Statu quo fragile à Sauble Beach, où la plage appartient désormais aux Autochtones
La Première Nation Saugeen a remporté une bataille judiciaire historique en avril au sujet de ses revendications territoriales.

L'enseigne emblématique de Sauble Beach est visible de loin pour les visiteurs, qui arrivent par l'autoroute.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
La Première Nation Saugeen affirme que l'accès à la plage de Sauble Beach restera public et gratuit après sa récente victoire devant un tribunal ontarien, qui lui a rendu 2,5 kilomètres de sable blanc juste au nord de la localité située sur le lac Huron. Derrière les assurances des Autochtones, la situation dans la localité demeure néanmoins incertaine.
En ce vendredi frisquet du début juin, de jeunes adultes jouent au ballon sur la plage tandis que leurs amies prennent un bain de soleil. Les mouettes font du surplace dans la brise en provenance du lac Huron.

Sauble Beach est la deuxième plage d'eau douce en importance au Canada après celle de Wasaga, sur la baie Georgienne.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Aucun de ces jeunes qui seront bientôt en vacances ne se soucie toutefois de cette question qui divise la localité depuis 30 ans.
Pour les résidents, en revanche, c'est autre chose
, déclare Jason Schnurr, qui possède des magasins de vêtements, d'équipement de sport et de cadeaux à Sauble Beach.
Eric Chabot, qui gère le commerce juste à côté, avance que les touristes au courant du litige ne s'intéressent pas de toute façon de savoir à qui appartient la plage, pourvu que son accès soit gratuit.
La localité doit s'assurer que la relation symbiotique entre la plage et les commerces fasse en sorte que Sauble Beach reste un endroit viable d'un point de vue économique
, dit-il en précisant que les Autochtones bénéficient, eux aussi, des services de la municipalité.

À en croire les commerçants, la localité de Sauble Beach est un lieu de villégiature très prisé des Ontariens et même des Québécois.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Le conflit ne date pas d'hier.
En 1995, la Première Nation Saugeen a revendiqué devant les tribunaux la section publique de la plage qui s'étend juste au nord de l'enseigne emblématique de la ville.
Elle possédait déjà la partie sud longue de 15 kilomètres qui est attachée à la réserve située entre Southampton et Sauble Beach. Après une récente victoire judiciaire, toute la plage appartient aujourd'hui aux Autochtones.
La Cour supérieure de l'Ontario a effectivement statué, le 4 avril 2023, que le Canada avait violé les droits des Autochtones en vertu du Traité 72 en ne préservant pas l'intégralité de la réserve après que la Nation Saugeen eut signé ledit document en 1854.

L'enseigne de Sauble Beach qui séparait, encore récemment, la section autochtone de la plage (à gauche) de la plage publique (à droite).
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Conséquence : la juge Susan Vella a accordé à la Première Nation 2,5 kilomètres supplémentaires de sable fin au nord de la rue principale, qui marquait jusqu'alors la séparation entre la plage autochtone et la plage publique.
Le chef de la Première Nation, Conrad Ritchie, se dit déçu de la décision de la municipalité d'interjeter appel, mais il est sûr de remporter la seconde manche.
Je suis convaincu que la Cour d'appel va confirmer le jugement de première instance, parce que ce terrain nous appartient depuis 170 ans, mais on nous en avait toujours refusé l'accès
, explique-t-il.
La municipalité de South Bruce Peninsula a toujours revendiqué cette partie de la plage. Elle avait même rejeté un accord en 2014 à l'issue d'une médiation, ouvrant ainsi la voie à un procès long de six semaines.

La section autochtone de la plage de Sauble Beach était autrefois payante, lorsqu'il était possible d'y stationner son véhicule, ce qui n'est plus le cas depuis quelques années.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Après un vote à l'unanimité au sein du conseil municipal, la localité a effectivement décidé, en mai, d'interjeter appel de la décision Vella. La province et le gouvernement fédéral lui ont emboîté le pas, mais pour des raisons différentes.
Dans un courriel, le ministère du Procureur général de l'Ontario s'est refusé à tout commentaire, parce que le litige est devant les tribunaux.
Dans un autre courriel, le ministère fédéral des Relations Couronne-Autochtones écrit que le Canada a toujours appuyé les revendications de la Nation Saugeen et qu'il endosse le jugement Vella.
Il dit néanmoins que la décision contient des commentaires sur la responsabilité antérieure à la Confédération entre les couronnes provinciale et fédérale
et que le Canada a déposé un appel incident contre l'Ontario sur ce point précis
.

