AnalyseComment prévenir la fatigue climatique?
Les signaux de la crise climatique n’ont jamais été aussi intenses. Et pourtant, chez de nombreux citoyens, le message ne passe plus. Comme s’il y avait saturation. Comme s’il y avait désintérêt. Comment mieux communiquer le phénomène et prévenir la fatigue climatique?

Le smog causé par les feux de forêt s'est abattu sur Montréal en juin, dissimulant les tours du centre-ville.
Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes
Il y a de quoi avoir le moral dans les talons. Ces derniers mois, les nouvelles sur notre climat déréglé nous ont brossé le portrait d’un avenir sombre.
Le Canada et Hawaï ont connu cet été les pires feux de forêt de leur histoire. D’ardentes canicules ont frappé les États-Unis, l’Espagne, l’Iran, le Maroc ou encore la Chine. La Grèce a été brûlée par les flammes, puis aussitôt inondée par des pluies diluviennes. L'Atlantique Nord surchauffe, tandis que l’Antarctique fond plus vite que jamais.
À cela s’ajoutent les rapports des scientifiques, qui documentent pour la plupart le fait qu’il y a urgence et que si on ne fait rien – si les gouvernements, les industries, les institutions financières et les citoyens n’agissent pas maintenant –, le pire est à venir.
Ces informations nous parviennent en boucle de la part des médias, des responsables politiques, des écologistes et des scientifiques et sapent forcément notre moral.

Les flammes ont détruit une partie de l'île de Rhodes, en Grèce, au cours de l'été.
Photo : Reuters / Ted G. Bailos
Les experts le mesurent aujourd'hui : ce portrait répété d'un avenir inquiétant provoque chez les citoyens une forme d'apathie climatique. Le portrait est si sombre qu'on a l'impression que plus rien n'est possible. Il y a un décrochage : on sent que notre emprise sur le problème nous glisse entre les mains, on se replie sur soi, on fait l'autruche.
Ce phénomène est de plus en plus documenté, notamment grâce aux recherches du psychologue et économiste norvégien Per Espen Stoknes, qui a publié en 2015 un livre important sur cette question intitulé What We Think About When We Try Not To Think About Global Warming (Ce à quoi nous pensons lorsque nous essayons de ne pas penser au réchauffement climatique
; ce livre n’est pas traduit).
Si on répète sans cesse la menace d'une catastrophe, les gens ressentent de la peur, de la culpabilité ou une combinaison de ces deux sentiments. Mais ces deux émotions sont passives. Elles poussent les gens à se déconnecter et à éviter le sujet plutôt qu'à s'y intéresser.
Cette réalité est de plus en plus observée dans un nombre grandissant de pays occidentaux.
Fatigue, évitement et déni climatique
Le phénomène de ce qu’on appelle dans le jargon la fatigue informationnelle
et le fait d’éviter de suivre telle ou telle question de société est bien documenté.

Aux États-Unis, la vallée de la Mort a enregistré un record de température pendant l'été.
Photo : Getty Images / David McNew
La plus récente enquête annuelle du Reuters Institute, le Digital News Report 2023 (Nouvelle fenêtre), montre qu’une proportion grandissante de citoyens évitent de suivre les nouvelles. Selon ce grand sondage réalisé dans 46 pays situés sur tous les continents, avec un échantillon d'environ 2000 personnes par pays, les données montrent que 36 % des personnes ont dit avoir évité, parfois ou souvent, de suivre l’actualité en 2022, comparativement à 29 % en 2017.
Moins de la moitié des citoyens (48 %) se disent très ou extrêmement intéressés par les nouvelles, comparativement à 63 % en 2017. Il s'agit donc d'une chute notable de l’intérêt, nourrie par la fatigue informationnelle.
Ce désintérêt est marqué, entre autres, pour la question du climat. En Finlande par exemple, où les citoyens sont parmi les plus intéressés par l’actualité dans le monde – c’est-à-dire qui succombent le moins à la fatigue informationnelle –, près du tiers des personnes qui déclarent éviter les nouvelles, disent le faire en raison de l'actualité climatique.
Aux États-Unis, plus du tiers des personnes sondées (35 %) perçoivent l’information reliée aux dérèglements climatiques carrément comme de la désinformation.
Une des conséquences de la fatigue informationnelle est justement la croissance du déni climatique un peu partout dans le monde.

