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Un demandeur d’asile victime de la traite de personnes

La mort accidentelle d’un demandeur d’asile cet été dans la région de Saint-Hyacinthe, au Québec, amène plusieurs personnes à suspecter une activité de traite de personnes au sein d’une entreprise que dirige Jean Lemay, un producteur agricole bien connu dans le secteur.

José Guadalupe Briano Esparza au travail.

José Guadalupe Briano Esparza est mort dans un accident de la route le 6 juin à Sainte-Hélène-de-Bagot, en Montérégie.

Photo : Famille Briano Esparza

Lorsque José Guadalupe Briano Esparza a quitté le Mexique pour le Canada, en septembre 2022, c’était dans le but de gagner assez d'argent pour bâtir un avenir à ses enfants. Mais c’est la mort qu’il a trouvée le 6 juin dernier en se rendant à son travail tôt le matin.

Cette tragédie révèle à quel point les demandeurs d'asile sont dans des situations précaires, surtout s'ils sont sans permis de travail, comme c'était son cas, déplore John Sanchez, agent de pastorale au diocèse de Saint-Hyacinthe. Je pense que c’est très injuste pour ces gens-là, car ils sont très vulnérables, dit-il.

Pour Michel Pilon, directeur du Réseau des travailleurs et travailleuses migrants agricoles du Québec (RATTMAQ), il est clair qu’il a été victime de la traite de personnes, un système organisé par Jean Lemay, un producteur agricole de Saint-Jude, en Montérégie.

Un homme dans la soixantaine pose devant un champ.

Michel Pilon, directeur du Réseau des travailleurs et travailleuses migrants agricoles du Québec (RATTMAQ)

Photo : Radio-Canada / Nancy Lambert

C'est un exploiteur qui utilise le système pour encore faire plus d'argent. C'est de la traite humaine qu'il fait actuellement et c’est carrément interdit.

Une citation de Michel Pilon, directeur du RATTMAQ

L'entreprise de Jean Lemay consiste à rediriger ses travailleurs vers d'autres employeurs qui ont des besoins à combler par des employés temporaires. Il tire un revenu pour chaque heure travaillée par chacun d’eux.

Selon un calcul conservateur que nous avons effectué à partir des données de l'Agence de services frontaliers du Canada (ASFC), on estime qu’il empoche plus de 40 000 $ par semaine.

Un homme dirige le trafic de voitures.

Le producteur agricole Jean Lemay redirige des travailleurs vers d’autres entrepreneurs de la région et il en tire un profit.

Photo : Radio-Canada

Mais est-ce de la traite humaine? Selon la définition de l’Agence, la traite des personnes [...] comporte le recrutement, le transport, l'hébergement d’une personne à des fins d’exploitation. Les groupes vulnérables à risque d’être exposés à la traite des personnes incluent les migrants, tels que José Guadalupe.

C'est monsieur Lemay qui l'a embauché. Puis monsieur Lemay, avec ses contacts, "vend" ses travailleurs. Il se fait payer [par les employeurs] et lui paye le travailleur. Mais pas le même tarif. Il fait un gros profit là-dessus, déclare Michel Pilon.

Banni d’un programme

Jean Lemay a été banni du Programme des travailleurs étrangers temporaires en 2021 parce qu'on lui reprochait justement de placer ses travailleurs chez d'autres employeurs, ce qui est interdit par la loi.

Quelques personnes migrantes montent dans un autobus scolaire.

Des travailleurs montent dans un autobus devant la ferme de Jean Lemay.

Photo : Radio-Canada / Nancy Lambert

Emploi et développement social Canada (EDSC), qui octroie les permis de recrutement, lui reproche aussi d’avoir maintenu un milieu de travail où n’étaient pas exempts les mauvais traitements, les agressions sexuelles, les violences psychologiques et l’exploitation financière.

Nous avons passé en revue les 749 décisions qui ont été rendues par EDSC à l’endroit des producteurs fautifs. Règle générale, les producteurs se voient imposer une amende qui varie de quelques centaines de dollars à quelques milliers de dollars. S’il y a suspension du permis, elle sera d’une durée d’un an ou deux ans, rarement cinq ans.