Sauble Beach est si populaire que sa saison touristique s'étend maintenant de la fête de la Reine à celle de l'Action de grâce.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Dans le village, la victoire des Autochtones ravit de façon générale la plupart des commerçants.
C'est une décision juste, des erreurs ont été commises dans le passé, mais j'aurais préféré qu'on règle le litige plutôt que d'aller en appel
, souligne Eric Chabot.
La municipalité n'a pas voulu nous accorder d'entrevue, parce que le litige est maintenant dans sa phase d'appel. Dans un communiqué, le maire Gary Michi, écrit néanmoins qu'il est important de protéger les droits de la Ville et des propriétaires fonciers.
La Ville espère engager une conversation constructive avec la Première Nation Saugeen pour résoudre ces problèmes dans un esprit de réconciliation et dans le meilleur intérêt de la communauté
, mentionne-t-il.

Garry Michi, le maire de la localité de South Bruce Peninsula, pose avec la marmotte Willie de Wiarton, qui n'est qu'à 15 km de Sauble Beach.
Photo : La Presse canadienne / Doug Ball
Le fédéral ajoute qu'il est lui aussi déterminé à négocier une solution à l'amiable, car la négociation est toujours préférable à la procédure judiciaire
et que les règlements négociés contribuent à favoriser la réconciliation
.
Forte de sa victoire, la Première Nation Saugeen n'a pas tardé à se prendre en main pour administrer la nouvelle parcelle de sa réserve.
Nous continuons à mettre en œuvre notre plan d'action pour faire appliquer les règlements du conseil de bande
, dit le chef Ritchie.
Des employés d'entretien et des agents de sécurité ont été embauchés pour patrouiller dans la nouvelle section de la plage afin d'y faire appliquer les règlements du conseil.
C'est l'occasion de créer des emplois pour nos membres
, poursuit le chef Ritchie qui assure que l'accès à la plage restera public et gratuit.

Le stationnement est une source de revenus intéressante pour la localité de Sauble Beach durant la haute saison.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Conrad Ritchie reconnaît que la situation pourrait néanmoins changer au fur et à mesure que le conseil de bande décide des changements à apporter aux règlements.
Pour l'heure, les Autochtones ont le droit de prélever des frais de stationnement ou d'imposer des amendes aux plaisanciers insouciants qui promènent leur chien sans laisse ou ne ramassent pas leurs déchets.
La Première Nation Saugeen a une approche différente par rapport à l'environnement. [Les Saugeen] savent ce qui est bon pour la plage, ils la ratissent chaque matin
, déclare, satisfait, l'entrepreneur Ryan Gardhouse.
Contrairement à la partie sud de la plage, la partie nord ne compte aucun chalet. Les chalets sont sur la réserve autochtone et leurs locataires payent des frais de location aux Autochtones pour les occuper et jouir de la plage.

La célèbre murale de la friterie de Dave Dobson sur le côté ouest de la promenade de Sauble Beach.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Le jugement Vella ne porte donc préjudice qu'à quatre propriétaires : la Ville qui gérait la plage publique, deux consortiums qui détiennent des terrains vierges sur le lac et Dave Dobson, qui possède une friterie sur le côté est de la promenade.
Je ne suis pas du tout d'accord avec le jugement, le traité en litige est ouvert à l'interprétation et des preuves d'arpentage ont été ignorées lors du procès
, explique M. Dobson qui affirme avoir ses propres preuves sur la question.
Selon lui, le Traité 72 et l'amendement Copway qui y a été apporté constituent le même document historique et ils n'auraient jamais dû être étudiés sous deux angles différents comme les parties l'ont fait durant les audiences devant la Cour supérieure de l'Ontario.
Le calcul aurait dû être fait à partir de la concession Copway et non de l'enseigne sur la plage comme le traité original
, poursuit-il en expliquant que la plage des Autochtones s'arrête bien à l'avenue principale.

Dave Dobson devant la murale de son restaurant-minute qui a été ouvert en 1948 à Sauble Beach.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Dave Dobson vit maintenant sur la réserve, où il est théoriquement devenu un locataire. Il a racheté le lot à son père et à son oncle en 1983, en pensant le donner à sa famille ou le vendre pour empocher un profit.
Les commerçants de Sauble pensent que leur localité cherchera dans cet appel à s'assurer que la délimitation du territoire concédé aux Autochtones soit claire et à éviter d'autres concessions, comme à l'est de la promenade qui borde la plage.
L'appel aura au moins le mérite de clarifier une bonne fois pour toutes la limite entre la réserve et la municipalité
, déclare Eric Chabot.

Le restaurant de Ryan Gardhouse sur le côté est de la promenade de Sauble Beach.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Certains citoyens pensent que les Autochtones regarderont maintenant du côté est de la promenade, vers les terrains situés entre la rue principale et la 6e Avenue.
Or, de nombreuses boutiques et propriétés privées ont pignon sur rue dans ce quadrilatère et les revenus des stationnements représentent une rentrée d'argent évaluée à près d'un million de dollars par saison estivale.
Un commerçant ayant requis l'anonymat affirme qu'il approuve le jugement et que les Autochtones devraient récupérer leurs terres. Ils sont toutefois imprévisibles et peuvent facilement changer d'avis
, dit-il.

