Peut-on encore avoir du plaisir à l’ère des changements climatiques?

Partir en vacances entraîne parfois une importante empreinte carbone, un choix qui peut peser sur la conscience de certains au détriment de leur plaisir.
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Prendre l’avion ou pas? Pour certains, la question revient comme un refrain, surtout en été, pendant lequel les effets des changements climatiques semblent se faire ressentir plus que jamais un peu partout dans le monde.
Ces interrogations taraudent certaines personnes au quotidien : en choisissant la prochaine destination soleil, en prenant la voiture pour se rendre au travail ou même en admirant des feux d’artifice.
Ces questions semblent surtout toucher les plus jeunes, selon le président de la firme de sondage Léger, Jean-Marc Léger. Les baby-boomers sont préoccupés; la génération X est inquiète et les millénariaux sont angoissés
, dit-il.
Il estime cependant que les réflexions en lien avec l'écoanxiété évoluent très rapidement et que les réponses aux sondages relatifs aux changements climatiques risquent de changer.
On est à un point de bascule où les bouleversements climatiques nous rejoignent quotidiennement. Ce n’est plus seulement un événement télévisuel.
Est-ce que j’ai encore le droit de prendre l’avion?
Évidemment que tu as le droit, mais la contrepartie du droit, c’est le devoir
, répond Dalie Giroux, professeure agrégée en études politiques à l’Université d’Ottawa.
Selon elle, il faut poser la question autrement si on ne veut pas en faire un espace de discussion stérile et polarisant qui opposerait les tenants de la liberté à un certain autoritarisme écologique.

Selon Jean-Marc Léger, bien que les gens s'interrogent sur leur empreinte carbone dans le contexte d'un vol d'avion, cela ne les empêche pas de choisir des vacances ailleurs dans le monde.
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Aux yeux de Nicolas Merveille, professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale à l’École des sciences de la gestion de l'Université du Québec à Montréal (ESG-UQAM), c’est aussi une question piège, car le plaisir est au cœur de ce qui nous rend humains.
Il y a un certain Emmanuel Kant qui a déclaré que le vivant a un projet; c’est de vivre et ce n’est certainement pas de survivre
, dit-il.
On se dit : comme tout est foutu, autant y aller gaiement, car il est hors de question d’accepter la modalité de la survie.
Le plaisir, une obligation politique?
Une piste serait de reconnecter avec d’autres formes de joie qui sortent de la logique consumériste, selon Dimitri M’Bama, docteur en science politique à l’Université de Montréal.
Il cite en exemple les plaisirs qui ont été à la fois collectifs et révolutionnaires dans l’histoire humaine récente. Woodstock, en 1969, aurait été un moment fort.
Bien que son héritage soit aussi contesté, c’était une recréation du lien social, une forme d’hédonisme qui a un peu culminé en une critique des valeurs de l’époque
, explique-t-il.

Selon Dimitri M’Bama, des moments comme Woodstock ont permis de souder des communautés.
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Il pense aussi à la naissance de la musique techno dans les raves de Détroit, dans le contexte d’une population afro-américaine qui avait été touchée par la désagrégation du système industriel de la ville.
C’était une façon de renouer une communauté en pleine voie de dissolution, c’était un plaisir qui a été une forme de contestation politique
, ajoute celui qui a étudié les formes de résistance, précisant que ces plaisirs collectifs sont parfois par la suite récupérés pour des fins commerciales.
Selon lui, le plaisir est même une obligation politique, car sans plaisir, l’affect du désespoir face aux changements climatiques engendre un cynisme qui encourage la dépolitisation et qui peut plonger les gens dans un paradigme d’inaction.
Sublimer notre dépendance à la vitesse fossile
La vitesse fossile, c’est toute la forme de vie qu’on a créée à partir du moteur à combustion. Ce n’est pas du pétrole que nous sommes dépendants, mais plutôt de la vitesse qui en résulte
, avance Dalie Giroux.
Celle qui a écrit le manifeste Une civilisation de feu cite en exemple notre haute mobilité internationale, les loisirs comme la motomarine ou les croisières en Méditerranée.
Moi, la liberté que cette société me propose, je la trouve humiliante. On me propose la liberté d’acheter des marchandises. Tout ce dont on a besoin pour vivre est capitalisé et marchandisé; c’est insatisfaisant, c’est dégueulasse et c’est insuffisant. Ça ne m’amuse pas du tout.

«On a construit notre monde sur cette vitesse, sur la consumation du monde; on se fait brûler», explique Dalie Giroux.
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L’urgence de choisir ensemble
Et si sauver la planète du brasier n’était pas du ressort individuel, mais plutôt de celui des choix que nous faisons ensemble?
C’est ce que croit Diane Lamoureux, professeure en philosophie politique à l’Université Laval.
Il y a le choix individuel, mais il y a surtout la dimension des choix collectifs et des politiques publiques
, dit-elle, citant en exemple la décision de chacun de conduire sa voiture pour se rendre au travail, parfois justifiée par l’absence de transport en commun.
Le besoin d’un dialogue sain sur le sujet est indéniable, selon Nicolas Merveille, car réfléchir à la question sous l'angle des gestes individuels a une portée limitée et suscite des débats clivants.
Peut-être ces choix déchirants de prendre l’avion ou pas, de conduire sa voiture ou pas pèseraient-ils moins sur nos épaules si nous en discutions collectivement?
Il faut que ce soit un choix collectif. Si on ne s'organise pas pour répondre à ces questions ensemble, quelqu'un avec du pouvoir va vouloir y répondre à notre place. Tant que la question est dans notre camp, on peut encore agir.