Un homme donne une entrevue.

Jean Lemay a été banni du Programme des travailleurs étrangers temporaires en 2021.

Photo : Radio-Canada

Étant donné la gravité des gestes qui sont reprochés à Jean Lemay et à son entreprise, EDSC a appliqué la plus lourde des sanctions jamais vues au Canada : une interdiction permanente qui s'accompagne d’une amende de 198 000 $.

Mylène Coderre rédige présentement une thèse de doctorat sur la migration des travailleurs saisonniers. Dans son travail de recherche, effectué au Guatemala notamment, elle a été mise en contact avec des travailleurs de Jean Lemay.

Mylène Coderre sourit à la caméra.

Mylène Coderre, doctorante à l'Université d'Ottawa, rédige présentement une thèse de doctorat sur la migration des travailleurs temporaires.

Photo : Radio-Canada

Ça semble être des pratiques de traite humaine. Mais les travailleurs, soit parce qu'ils sont sans statut, soit parce qu'ils ont une demande de statut de réfugié en cours ou parce que ce sont des travailleurs temporaires, très peu vont vouloir se risquer à aller dans des démarches légales, constate-t-elle.

John Sanchez s'inquiète pour les travailleurs qu’il côtoie régulièrement.

Je me demande [ça va prendre] combien de morts [...] pour qu'il arrête de faire ça.

Une citation de John Sanchez, agent de pastorale au diocèse de Saint-Hyacinthe
Un homme d'origine colombienne sourit  dans une église.

L’agent de pastorale John Sanchez a pu observer que Jean Lemay recrute maintenant ses travailleurs auprès de migrants au statut incertain.

Photo : Radio-Canada / Nancy Lambert

Jean Lemay a refusé de répondre à nos questions. Au téléphone, il a nié toute participation à la traite de personnes.

Un réseau de recruteurs mexicains

L’Agence des services frontaliers du Canada a mené une perquisition dans les bureaux de la Ferme Jean Lemay le 15 juin dernier.

Dans les mandats dont nous avons obtenu copie, on apprend que le téléphone de Jean Lemay n'a jamais cessé de sonner, malgré son expulsion du Programme des travailleurs étrangers temporaires.

Devant un immeuble, plusieurs personnes vêtues de gilets pare-balles et d'armes embarquent des boîtes dans plusieurs voitures.

L’Agence des services frontaliers a effectué une perquisition le 15 juin dernier à la ferme de Jean Lemay.

Photo : Adam Bolestridge / Le Courrier de Saint-Hyacinthe

Selon une compilation qui a été faite par l’Agence, 100 775 communications téléphoniques ont été établies à partir du cellulaire de Jean Lemay entre février 2022 et avril 2023, soit une moyenne de 240 appels par jour.

Selon l’ASFC, Jean Lemay posséderait un réseau de recruteurs au Mexique qui est en mesure de faire entrer des Mexicains au Canada à l'aide de fausses déclarations.

D'ailleurs, dès leur arrivée au Canada, plusieurs demandeurs d'asile mexicains ont donné comme adresse de résidence le dortoir situé derrière la Ferme Jean Lemay.

Trois hommes discutent dans une église.

Le journaliste François Dallaire discute avec Michel Pilon, directeur du Réseau d’aide aux travailleurs migrants agricoles du Québec, et John Sachez, agent de pastorale du diocèse de Saint-Hyacinthe.

Photo : Radio-Canada / Nancy Lambert

Selon Michel Pilon, José Guadalupe a été recruté alors qu’il était hébergé temporairement en vertu du Programme régional d'accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA).

PRAIDA leur fournit pendant trois semaines, un mois maximum, un logement, le temps qu'ils obtiennent leurs papiers. Par ses recruteurs, monsieur Lemay allait recruter directement dans les hôtels. Ce Mexicain-là a été recruté directement à l'hôtel où il était, explique-t-il.

Toujours selon l’ASFC, Jean Lemay est en contact avec 172 migrants. Chaque matin, plusieurs arrivent à pied ou en voiture à la Ferme Jean Lemay afin de monter dans un autobus en direction de leur lieu de travail du jour. Ce rassemblement est bien documenté.