Les tornades ont été plus fréquentes cet été au Canada.
Photo : La Presse canadienne / Craig Boehm, SkStormChaser Photo
Selon un grand sondage (Nouvelle fenêtre) dirigé par le Centre de recherches politiques de Sciences Po en France et publié en décembre 2022, la responsabilité des activités humaines dans les changements climatiques est de moins en moins reconnue. Cette consultation a permis de sonder 24 001 répondants répartis sur tous les continents, à raison de 500 à 1000 personnes par pays.
La popularité de l’idée selon laquelle il existe un changement climatique, mais qu’il n’est pas d’origine humaine a grimpé de cinq points dans le monde, passant de 23 % à 28 % des personnes qui sont d'accord avec cette affirmation.
Le directeur de l’étude, Daniel Boy, du Centre de recherches politiques de Sciences Po, parle d’une forme de stupéfaction collective.
L’ampleur de la catastrophe est telle que beaucoup de gens sont en état de sidération. Ce qui vient alors à l’esprit, c’est de se dire que la nature est devenue folle.
Comment mieux parler du climat pour éviter l’apathie?
Dans une démocratie, l’information, qu’elle provienne des médias, des scientifiques ou des responsables politiques, nous permet de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, de nous projeter dans celui-ci et de faire des choix plus éclairés.
Toutefois, des informations qui nourrissent jour après jour des sentiments de peur ou de culpabilité nous confinent à l’impuissance, ce qui ouvre la porte au désengagement.

Pas un jour ne passe sans que les médias rapportent des nouvelles alarmantes sur l’état de santé de la planète.
Photo : getty images/istockphoto / Daniel Balakov
La réaction que nous avons face à une telle crise est directement liée à l’émotion que génère en nous l’information reçue. Si cette émotion n’est que négative, s’il y a une absence d’émotion parce que l’information est trop éloignée de notre réalité, si nous sentons jour après jour que nous n’avons absolument aucune emprise sur le problème, alors tout est en place pour que nous nous désengagions face à cette question.
C’est là que s’enclenche l’apathie climatique.
Comment les scientifiques, les médias et les élus peuvent-ils, chacun à leur façon, parler de la crise climatique sans susciter d'effet repoussoir?
Prenons d’abord le cas de l’information en provenance des scientifiques : les rapports, les études, les interventions dans les médias, etc. Le Norvégien Per Espen Stoknes offre un début de solution dans une entrevue qu’il a accordée cet été à la revue Positive News.
Une des principales erreurs des scientifiques a été de considérer l'esprit comme un seau qu'il suffit de remplir de faits pour modifier les comportements. En tant que psychologue, j'ai pu constater à maintes reprises que cela ne fonctionne pas. Le simple fait de savoir que le climat est en crise n'est que le point de départ d'un processus de changement. Ce n'est pas suffisant pour y parvenir
, explique-t-il.
C’est justement pour améliorer l’efficacité et la pertinence de ses communications que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a mis plus d’effort dans son dernier rapport pour décrire les solutions possibles afin de réduire efficacement les émissions de gaz à effet de serre (GES).
Les médias
Le raisonnement s’applique aussi aux médias. La description des faits ne semble plus suffire pour susciter l’intérêt du public en ce qui a trait à la question climatique. Nous n’avons jamais été mieux informés que maintenant du point de vue des faits scientifiques.
Mais il faut aller plus loin que ces faits. Il faut mettre en contexte les informations, mieux les expliquer, trouver le vocabulaire et le ton juste pour vulgariser adéquatement des faits scientifiques souvent complexes.

Les changements climatiques entraînent aussi leur lot d'inondations que les journalistes doivent couvrir.
Photo : Getty Images / BERTRAND GUAY
Tout ça, bien sûr, est guidé par nos principes journalistiques essentiels : l’exactitude, l’équilibre, l’impartialité et l’intégrité, entre autres. Il s’agit non pas de convaincre mais de mieux informer.
Radio-France, la radio publique française, a proposé en ce sens un tournant
à ses auditeurs à propos de la couverture des questions climatiques.
Nous contribuerons à faire connaître les innovations et les solutions, des comportements individuels les plus quotidiens aux changements économiques les plus structurants, veillant ainsi à ne pas nourrir un découragement climatique mais à donner à chacun les clés pour comprendre, débattre et agir
, affirme-t-elle.
Pour bien amorcer ce tournant, le diffuseur public a organisé plusieurs conférences sur les divers aspects du climat à l’interne pour ses artisans – journalistes, réalisateurs, techniciens, recherchistes, rédacteurs en chef, etc. –, présentés par des scientifiques de renom.
C’est pour aller en ce sens, pour mieux mettre en contexte les informations, que la télévision publique française a emboîté le pas en modifiant son bulletin météo, un segment très suivi du téléjournal quotidien.

