En Arabie saoudite, la peine de mort pour des tweets critiquant le gouvernement

L'Arabie saoudite compte 12 millions d'utilisateurs sur X (ex-Twitter) pour une population de 34 millions d'habitants. Cette plateforme est étroitement surveillée pour détecter tout signe de contestation politique, sévèrement réprimée. (Photo d'archives)
Photo : The Associated Press
La condamnation à mort, cet été, de Mohamed al-Ghamdi pour des messages critiquant le gouvernement saoudien sur X (ex-Twitter) témoigne d’une intensification de la répression envers toute forme de contestation en Arabie saoudite, en particulier sur les réseaux sociaux.
Cette évolution survient alors que le Canada a rétabli en mai dernier ses relations diplomatiques avec le royaume saoudien, rompues pendant cinq ans en raison de critiques d’Ottawa sur les violations des droits de la personne dans ce pays.
Les crimes
de Mohamed al-Ghamdi se résument à des activités sur YouTube et sur X (ex-Twitter), où cet enseignant à la retraite de 54 ans possédait deux comptes suivis respectivement par deux et huit abonnés.
Son activité consistait surtout en des retweets de voix critiques envers le roi Salmane et son fils, le prince héritier Mohammed ben Salmane, la politique étrangère du pays ou encore l’augmentation des prix.
Abdullah Alhaoud, le directeur de Freedom Initiative, une organisation basée à Washington qui se consacre à la défense des prisonniers d'opinion en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, souligne la sévérité inédite de ce jugement.
C’est la première fois que le gouvernement saoudien condamne une personne à mort pour des tweets. C’est de la folie.
Que le frère de Mohamed al-Ghamdi soit un des détracteurs bien connus du gouvernement saoudien explique en partie cette sentence disproportionnée, selon lui. Le gouvernement saoudien ne parvient pas à l’atteindre, alors il s’en prend à sa famille.
Cependant, au-delà de ce contexte familial, le cas de M. al-Ghamdi témoigne d’une tendance lourde qui alarme les organisations de défense des droits de la personne.
D’autres citoyens saoudiens qui ont osé exprimer leur désaccord avec le gouvernement sur les réseaux sociaux ont aussi écopé de peines extrêmement lourdes ces dernières années.
27 et 45 ans de prison pour des femmes
Le propre père d’Abdullah Alhaoud, Salman al-Odah, un prédicateur islamique très populaire dans le royaume, est en prison depuis 2017 pour la publication d’un message sur X (ex-Twitter) appelant à résoudre le conflit diplomatique entre l’Arabie saoudite et le Qatar. Pour rappel, Doha avait subi un embargo de quatre pays de la région, dont l’Arabie saoudite, de 2017 au début de 2021.
Maintenu à l’isolement, Salman al-Odah n’échappe à la peine de mort que grâce à la pression médiatique maintenue autour de son cas, selon son fils.
L’été dernier, deux femmes ont aussi écopé de peines de prison vertigineuses pour leurs activités sur les réseaux sociaux.

Salma al-Shehab lors d'une entrevue avec la télévision saoudienne à la foire internationale du livre de Riyad, en 2014. Doctorante à l'Université de Leeds, cette mère de famille a été condamnée à 27 ans de prison pour des tweets en soutien aux féministes saoudiennes. (Photo d'archives)
Photo : AP
Salma al-Shehab, doctorante à l’Université de Leeds et mère de deux enfants, a été arrêtée en janvier 2021 lors d’une visite en Arabie saoudite. Les autorités l’ont condamnée à 34 ans de prison pour avoir affiché sur X (ex-Twitter) son soutien aux droits des femmes, notamment à l’activiste féministe Loujain al-Hathloul, elle-même en prison de 2018 à 2021.
Sa peine a été ramenée à 27 ans de prison en janvier 2023. La jeune femme, qui n’a plus vu ses enfants depuis son arrestation, a fait une grève de la faim de près d’un mois au printemps dernier pour alerter l'opinion publique au sujet de son cas, indique l’ONG Alqast, qui documente les condamnations de prisonniers d’opinion en Arabie saoudite.