Arrêté puis interrogé par l’Agence des services frontaliers, Jean Lemay a déclaré n’être que le gérant d’une agence de placement de Saint-Jude. L'adresse du siège social de cette agence mène directement à une maison abandonnée, propriété de son fils.

Une maison blanche en campagne.

Le siège social de l'agence de placement de Saint-Jude.

Photo : RATTMAQ

Interrogée par La facture, l’ASFC prend soin de préciser dans un courriel que les perquisitions menées à la Ferme Jean Lemay sont liées à une enquête criminelle sur de potentielles infractions à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Michel Pilon souhaite que les autorités aillent plus loin. Je pense qu'il va falloir l'accuser carrément de traite humaine. Que le gouvernement canadien et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) déposent carrément une plainte pour traite humaine contre lui, déclare-t-il.

L’Agence refuse de dire s'il s'agit d’une enquête sur la traite de personnes.

Un accident dont les minutes comptent

L’accident dans lequel José Guadalupe a trouvé la mort s’est produit à 4 h 41 du matin, sur un petit chemin de campagne, à Sainte-Hélène-de-Bagot.

Le chauffeur du véhicule, qui s'en est sorti indemne, n’avait pas le droit de conduire puisque son permis était suspendu depuis plusieurs mois. Plutôt que d’appeler les secours, il a communiqué avec son patron, Jean Lemay.

À 4 h 48, un passant s'arrête et s’enquiert de l’état de santé du conducteur. Rassuré, il repart.

Puis, une minute plus tard, Jean Lemay téléphone à un remorqueur avec pour mandat de ramener la voiture à sa ferme située à Saint-Jude.

Ce n'est que 18 minutes après l'accident qu'un appel est finalement fait au 911 par un autre passant. Ni le chauffeur ni Jean Lemay n’ont appelé les services d'urgences.

Des ambulanciers et des pompiers devant une scène d'accident de voiture.

Le véhicule à bord duquel se trouvait José Guadalupe Briano Esparza a fait une violente embardée le 6 juin dernier.

Photo : David Bouchard

Mais il y a plus dans cette affaire. Nous avons appris de plusieurs sources qu'un deuxième travailleur se trouvait à l’intérieur de la voiture. Comme plusieurs autres migrants embauchés par Jean Lemay, il n'avait pas le droit de se trouver au Canada.

S’il était trop tard pour José Guadalupe, mort sur le coup, cela ne l’était pas pour ce deuxième passager qui, souffrant d’une fracture à la clavicule, est depuis le drame introuvable.

Un nouveau départ

Jean Lemay a fait l'objet l’an dernier d’une saisie pour des dettes de plus de 2 millions de dollars par Revenu Québec.

Son immense terre et sa ferme de Saint-Jude ont été vendues à une entreprise de la région, spécialisée dans la production de veaux.

Le terrain d'une ferme où l'on voit qu'un nettoyage a été fait.

Les nouveaux propriétaires ont complètement détruit le bureau de Jean Lemay.

Photo : Radio-Canada

En août dernier, les nouveaux propriétaires ont expulsé Jean Lemay de la maison qu’il habitait, à la ferme. Ils ont aussi démoli ce qui lui tenait lieu de bureau. Il ne reste plus de traces de son entreprise.

Mais l’homme n'a pas dit son dernier mot. Propriétaire d’une ancienne succursale des Caisses Desjardins de Saint-Jude, il a simplement déménagé son bureau et le lieu de rendez-vous des travailleurs et des chauffeurs.

Des dizaines de personnes attendent.

Tôt le matin, des dizaines de personnes attendent qu'on les transporte vers leur lieu de travail.

Photo : Radio-Canada / François Dallaire

À nouveau, un va-et-vient quotidien peut-être observé chaque matin, comme La facture a pu le constater la semaine dernière.

Le reportage de François Dallaire, réalisé par Nancy Lambert, est diffusé à l'émission La facture le mardi à 19 h 30 et le samedi à 12 h 30 à ICI Télé.

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