La carte électorale québécoise révisée risque (encore) de faire des mécontents
La proposition de délimitation qui sera dévoilée cet automne mènera-t-elle à une autre controverse?

La carte électorale actuelle est en vigueur depuis les élections générales de 2018. (Photo d’archives)
Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes
Trop d’électeurs dans certaines circonscriptions, pas assez dans d’autres : un comité se penche ces jours-ci sur la révision de la carte électorale québécoise. Et si certaines régions pourraient voir leur poids politique grandir à l’issue de cet exercice, d’autres, comme Montréal, risquent de voir le leur diminuer.
Comme le prévoit la loi, la Commission de la représentation électorale présentera cet automne une proposition de délimitation pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’écarts positifs ou négatifs supérieurs à 25 % entre le nombre d’électeurs inscrits dans chaque circonscription et la moyenne québécoise.
L’idée est d’éviter que les inégalités soient trop considérables
, explique Louis Massicotte, professeur titulaire retraité au Département de science politique de l’Université Laval.
Or, selon un document obtenu par Radio-Canada en vertu de la loi sur l’accès à l’information1, pas moins de 14 des 125 comtés du Québec dépassent le seuil de 25 %.
Six circonscriptions comptent trop d'électeurs, notamment dans les Laurentides et en Outaouais, tandis que huit autres n'en comptent pas assez dans des régions dites « éloignées » comme la Gaspésie, la Côte-Nord et l’Abitibi-Témiscamingue.
La proposition de délimitation de la Commission, qui se retrouvera dans le rapport préliminaire que celle-ci devra déposer à l’Assemblée nationale d’ici le 3 octobre, devra inévitablement aborder cette question.
À titre comparatif, 11 circonscriptions dépassaient le seuil de 25 % d'écart en 2014-2017, soit la dernière fois que la Commission a revu la carte électorale.
Des écarts à corriger
La délimitation de nombreux comtés devra donc être revue. Certaines circonscriptions seront fractionnées, d’autres agrandies. En 2014-2017, par exemple, 28 comtés ont vu leurs frontières bouger.
De nouvelles circonscriptions pourraient ainsi être créées. C’est d’ailleurs toujours le cas (ou presque) lorsque la Commission révise la carte électorale, un exercice qui revient toutes les deux élections générales.
Mais comme la loi prévoit aussi que le nombre de circonscriptions ne peut être supérieur à 125, il faudra immanquablement en supprimer d’autres.
Et comme les comtés en régions dites « éloignées » finissent souvent, en raison de leur vaste étendue, par être exemptés de la « règle du 25 % », c’est vers Montréal que la Commission risque de se tourner… là où près de 15 000 électeurs ont disparu dans les dernières années.
Moins d’électeurs malgré une population grandissante
Si aucune circonscription de Montréal ne présente d’écart négatif supérieur à 25 % par rapport à la moyenne, plusieurs s’en approchent néanmoins, dont Viau (-21,22 %), Hochelaga-Maisonneuve (-20,00 %), Pointe-aux-Trembles (-19,85 %), Sainte-Marie–Saint-Jacques (-18,60 %) et Anjou–Louis-Riel (-17,22 %), toutes situées dans l’est de l’île.
À l’échelle régionale, nos calculs montrent qu’au 30 avril 2023, le nombre moyen d’électeurs par circonscription dans la métropole était de 4,94 % inférieur à la moyenne québécoise2, alors qu’en 2014-2017, un écart moins élevé (-3,59 %) avait poussé la Commission à regrouper Mont-Royal et Outremont3, faisant passer de facto le nombre de comtés montréalais de 28 à 27.
Et le phénomène, que certains observateurs avaient déjà remarqué aux dernières élections municipales, se confirme en valeur absolue. Les chiffres obtenus par Radio-Canada montrent que Montréal a perdu 14 242 électeurs depuis 2017, alors que, durant la même période, 227 056 électeurs se sont ajoutés dans les autres régions du Québec.
Dans ces circonstances, il est envisageable que la métropole voie encore une fois son poids politique diminuer à l’Assemblée nationale au terme des prochaines élections, qui devraient normalement se dérouler en fonction de la nouvelle carte que prépare la Commission, en 2026.
Mais pourquoi l’île de Montréal a-t-elle perdu autant d'électeurs, alors que, selon Statistique Canada, sa population a crû de presque 55 000 résidents de 2017 à 2022 (Nouvelle fenêtre)? La réponse se trouve probablement du côté de l’immigration temporaire.

