Contrats au privé : des prix offerts par LASIK MD font sourciller des ophtalmologistes
L’Association des médecins ophtalmologistes du Québec s'inquiète des prix soumis par le Groupe Vision/LASIK MD pour des contrats de sous-traitance du réseau de la santé. L’entreprise explique avoir un modèle d’affaires efficace et des services de qualité.

LASIK MD est spécialisé dans les interventions chirurgicales à l'oeil.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Plusieurs établissements de santé du Grand Montréal s’apprêtent à octroyer des contrats importants au secteur privé, en particulier pour des services chirurgicaux en ophtalmologie.
Selon une compilation de Radio-Canada, les CISSS de la Montérégie, de Laval ainsi que le CUSM et les CIUSSS du Nord, du Centre-Sud et du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal prévoient notamment sous-traiter pour les cinq prochaines années 185 000 opérations de la cataracte, d’une valeur totale d’au moins 115 millions de dollars.
L’analyse des soumissions déposées dévoile des écarts de prix significatifs en faveur d’entreprises liées à Groupe Vision/LASIK MD, une entreprise bien connue des consommateurs partout au Canada.
Selon les montants soumissionnés et les détails publiés dans les appels d’offres, on constate que le groupe propose, sauf exception (Institut de l'œil de Montréal), des prix à moins de 600 $ par intervention (630 $ dans un cas).
Le plus proche concurrent soumet le montant de 850 $, tandis que les autres fournisseurs potentiels proposent autour de 1000 $ et plus par intervention.
De manière générale, les appels d’offres prévoient que les équipes de chirurgiens et d'anesthésistes des établissements publics devront se rendre dans les centres médicaux spécialisés (CMS) pour réaliser les procédures médicales.
Ces cliniques devront fournir le personnel de soutien nécessaire (infirmières, préposés, agents administratifs), les équipements et les fournitures.
Outre les services chirurgicaux en ophtalmologie, Radio-Canada dévoilait cette semaine que le réseau de la santé du Grand Montréal entend sous-traiter des services d'interventions chirurgicales d’un jour, d’endoscopie et d’imagerie.

Le Dr Salim Lahoud, président de l’Association des médecins ophtalmologistes du Québec
Photo : Radio-Canada
L’Association demande l’intervention de Québec
En entrevue à Radio-Canada, le président de l’Association des médecins ophtalmologistes du Québec (AMOQ), le Dr Salim Lahoud, y voit un enjeu d’intérêt public.
Avec les nouveaux appels d'offres, nous avons été interpellés par des ophtalmologistes qui sont inquiets à cause des montants soumissionnés qui sont trop bas
, explique-t-il.
Ils sont inquiets de la qualité du service et de la sécurité du service pour le patient
, ajoute-t-il.
Le Dr Lahoud dit avoir transmis ces inquiétudes au ministère de la Santé et à la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ). Les deux sont impliqués dans l’octroi de permis de CMS.
Comme le soulève le président de l’AMOQ, on ne veut faire le procès d'intention de personne, mais il faut se questionner et s'assurer que la qualité est bonne, d'où l'importance de visiter ces locaux et de voir un peu comment ça fonctionne avant la signature des contrats, évidemment
.
Ce dernier rappelle que les CMS ont contribué à contenir les listes d’attente en ophtalmologie ces dernières années.
On ne veut pas que cette expérience soit perdue et c’est pour ça qu’on insiste auprès du ministère [de la Santé] pour que les critères de qualité soient pris en considération.
Selon lui, l’accréditation des CMS ne devrait pas se faire après trois ans, mais dès le départ, avant l’octroi du permis ou, du moins, qu’il y ait une visite des CMS par des équipes médicales qui soit incluse dans le processus d'octroi des permis
.
Au ministère de la Santé, on précise par courriel que des visites sont souvent organisées par les établissements dans les CMS pour s’assurer que les services rendus sont conformes [et] des clauses de résiliation sont présentes dans les contrats, au cas où les fournisseurs ne répondraient pas à la demande
.
Le MSSS n’a aucune raison de croire que l’entreprise qui remportera l’appel d’offres n’offrirait pas des services de qualité, puisque le MSSS et les établissements ont tous les leviers nécessaires si les services ne sont pas à la hauteur des attentes
, ajoute-t-on.