Noura al-Qahtani, 49 ans et mère de cinq enfants, a quant à elle été condamnée à 45 ans de prison à peu près au même moment pour avoir critiqué le gouvernement sur X (ex-Twitter).
Ces lourdes condamnations envoient un message aux autres femmes qui oseraient défier le statu quo. Le gouvernement veut en faire des exemples.
Les deux femmes, ainsi que plusieurs autres personnes jetées en prison pour leurs tweets, ont été jugées par la Cour criminelle spéciale, une institution judiciaire créée en 2008 pour juger les crimes de terrorisme et qu’Amnistie internationale décrit comme un des instruments de la répression
.
Twitter accusé d’avoir aidé les autorités saoudiennes
Le cas de Mme al-Qahtani attire d’autant plus l’attention qu’elle publiait ses messages critiques envers le gouvernement saoudien depuis un compte anonyme.
Comment le gouvernement a-t-il su? A-t-il obtenu son identité directement de Twitter?
s’interroge Abdullah Alhaoud. Nous ne faisons plus confiance à cette entreprise.
En 2019, deux anciens employés de l'entreprise, Ali Alzabarah et Ahmad Abouammo, ont été condamnés par la justice américaine pour avoir communiqué à Riyad des informations sur des utilisateurs de X (ex-Twitter) qui critiquaient le gouvernement saoudien. Les faits se sont déroulés entre novembre 2014 et mai 2015.

Ahmad Abouammo, qui travaillait pour Twitter tout en faisant de l'espionnage pour le gouvernement saoudien, quitte la prison de Santa Rita en attendant son procès en Californie, en novembre 2019. (Photo d'archives)
Photo : Reuters / Kate Munsch
Le Guardian dévoilait récemment qu’Areej al-Sadhan, la sœur d’un travailleur humanitaire saoudien également en prison, avait à son tour déposé une plainte contre Twitter en mai dernier auprès de la justice américaine.
Elle accuse l'entreprise, alors sous la direction de Jack Dorsey, d’avoir eu connaissance des efforts du gouvernement saoudien pour identifier les voix critiques sur la plateforme et d’avoir fermé les yeux. Elle estime que son frère a été arrêté à cause de l'infiltration d’Ali Alzabarah et d’Ahmad Abouamm dans l’entreprise.
Le sénateur américain Chris Murphy, de son côté, s’inquiète des investissements saoudiens dans l’entreprise américaine. Un membre de la famille royale saoudienne, le prince al-Walid ben Talal, compte en effet parmi les actionnaires principaux de X (ex-Twitter) depuis 2015.
Lors du rachat de la compagnie par Elon Musk, l’automne dernier, le prince a renforcé sa participation dans l’entreprise. Al-Walid, à travers sa compagnie Kingdom Holding, est aujourd’hui le deuxième actionnaire de cette entreprise américaine après Musk.
L’automne dernier, Chris Murphy a réclamé l’ouverture d’une enquête sur les risques que ces investissements faisaient peser sur la sécurité nationale américaine.
Nous devrions nous inquiéter du fait que les Saoudiens, qui ont indéniablement intérêt à réprimer l'expression politique et à peser sur la politique américaine, sont désormais le deuxième propriétaire d'une grande plateforme de réseaux sociaux.
Il faut toutefois noter que les relations entre Al-Walid et le prince Mohamed ben Salmane, son cousin, sont complexes. Al-Walid est un des princes arrêtés par ben Salmane lors de la vaste opération anticorruption menée en 2017, qui visait notamment à consolider son pouvoir.

Le prince héritier Mohammed ben Salmane lors d'une entrevue télévisée.
Photo : Reuters
Mohamed ben Salmane, entre réforme et répression
Les organisations de défense des droits de la personne associent ce climat d’intense répression à la figure de Mohamed ben Salmane, devenu prince héritier en 2017.