Les demandeurs d’asile qui sont entrés au Canada par le chemin Roxham et qui se sont établis à Montréal par la suite font partie des résidents non permanents qui ont fait grimper la population de la métropole sans pour autant être ajoutés à la liste électorale permanente du Québec. (Photo d’archives)
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Car au cours de ces cinq années, les résidents non permanents (demandeurs d’asile, étudiants étrangers, travailleurs étrangers temporaires, etc.) se sont fait beaucoup plus nombreux, tandis que le poids des autres catégories de résidents n’ayant pas le droit de vote, comme les enfants4 et les résidents permanents5, n’a pas vraiment changé.
L’accroissement récent de la population à Montréal est en grande partie dû à une forte hausse de la migration internationale temporaire
et cette croissance a été plus importante que les pertes engendrées par la migration interne
, observe Sébastien Lavoie, analyste au Centre de démographie de Statistique Canada.
Or, ces nouveaux arrivants temporaires n’ont généralement pas le droit de vote
, rappelle M. Lavoie, alors qu'à l’inverse, les personnes qui migrent de Montréal vers d’autres régions sont plus souvent des citoyens ayant le droit de vote, ce qui contribue à une baisse du nombre d’électeurs même si la population totale, elle, augmente
.
Cette vague d’immigration temporaire, qui se reflète dans les chiffres de Statistique Canada6, explique donc en bonne partie pourquoi – malgré un déficit migratoire interprovincial et intraprovincial qui ne cesse de s'accroître7 – la population montréalaise a crû d’environ 53 000 résidents de 2017 à 2022, une augmentation de 2,7 % en cinq ans.
Propulsée de cette façon, la croissance de la population métropolitaine devrait toutefois n’avoir que bien peu d'influence sur la révision de la carte électorale. Parce qu’en accueillant 340 000 résidents additionnels pendant la même période, le « reste du Québec » a connu une croissance deux fois plus rapide, à 5,4 %. Mais aussi et surtout parce que la loi québécoise ne protège pas les écarts de population; seulement les écarts d’électeurs.
Des levées de boucliers à prévoir
À Montréal ou ailleurs, supprimer des circonscriptions demeure toutefois une opération délicate, qui vient souvent contrarier les élus des régions concernées ainsi que leurs électeurs, qui y voient une perte de leur poids politique à l’Assemblée nationale.
L’exercice précédent, qui s’était déroulé sous le gouvernement Couillard, avait notamment été marqué par le démantèlement planifié de Sainte-Marie–Saint-Jacques, les commissaires ayant recommandé en février 2017 de partager son territoire entre trois comtés dans le cadre d’un remaniement complexe de la carte montréalaise.
La proposition – qui prévoyait la création d’une nouvelle circonscription baptisée Ville-Marie, au centre-ville – avait finalement été abandonnée quelques mois plus tard, en raison de l’absence de liens d’appartenance
et de disparités socio-économiques
entre les quartiers que la Commission suggérait de regrouper.
Cette volte-face avait été chaleureusement applaudie dans Sainte-Marie–Saint-Jacques, notamment par la députée Manon Massé, de Québec solidaire, qui s’était battue pour maintenir l’existence de sa circonscription.
Mais ce genre de bataille n’aboutit pas toujours au résultat désiré. Plus récemment, la lutte entreprise au fédéral pour convaincre Élections Canada de ne pas supprimer la circonscription d'Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia a fait chou blanc, au grand dam des élus de l’Est-du-Québec, qui souhaitaient la maintenir. À moins que les tribunaux n’interviennent, le comté sera démantelé aux prochaines élections.
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Montréal, cela dit, n’est pas la seule région qui pourrait perdre des plumes au terme de la révision actuelle de la carte électorale québécoise. D’autres sont susceptibles de se retrouver dans le collimateur de la Commission.
Car même si elles finissent souvent par obtenir un statut d’« exception », plusieurs circonscriptions des régions dites « éloignées » ont vu leur situation empirer au cours des deux derniers cycles électoraux.
À l’échelle régionale, nos calculs laissent entrevoir que l’écart entre le nombre moyen d’électeurs par comté et la moyenne québécoise s’est creusé pour atteindre des seuils particulièrement élevés, tant en Gaspésie (-34,88 %) que sur la Côte-Nord (-31,32 %) et en Abitibi-Témiscamingue (-25,00 %), notamment.
Ces régions sont dans une position d’autant plus précaire que l’obtention d’un statut d’« exception », même s’il n’a jamais été retiré à une circonscription, ne constitue pas pour autant un droit acquis; il n’est jamais attribué d’emblée et doit chaque fois être justifié. Seule la circonscription des Îles-de-la-Madeleine est protégée par la loi.