Le Dr Mark Cohen, président et directeur médical national, Groupe Vision/LASIK MD
Photo : Lasik
Au Groupe Vision/LASIK MD, le président et directeur médical national, Mark Cohen, accueille sans réserve l’idée des visites préalables à l’octroi des contrats. Il souligne que sa société publie plus que n’importe quel autre groupe au Canada dans la recherche en ophtalmologie
, que le personnel dispose d’équipements de pointe, de systèmes de gestion de risque
et d’un accès aux experts des hôpitaux universitaires de Montréal.
On compte plus de 360 médecins ophtalmologistes au Québec. Environ 31 000 patients attendent d'être opérés, dont 961 depuis plus d’un an.
En bas du prix coûtant?
Différentes sources dans l’industrie de l'ophtalmologie soutiennent qu’à moins de 600 $ la chirurgie de la cataracte, les prix du Groupe Vision/LASIK MD sont en bas du prix coûtant
.
Selon les données financières recueillies depuis 2016 dans le cadre d’un projet-pilote lancé à l’époque par l’ex-ministre Gaétan Barrette auprès de trois cliniques privées (Chirurgie DIX30, Centre de chirurgie RocklandMD et Groupe Opmédic), une chirurgie de la cataracte coûtait près de 1000 $ chez Chirurgie DIX30.
Ce montant inclut les dépenses salariales, les fournitures et les coûts indirects (administration, soutien, équipement, bâtiment). Des dizaines de milliers de chirurgies ont été comptabilisées.
Le ministère a également recueilli ces dernières années des données financières dans ses hôpitaux afin d’établir un montant de 1573 $ par chirurgie de la cataracte dans le réseau public.
Que ce soit au public ou au privé, les montants excluent la rémunération des médecins payés par la RAMQ.
Le Dr Mark Cohen, du Groupe Vision/LASIK MD, conteste offrir un prix inférieur à son prix coûtant pour une intervention chirurgicale de la cataracte. C’est un peu plus bas que 600 $ et on ne ferait jamais une soumission à un prix où on perdrait à chaque chirurgie, ça je peux vous le garantir!
répond-il.
Cofondateur du Groupe Vision/LASIK MD, le Dr Cohen rappelle que son groupe dispose d’un pouvoir d’achat important notamment pour les lentilles intraoculaires, étant donné qu’on fait plus de 100 000 chirurgies ophtalmiques par année au Canada, tandis qu’un hôpital typique au Québec va faire 3000 chirurgies de cataractes par année
.
Le président du Groupe Vision/LASIK MD estime également disposer d’une structure de coûts avantageuse. Les concurrents ont des salles plus grandes conçues pour faire de l’anesthésie générale [...] ça prend plus d’espace, plus de personnel
, dit-il.
Le Dr Cohen avance que ses coûts fixes sont déjà absorbés par ses activités de chirurgie au laser non assurées par le réseau public.
Typiquement, on utilise nos salles un jour par semaine, on a quatre jours où c’est vide, mais on a déjà toute l’infrastructure et tout l’équipement, donc on n’a pas de coûts fixes à ajouter
, dit-il.
C’est le payeur de taxes qui va en profiter, on est plus productif, plus efficace. Pour être honnête, le système public, c’est un monopole, et avec les monopoles, il manque de compétition.
Différentes sources dans l’industrie avancent également que LASIK MD pourrait, s’il obtient les contrats publics, offrir et facturer aux patients des lentilles plus sophistiquées que celles offertes par le réseau public.
Le président du Groupe Vision/LASIK MD ne l’exclut pas, mais précise qu’il s’agira d’une décision du patient avec son médecin. Nous, on n’a pas d'interaction avec le patient [...] on va offrir les lentilles au même prix que l’hôpital si le médecin le demande.
Pour Pierre Larouche, professeur de droit de la concurrence à l’Université de Montréal et vice-doyen de la Faculté de droit, on pourrait dire que si les patients décident de dépenser plus, ça les regarde, même si ce n'est pas l’esprit de l’appel d’offres, pour autant qu’il n’y a pas de pratiques de vente sous pression ou d’exploitation de la vulnérabilité des consommateurs
.

