Les compagnies de tabac obtiennent un 11e sursis pour achever leur restructuration
Les trois compagnies canadiennes ont obtenu la protection des tribunaux contre leurs créanciers en mars 2019.

JTI-Macdonald, Rothmans, Benson & Hedges et Imperial Tobacco Canada ont demandé que le délai soit prolongé jusqu'au 29 mars 2024. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada
Les compagnies de tabac JTI-Macdonald, Rothmans, Benson & Hedges et Imperial Tobacco Canada viennent d'obtenir d'un tribunal ontarien un autre sursis pour poursuivre leur restructuration financière après quatre ans et demi de négociations avec leurs créanciers.
La protection des tribunaux est donc prolongée jusqu'au 29 mars 2024. Elle devait prendre fin vendredi. Personne ne s'est opposé à leur requête. L’audience s’est tenue en ligne mercredi. Le juge rendra ses raisons par écrit dans les prochains jours.
Il s'agissait de la 11e demande de sursis concernant l'ordonnance qui a permis de suspendre en 2019 les procédures judiciaires entamées contre les trois géants du tabac.
Les trois compagnies se sont placées sous la loi sur les arrangements avec les créanciers depuis que la Cour d'appel du Québec leur a ordonné de verser près de 15 milliards $ à 100 000 victimes du tabagisme dans cette province.
Personne ne s'est opposé à la requête des trois compagnies, mais certaines parties engagées dans ces négociations ont soulevé de sérieuses inquiétudes sur la longueur du processus.
L'avocat des victimes québécoises, Mark Meland a affirmé que ces demandes de sursis ressemblaient davantage à des tactiques de négociation
.
Me Meland dit regretter que le message du juge McEwen en mars sur l'urgence d'en finir avec les pourparlers soit tombé dans l'oreille d'un sourd.
À lire aussi :
Il presse le juge Morawetz d'inclure dans son ordonnance des mots sans équivoque pour faire comprendre aux trois compagnies la nécessité de conclure ces négociations avec un sentiment d'urgence.
Il est temps d'allumer un feu sous leurs sièges
, dit Me Meland, parce que l'optimisme du juge McEwen était, selon lui, prématuré lorsque le magistrat leur annonçait, il y a six mois, que les pourparlers allaient bon train.
Il est clair que les négociations n'ont en fait pas progressé, mais qu'elles ont bien régressé
, poursuit l'avocat.
Le juge Morawetz a dit qu'il compatissait avec le sort des victimes. Je suis au courant que vos clients sont en train de mourir et que d'autres continueront à mourir
, dit-il.
Il souligne néanmoins que les parties font face à d'énormes défis. La question est de savoir ce qui peut être accompli au cours des six prochains mois
, poursuit-il.

La demande des avocats des compagnies de tabac sera entendue au 8e étage de la Cour supérieure de l'Ontario, section commerciale, au centre-ville de Toronto. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Michael Wilson
L'avocat représentant le Procureur général du Québec, Brett Harrisson, a fait valoir qu'il y a péril en la demeure et que les trois entreprises et les créanciers doivent agir rapidement pour résoudre leurs différends.
Seuls le Québec et l'Ontario sont représentés dans cette cause par leurs procureurs généraux, tandis que les autres provinces et les territoires sont réunis dans des consortiums que défendent des avocats.
Les trois entreprises se sont mises sous la protection de la Loi fédérale sur les arrangements avec les créanciers après avoir perdu un appel contre 100 000 Québécois atteints d'une maladie du tabac ou d'une dépendance à la nicotine.

Rothmans, Benson & Hedges Inc. appartient à la maison-mère Philip Morris International. (Photo d'archives)
Photo : shutterstock / sruilk / sruilk
En leur accordant la protection des tribunaux, la Cour supérieure de l'Ontario avait suspendu le jugement de la Cour d'appel du Québec et, du même coup, toutes les poursuites judiciaires que les provinces et territoires ont entamées contre les entreprises de tabac au Canada.
La Société canadienne du cancer chiffre ces sommes à plus de 500 milliards de dollars, dont 330 milliards pour la seule province de l'Ontario.
Le juge Thomas McEwen, de la Cour supérieure de l'Ontario, avait accepté en mars de prolonger la protection jusqu'au 29 septembre 2023. Il a depuis pris sa retraite.
Son successeur n'est nul autre que le juge en chef de la Cour supérieure de l'Ontario, Geoffrey Morawetz.
Négociations dans l'impasse
Pour la première fois, les négociations entre les géants du tabac et leurs créanciers ne vont pas aussi bien que le juge McEwen l'avait présagé.
Dans un tel contexte, le juge Morawetz n'aura pas tellement le choix de leur accorder un nouveau délai
, affirme Rob Cunningham de la Société canadienne du cancer, qui ne participe pas aux négociations.
Six mois ne seront pas suffisants, puisque l'entreprise Imperial Tobacco laisse entendre dans sa dernière requête qu'il reste encore beaucoup de questions à aborder dans la cinquième année des négociations
, regrette l'avocat.