Outre les Îles-de-la-Madeleine, six circonscriptions avaient obtenu le statut d’« exception » en 2014-2017, soit : Abitibi-Ouest, Abitibi-Est, Gaspé, Bonaventure, René-Lévesque et Ungava. Or, les écarts constatés dans ces comtés étaient toujours supérieurs à 25 %, le 30 avril dernier. Sans compter Duplessis, où l’écart est passé de -23,0 %, en 2017, à -26,74 % en 2023, dépassant du même coup la limite autorisée par la loi.
Les élus généralement réfractaires aux redécoupages
Louis Massicotte, qui a œuvré à titre de commissaire pour le volet Québec lors du dernier redécoupage fédéral, croit que la révision de la carte électorale québécoise fera à coup sûr des mécontents.
Les députés, en général, ne sont pas très heureux des redécoupages électoraux, parce que ça change beaucoup de choses
, dit-il. Un tel exercice risque de leur faire perdre des électeurs avec qui ils ont établi des liens
ou de leur en faire gagner d’autres qu’ils ne connaissent pas
, par exemple.
Je dirais que si une commission cherchait à susciter l'assentiment général chez les députés, à susciter des applaudissements, des ovations debout, il y aurait une façon très simple : ce serait d'écrire un rapport de quelques pages disant que tout est bien tel que c’est, et qu'on ne voit pas la nécessité du moindre changement
, plaisante-t-il.
Selon lui, il ne faut pas exclure
que Montréal ait à sacrifier
l’une de ses circonscriptions, cette année. Tout comme on doit s’attendre à ce que cette proposition soit vivement contestée par les députés de la région, qui feront probablement valoir que les résidents qui n’ont pas le droit de vote doivent aussi être représentés à l’Assemblée nationale.
D’ailleurs, le critère des électeurs inscrits
dicté par la loi québécoise ne fait pas l’unanimité à l’international, souligne Louis Massicotte. Si certaines législations l’utilisent aussi, beaucoup de pays dans le monde
– y compris le Canada, au niveau fédéral – se basent plutôt sur la population totale
pour définir la manière dont les électeurs doivent être représentés.
Des régions bien positionnées
Si certaines régions pourraient voir leur poids politique chuter à l’Assemblée nationale au terme de la révision actuelle de la carte électorale, d’autres pourraient gagner au change.
Non seulement six circonscriptions contiennent plus d’électeurs que ne le permet la loi (Brome-Missisquoi, Richmond, Mirabel, Saint-Jérôme, Papineau et Gatineau), mais une douzaine d’autres présentent un écart de 20 à 25 %, ce qui pourrait convaincre la Commission d’agir de manière préventive pour éviter de trop grandes disparités dans le futur.
Ainsi, des régions comme les Laurentides, l'Outaouais ou l’Estrie pourraient se voir attribuer de nouveaux comtés.
Avec seulement cinq circonscriptions, l’Outaouais semble particulièrement bien placée pour obtenir un siège de plus à l’Assemblée nationale. Tous ses comtés débordent, si bien que l’écart entre le nombre moyen d’électeurs par circonscription et la moyenne québécoise, selon nos calculs, atteint actuellement 15,34 %, un sommet au Québec.
Pour ne pas créer de controverse, la limite de 125 circonscriptions pourrait aussi être revue à la hausse, mais un tel changement, qui ne relève pas du mandat de la Commission, devrait nécessairement passer par l’Assemblée nationale.
En outre, le Salon bleu est actuellement rempli au maximum de sa capacité, si bien qu’il est difficile d’imaginer où l’on pourrait installer de nouvelles banquettes.
Mais la situation pourrait bientôt changer. Hasard ou coïncidence, la nouvelle configuration du Salon bleu pourrait permettre l’ajout de quatre sièges à l’issue des travaux de réaménagement qui devraient commencer à l'automne 2024. Le projet devrait normalement se terminer à l’automne 2026, soit… juste à temps pour les prochaines élections.
Le début d’un long processus
Le dépôt du rapport préliminaire de la Commission de la représentation électorale – qui devrait avoir lieu à la fin septembre
, selon Julie St-Arnaud Drolet, d’Élections Québec – représentera la première étape du processus de révision de la carte québécoise, qui devrait s’étaler sur quelques années.
Des auditions publiques seront menées au plus tard six mois après le dépôt de ce rapport. Cette consultation aidera la Commission à rédiger une proposition révisée, qui servira de base aux débats parlementaires qui auront lieu ensuite.