Le trentenaire se profile pourtant comme un réformiste décidé à mettre son pays sur le chemin de la modernité. Il a rompu le carcan religieux très strict qui régissait les normes sociales et a ouvert le pays au tourisme.
Autre évolution notable, les femmes peuvent désormais conduire et travailler.
Cet été, des Saoudiennes se sont rendues au cinéma pour voir le film Barbie, une scène complètement inimaginable il y a quelques années.
Toutefois, pour Hala Aldosari, ces changements surviennent surtout parce que les femmes sont perçues comme des atouts économiques à un moment où l'État saoudien cherche à diversifier une économie très dépendante du pétrole.
Les femmes génèrent des revenus en travaillant, en payant des taxes, en consommant ou en participant à des activités récréatives. Mais si elles veulent avoir leur mot à dire dans l’espace public, changer les normes sociales ou de genre, elles seront sévèrement punies.
Hala Aldosari relativise également la portée de ces réformes en soulignant que dans les familles, en particulier les plus conservatrices, les restrictions à l’autonomie des femmes n’ont pas évolué.
Les femmes ne peuvent toujours pas se marier sans l’approbation d’un gardien, elles peuvent subir des répercussions si elles désobéissent ou s’absentent de la maison et elles n’obtiennent aucune protection significative de l'État en cas d’abus
, détaille-t-elle.
Sevag Kechichian est chercheur auprès de DAWN (Democracy in the Arab World Now), une organisation fondée par l'opposant saoudien Jamal Khashoggi. Le brutal assassinat du journaliste au consulat d'Istanbul, en 2018, est pour lui le symptôme d'une répression qui a pris des proportions inédites depuis que Mohamed ben Salmane est arrivé au pouvoir.
Auparavant, des critiques du gouvernement sur les réseaux sociaux pouvaient valoir à leur auteur un avertissement, un interrogatoire, des actes d'intimidation ou de deux à cinq ans de prison si ce n'était pas suffisant
, décrit-il.
Aujourd'hui, c’est devenu extrême. Le message est clair : il n'y a aucun espace pour discuter des affaires publiques de ce pays.
Les prisonniers dont les cas sont médiatisés ne sont que la pointe émergée de l’iceberg, selon lui. Parfois, les familles préfèrent se taire sur l’emprisonnement de leurs proches en espérant que l’État se montrera plus clément, observe-t-il.
Reprise des relations diplomatiques avec le Canada
Invité à réagir à l’intense répression qui sévit actuellement dans le royaume saoudien, Affaires mondiales assure que le Canada a fréquemment évoqué ses préoccupations en matière des droits de la personne avec le gouvernement saoudien, tant en public qu’en privé.
Le Canada défendra toujours les droits de la personne, y compris les droits des femmes et la liberté d'expression. Ce sont des valeurs universelles qui doivent être défendues.
Le respect des droits de la personne est une pierre d’achoppement dans les relations entre le Canada et l’Arabie saoudite.
En 2018, Ottawa avait publiquement critiqué l’arrestation de la militante pour les droits des femmes Samar Badawi, la sœur de Raif Badawi, lui-même en prison à l’époque. (Il a été libéré, mais il est toujours soumis une interdiction de quitter le pays, tout comme la militante Loujain al-Hathloul.)
En représailles, l'Arabie saoudite avait annoncé l'expulsion de l'ambassadeur du Canada, rappelé le sien, forcé le départ de milliers d'étudiants et gelé tout nouvel échange commercial ou investissement avec le Canada.
En mai dernier, les relations ont repris, et le Canada a nommé un nouvel ambassadeur à Riyad, Jean-Philippe Linteau.
L’ambassade d’Arabie saoudite à Ottawa n’a pas répondu à notre demande de commentaires sur les condamnations de Mohamed al-Ghamdi, de Salma al-Shehab et de Noura al-Qahtani.