Les bureaux de Radio-France à Paris.
Photo : Getty Images / MATTHIEU ALEXANDRE
La chaîne France 2 offre désormais un bulletin quotidien de météo-climat qui met en contexte les phénomènes météorologiques. On explique, puis on permet aux téléspectateurs de poser des questions, auxquelles des scientifiques répondent.
Ça permet d’avoir un vrai dialogue avec les gens sans les effrayer
, dit Magali Reghezza-Zitt, docteure en géographie et en aménagement à l’École normale supérieure de Paris. Cette chercheuse, qui était jusqu’à tout récemment membre du Haut Conseil pour le climat en France, un comité d’experts qui conseille le président de la République sur ce sujet, s’intéresse depuis longtemps aux méthodes de communication sur les questions climatiques.
Aujourd'hui, il y a plus de trois millions de téléspectateurs qui écoutent le bulletin. Les audiences sont en hausse tout le temps. On a démontré qu'on pouvait rendre quelque chose d'intéressant en informant et en montrant des solutions.
Si les citoyens sentent qu’ils ont perdu leur emprise sur le problème du climat, c’est peut-être en partie parce que l’information qu’ils reçoivent est parfois trop détachée de leur réalité.
La réalité des gens
Pour contourner l’apathie climatique, la trame narrative de la couverture doit forcément offrir des récits qui incarnent davantage la réalité des gens : décrire en quoi le climat affecte les communautés, montrer pourquoi il déstabilise nos vies, mais prendre aussi le temps de parler des façons d'atténuer les problèmes et de s’y adapter.
Il s’agit aussi d’accorder plus de temps et d’espace aux solutions possibles, de les présenter, de les expliquer, de les incarner, mais sans mettre de lunettes roses, en décrivant bien leurs limites.
Faire de la place aux idées inspirantes, aux modèles qui fonctionnent et qui peuvent s’appliquer à notre réalité contribue à réduire le sentiment d’impuissance de la population et le sentiment de détachement des citoyens.
Montrer la capacité de résilience et d’adaptation de l’humain a aussi ses vertus. Par contre, il faut aussi éviter de focaliser uniquement sur ce que doit faire le citoyen, sur les solutions individuelles.
C’est la pire erreur à faire, déclare Magali Reghezza-Zitt. Il faut faire très attention, parce que le geste individuel, le fait de changer notre mode de vie et nos comportements quotidiens, il n’existe que si, derrière, il y a des changements collectifs.

L'autoroute Félix-Leclerc (A-40) est le secteur le plus achalandé dans la région de Québec. Les bouchons de circulation le matin et le soir sont presque systématiques.
Photo : Radio-Canada
Si nous avons un rôle à jouer et des comportements à changer en tant que citoyens, nous ne sommes pas responsables de tout. Nous serons beaucoup plus enclins à participer au changement si on nous démontre qu’il y a des solutions de rechange prises en charge par la collectivité.
On a beau se faire répéter cent fois qu’il faut délaisser la voiture individuelle, si les citoyens ont l’impression qu’on ne parle pas de façon équivalente des autres options de transport, l’intervention perd de son sens. Il faut parler tout autant – et peut-être plus – du manque d’investissements publics dans les réseaux de transport en commun et dans les infrastructures cyclables partout sur le territoire.
Si nous ne faisons pas cela, si nous omettons de tenir les décideurs politiques responsables de leurs choix collectifs, l’information reçue nous fait sentir coupable. Ce sentiment nous incite à nous détacher du problème.
Les avantages de la protection du climat
Parler des solutions n’est pas suffisant non plus. L’autre volet pour combattre l’apathie climatique, c’est la nécessité de parler des bienfaits, pour les citoyens, de protéger le climat, et ce, pour bien faire comprendre aux citoyens que l’action climatique n’est pas seulement le résultat d’une série de sacrifices personnels. Même si ça l’est un peu aussi.
Les changements qu’on opère pour protéger le climat améliorent souvent le bien-être et la qualité de vie des gens et il faut en parler davantage
, estime la géographe Magali Reghezza-Zitt.
Elle donne l’exemple des investissements appropriés dans un réseau de transport en commun efficace, confortable et accessible sur une grande partie du territoire, qui réduit le stress des usagers, atténue la congestion routière, coûte moins cher aux ménages et améliore la qualité de l’air que nous respirons.

Le verdissement des villes entraîne son lot d'avantages.
Photo : Radio-Canada / Steve Lawrence
De la même façon, la bonification des infrastructures pour les cyclistes et les piétons améliore la santé physique et mentale des citoyens et réduit la pression sur les systèmes de santé.
Même phénomène avec le verdissement des villes et la protection du territoire : il fait moins chaud, il y a plus d’espaces récréatifs accessibles et les risques d’inondation diminuent parce que l’eau est mieux absorbée par les espaces verts.
Le plus dur, c’est d’accepter qu’on ne pourra pas tout mettre en place du jour au lendemain, dit Mme Reghezza-Zitt. Il faut accepter qu’on puisse se tromper, savoir qu’on peut revenir en arrière et comprendre que choisir de ne rien faire n’est pas la bonne solution, que ça aura des conséquences pour nous et pour nos proches.
Pour les citoyens que nous sommes autant que pour les responsables politiques, la question climatique ne peut plus être traitée en vase clos. Par exemple, un meilleur entretien des écoles et des investissements dans la qualité de l’éducation va inciter des parents à choisir leur école de quartier, accessible à pied ou à vélo, plutôt que d’envoyer leurs enfants dans une école à l’autre bout de la ville.
Le bien-être des personnes âgées est en partie lié à un bon aménagement urbain et à l’accès à des îlots de fraîcheur. L’accès à une alimentation abordable et de qualité va de pair avec le bien-être de nos agriculteurs, qui dépendent directement de la nature.
Le climat n’est pas une question à part : nous devons tous vivre avec. Encore faut-il mieux en parler pour mieux le comprendre et pour mieux le ressentir.