Le Groupe Vision/LASIK MD fait plus de 100 000 opérations ophtalmiques chaque année au Canada, selon son cofondateur.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
La Caisse de dépôt actionnaire de LASIK MD
LASIK MD est un chef de file en correction de la vue au laser au Canada. L’entreprise figure régulièrement dans le palmarès du Choix des consommateurs
un peu partout au pays. Elle compte depuis 2016 sur un appui financier de la Caisse de dépôt et placement du Québec.
Le ministre Christian Dubé, qui était alors premier vice-président Québec de la Caisse, affirmait que la Caisse a mis sur pied une stratégie de financement et d’accompagnement à long terme qui permettra à LASIK MD de réaliser des acquisitions à l’international [...] pour devenir un joueur clé mondial dans son secteur
.
Selon le dernier relevé disponible, la valeur de l’investissement privé de la Caisse dépasse les 100 millions de dollars.

Chirurgie DIX30 fait partie d'un complexe médical installé à Brossard, au sein du centre commercial du même nom.
Photo : Google Maps
D’autres joueurs importants
Parmi les concurrents de LASIK MD qui ont soumissionné, on trouve des joueurs importants qui offrent d’autres types de chirurgies et d'examens dans d’autres spécialités que l’ophtalmologie.
ClearPoint, le numéro un du privé en santé au Canada avec plus de 50 salles d’opération est l’un de ceux-là. Il a acquis en décembre Chirurgie DIX30, l’un des joueurs les plus importants au Québec dans le secteur des chirurgies au privé. Chirurgie DIX30 réalise plus de 20 000 chirurgies par an dans huit salles d'opération et emploie plus de 80 personnes.
On note également une entreprise liée au Groupe Santé Sedna, détenue par des intérêts européens. Elle compte uniquement au Québec plus de 4000 employés œuvrant en soins de longue durée, en hébergement privé et dans des cliniques de santé familiale.
Des questions de concurrence
Lors de conversations avec différentes sources de l’industrie, certains ont avancé que les prix soumis par Groupe Vision/LASIK MD pourraient à terme éliminer
la concurrence.
Je trouve ça intéressant, parce que je ne sais pas comment on peut éliminer la concurrence
, répond le Dr Mark Cohen. Ce dernier donne l’exemple d’un appel d’offres l’an dernier en Alberta pour l’ophtalmologie.
Un des concurrents multidisciplinaires [...] a perdu l’appel d’offres et ils ont commencé à faire de l’orthopédie
, explique-t-il.
Comme le décrit le professeur de droit de l’Université Laval et codirecteur du Centre de recherche en droit économique Karounga Diawara, l'objectif de la Loi sur la concurrence est de permettre aux consommateurs [contribuables] de bénéficier de prix compétitifs
.
Cependant, si une entreprise pratique un prix en deçà du prix coûtant [...] dans le but d'évincer ses concurrents et par la suite de pratiquer des prix élevés, c'est un principe bien connu en droit de la concurrence, c'est le prix d'éviction ou le prix déraisonnablement bas, qui est sanctionné par la Loi sur la concurrence
, ajoute-t-il.

Pierre Larouche, professeur de droit de la concurrence à l’Université de Montréal et vice-doyen de la Faculté de droit
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Comme le précise de son côté le professeur de droit de la concurrence Pierre Larouche, si un soumissionnaire n’est pas accidentellement arrivé plus bas, la question qui se pose, c’est quelle est la stratégie du soumissionnaire et en quoi ça nous concerne comme citoyens
.
À court terme, si la soumission à un bas prix permet au public d’avoir un meilleur prix et que ça affecte la concurrence sans l'éliminer, c’est OK
, note M. Larouche.
Pour que ce soit un problème juridique et citoyen, il faut démontrer le pouvoir de l’entreprise dominante d’éliminer la concurrence.
Pour le professeur de droit de la concurrence, le réseau public de la santé pourrait avoir intérêt à préserver une concurrence chez les fournisseurs du secteur privé.
Si on se met dans une perspective à long terme, il faut s’assurer d’avoir de la concurrence lors de la première ronde de marchés publics, mais aussi pour la deuxième et la troisième fois, affirme M. Larouche. Je ne sais pas si le réseau a la clairvoyance de faire ça avec ici des contrats de cinq ans [avec options].
Au ministère de la Santé, on explique par courriel que le fait de procéder par appel d'offres permet de stimuler la concurrence [et] cela vise à améliorer la performance du réseau de la santé et des services sociaux
.