surdose, les effets d’un arrêt de l’offre d’approvisionnement sécuritaire pourraient être désastreux.
Si on arrêtait le programme, le nombre de surdoses doublerait
, estime-t-il.
Une version audio de ce reportage est diffusée à l’émission Tout terrain.