L'avocat Rob Cunningham représente la Société canadienne du cancer, qui a obtenu un statut d'intervenant dans cette cause. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Gabrielle Poulin
Les pourparlers sur la restructuration des trois compagnies demeurent confidentiels et plusieurs associations de santé publique ont déjà décrié ce manque de transparence dans le passé.
Trois associations de santé ont demandé la semaine dernière au juge Morawetz d'intervenir face à l'impasse, en fragmentant les négociations par groupes de créanciers afin d'accorder la priorité aux victimes du Québec, puisqu'aucune entente globale n'était à portée de main.
La Société canadienne du cancer accuse les trois entreprises de tabac de recourir à des mesures dilatoires pour faire éterniser le processus.
Ces demandes de sursis sont très inquiétantes, parce que des gens vont continuer de développer des cancers du poumon et de la gorge et de mourir dans les six prochains mois à cause de leur comportement
, poursuit Me Cunningham.

La Cour d'appel du Québec avait conclu que les trois compagnies de tabac avaient manqué à leur devoir d'informer leurs clients à propos des dangers du tabac. (Photo d'archives)
Photo : Getty Images / Yasser Al-Zayyat
L'avocat rappelle que les victimes du tabac au Québec ont entrepris leur poursuite en 1998 et qu'elles n'ont pas encore vu la couleur de leur argent malgré deux victoires devant les tribunaux en 2015, puis en 2019.
La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a toujours soutenu que les provinces avaient leur part de responsabilité dans ce litige sans fin, parce qu'elles tentent chacune de récupérer leur part de la cagnotte au détriment des victimes.
Me Cunningham refuse néanmoins de montrer du doigt les provinces, parce qu'il ignore ce qui se passe à la table des négociations.
Les fabricants de tabac ne se soucient guère des victimes, ils savaient que le processus s'étirerait en longueur, l'important pour eux est de continuer à vendre du tabac et à offrir de nouveaux produits aux jeunes
, confie-t-il.

Les provinces et territoires tentent de récupérer les sommes d'argent qu'elles ont investies durant des années dans les soins aux malades du tabagisme. (Photo d'archives)
Photo : Reuters / Michaela Rehle
Il soutient en revanche que les provinces ont la responsabilité d'obliger les trois fabricants d'inclure dans l'entente globale des mesures contraignantes pour réduire la consommation de tabac au Canada.
Si aucune mesure de santé publique n'est paraphée à la fin des négociations, on aura alors raté le bateau
, dit-il.
L'avocat rappelle que ces entreprises ont nié en public durant des années que la nicotine créait de la dépendance et que la cigarette causait le cancer. Tout ce qui compte pour elles, ce sont leurs bénéfices… la santé publique leur importe peu
, poursuit-il.
Infolettre d’ICI Ontario
Abonnez-vous à l’infolettre d’ICI Ontario.
Un enjeu de santé publique
Pour l'heure, les trois fabricants ont amassé près de 10 milliards de dollars en argent liquide dans leurs banques depuis qu'elles ont obtenu la protection des tribunaux.
On est donc très loin du compte par rapport aux réclamations des victimes québécoises et des demandes des provinces.
Ce n'est pas seulement l'argent qui compte, mais des mesures contraignantes de santé publique, des cibles de réduction de la consommation de tabac et des menaces de pénalités financières en cas de manquement à leur devoir
, poursuit Me Cunningham.

Les compagnies de tabac continuent toujours à vendre leurs produits depuis qu'elles tentent d'éviter la faillite.
Photo : Radio-Canada / CBC / Robert Short
L'avocat explique que la lutte doit se poursuivre même après la signature d'une entente. Il n'est pas question de les laisser refaire ce qu'elles ont fait dans le passé comme si de rien n'était
, ajoute-t-il.
Il précise que les maisons-mères, comme Philip Morris International et British American Tobacco, pourraient aussi verser des sommes importantes dans le fonds d'indemnisation aux victimes.
Il y a d'autres moyens d'aller chercher des sommes pour dédommager les victimes
, dit-il en citant par exemple les avoirs qu'elles possèdent et qui pourraient être vendus : marques de commerce, machines, usines, etc.
À ce sujet, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac rappelle que l'industrie a été autorisée à continuer de vendre ses produits et à attirer de nouvelles clientèles.
Sa codirectrice, Flory Doucas, affirme que les bulletins périodiques du médiateur (qui, eux, sont publics, NDLR) montrent que les compagnies de tabac continuent de faire des profits et qu'elles peuvent survivre durant les six prochains mois grâce à leurs liquidités.

Flory Doucas est la codirectrice de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac.
Photo : Radio-Canada
Les mêmes documents judiciaires montrent en outre que les entreprises ont acheté de la machinerie temporaire comme des machines à emballage pour cartouches de cigarettes conformément à la loi. Pourquoi engager de nouvelles dépenses?
, s'interroge Mme Doucas.
Ce sont des dépenses qui ne vont pas à la cagnotte, de l'argent qui n'ira ni aux victimes ni aux provinces
, dit-elle agacée. Les gouvernements le savent, mais il n'y a personne pour les critiquer
, précise-t-elle.
Mme Doucas se dit par ailleurs convaincue que les compagnies et leurs créanciers auraient pu accoucher d'une entente si le processus avait été ouvert et transparent.
Il y aurait une certaine gêne de la part des provinces si le public devait s'apercevoir qu'elles privilégient l'argent au détriment de la santé des malades
, souligne-t-elle.
Elle conclut que l'industrie a tiré avantage de la situation dans ce processus opaque en sachant que les avantages des gouvernements n'étaient pas d'intérêt public.