Un rapport final sera produit au terme de ces échanges, et la nouvelle carte électorale entrera en vigueur à la fin de la législature. C’est elle qui prévaudra aux prochaines élections, à moins que le scrutin ne soit déclenché moins de six mois après le dépôt du rapport final, auquel cas c’est l’ancienne carte électorale qui aura préséance.
Apolitique, la Commission de la représentation électorale est présidée par le directeur général des élections (DGE), Jean-François Blanchet, qui a succédé à Pierre Reid en décembre dernier. Il n’a pas été possible de s’entretenir avec lui pour la rédaction de cet article, notre demande d’entrevue ayant été refusée.
En 2014-2017, le même exercice avait entraîné, outre la fusion de Mont-Royal et d’Outremont, le regroupement de Laviolette et de Saint-Maurice, en Mauricie. En contrepartie, deux nouvelles circonscriptions avaient été créées dans les Laurentides : Prévost et Les Plaines. La nouvelle carte était entrée en vigueur à temps pour les élections de 2018.

L'ancien commissaire Louis Massicotte se prononce sur la meilleure stratégie à adopter pour que la Commission en arrive à un redécoupage « plus égalitaire ».
Si elle souhaite que l’exercice débouche sur un découpage plus égalitaire
, la Commission aura tout avantage, cette fois, à faire preuve d’audace dans son rapport préliminaire, estime le professeur à la retraite Louis Massicotte.
La bonne tactique
à employer consisterait selon lui à commencer par une proposition énergique
comportant de nombreux changements, quitte à devoir reculer par la suite
.
Mais pour qu’une telle stratégie fonctionne, les commissaires devront avoir le courage
d'affronter toutes les réactions négatives qui se feront sentir
, prévient Louis Massicotte.
Un bon commissaire
, à son avis, ne devrait pas oublier qu’il n’est pas là pour se faire des amis auprès des députés
. Car la carte électorale est faite d’abord pour les électeurs
, rappelle-t-il. Pas pour les députés.
Avec la collaboration d’Hugo Lavallée et de Mélanie Meloche-Holubowski
Notes de bas de page
1 = Pour rédiger son rapport préliminaire, la Commission se basera sur le nombre d'électeurs inscrits sur la liste électorale permanente (LEP) au 30 avril 2023, nous a confirmé Élections Québec. La LEP n'est pas un document public, mais Radio-Canada a obtenu un tableau synthèse de ces données en invoquant la loi québécoise sur l'accès aux documents des organismes publics.
2 = Officiellement, la Commission ne calcule pas le nombre moyen d'électeurs par circonscription pour chaque région du Québec, tout simplement parce que certains comtés sont à cheval sur deux, voire trois régions administratives. La plupart des circonscriptions, cela dit, sont situées dans une seule région administrative, dont celles qui se trouvent sur l'île de Montréal.
3 = Déjà, la Commission observait à l'époque une hausse du nombre d'électeurs moins élevée sur l'île de Montréal que dans l'ensemble du Québec. Aussi sa proposition finale de délimitation (Nouvelle fenêtre) prévoyait-elle le retrait d’un comté, de manière à ce que son nombre de circonscriptions corresponde à son poids électoral dans l’ensemble du Québec
.
4 = Le nombre de mineurs (0-17 ans) à Montréal (Nouvelle fenêtre) est demeuré sensiblement le même en cinq ans, passant de 354 672 en 2017 à 355 208 en 2022, une augmentation de seulement 536 personnes.
5 = En fait, le nombre d'immigrants non citoyens sur l'île de Montréal est passé de 183 505 à 175 170 personnes entre les recensements de 2016 et 2021, selon des données non diffusées obtenues par Radio-Canada auprès de Statistique Canada – une baisse d'environ 8300 personnes.
6 = À Montréal, le nombre de résidents non permanents (RNP) a doublé entre les deux derniers recensements (Nouvelle fenêtre), soit du 10 mai 2016 au 11 mai 2021, passant de 63 000 à 138 000 personnes environ. Et des estimations produites par l’agence fédérale (Nouvelle fenêtre) indiquent que ce total aurait augmenté de plus de 15 000 personnes entre le 1er juillet 2021 et le 30 juin 2022. Un rapport rendu public dans les dernières semaines laisse toutefois entendre que le nombre de RNP au pays serait largement sous-estimé par Statistique Canada.
7 = En 2021-2022, le déficit migratoire interprovincial et intraprovincial de l'île de Montréal dépassait les 40 000 personnes, alors qu'il était de 27 000 personnes quatre ans plus tôt.