En ce début d'été, les commerçants de Sauble Beach sont prêts pour la saison estivale.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Jason Schnurr, qui loue les espaces de ses magasins, ajoute qu'il ne ferait que changer de locataire s'il advenait que les Autochtones obtiennent les terrains où se trouvent ses commerces.
Mais qu'arrivera-t-il à ceux qui ont une hypothèque? Perdront-ils leurs conditions de vie à cause des mauvaises actions du gouvernement fédéral à l'endroit de la Première Nation Saugeen?
s'interroge-t-il.
M. Schnurr précise qu'en cas de défaite devant la Cour d'appel, les gouvernements devront dédommager sans tarder les propriétaires de Sauble Beach. Pas dans 12 ans, c'est trop long
, dit-il.
À ce sujet, le ministère fédéral écrit qu'il ne peut commenter la question des intérêts viagers à verser dans cette cause, puisque l'affaire est toujours devant les tribunaux.

La saison estivale à Sauble Beach peut rapporter gros aux commerçants si Mère Nature se montre généreuse.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Le chef Conrad Ritchie assure toutefois qu'il n'est pas question de renégocier le front de mer à droite de la promenade qui longe les dunes fragiles de la plage.
Aller à l'est? Non, mais je vous rappelle que ce pays était le nôtre avant l'arrivée de Christophe Colomb
, dit-il.
Ryan Gardhouse possède le restaurant Sauble Eats, juste à droite de la promenade, diagonalement à la friterie de M. Dobson.
Il refuse de s'avancer en conjecture concernant l'expropriation éventuelle de son commerce. Je n'ai aucune appréhension, parce que les Autochtones ne revendiquaient que la plage et non ce côté-ci du chemin
, dit-il.
Tant que la plage n'est pas clôturée et que les touristes sont de la partie, c'est tout ce qui compte
, ajoute-t-il.
Il admet que les relations des citoyens avec les Autochtones n'ont jamais été aussi bonnes, mais qu'elles sont tendues sur le plan politique.
La nouvelle administration locale tente au moins de réparer les pots cassés de l'administration précédente
, souligne-t-il.

Selon la localité, 400 000 touristes visitent Sauble Beach chaque année, ce qui représente une manne pour la municipalité et ses commerçants.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
Les dés ne sont toutefois pas encore tout à fait jetés.
En raison de l'appel, la seconde partie du litige portant sur le dédommagement à accorder aux propriétaires qui seront expropriés par la décision Vella est en suspens pour une durée indéterminée.
En principe, le jugement me laisse le droit de poursuivre mes activités jusqu'à ma mort
, poursuit M. Dobson qui n'a pas les moyens d'être représenté par un avocat dans cette cause.
Il aurait fallu en plus que je paye un arpenteur pour faire une étude de terrain sur les preuves que je possède au sujet de l'amendement Copway, soit 60 000 $
, dit-il en ajoutant que la position de la province dans ce litige est la plus proche de la sienne.
Eric Chabot ajoute qu'il est injuste que des gouvernements et des Premières Nations aient les moyens de se défendre devant les tribunaux, contrairement aux résidents, qui ne peuvent payer des honoraires d'avocats.
Je suis désolé pour eux. Ils sont pris au milieu et ils se retrouvent maintenant dans un vide juridique
, dit-il.

Sauble Beach compte près de 2000 résidents permanents et de nombreux restaurants, motels et campings, ainsi qu'un parc d'amusement.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
M. Dobson déclare qu'il n'a aucune animosité à l'endroit des Autochtones. Je ne les blâme pas, ils revendiquent ce qu'ils croient être à eux. J'en veux en revanche au fédéral qui nous a laissés tomber
, précise-t-il.
Le chef Ritchie affirme que les Blancs devront maintenant résoudre leurs différends avec la province et le fédéral, et que sa nation n'a rien à leur donner en réparation.
Le Canada savait ce qu'il faisait lorsqu'il a pris ces terres alors qu'elles nous ont toujours appartenu
, dit-il. Si ces propriétaires décident de rester sur place, notre conseil soumettra la question aux membres par référendum.

La friterie de Dave Dobson se trouve maintenant sur la réserve de la Première Nation Saugeen depuis le jugement de la Cour supérieure de l'Ontario.
Photo : Radio-Canada / Jean-Philippe Nadeau
D'ici là, Dave Dobson regarde l'avenir avec un air sombre.
Tous ces recours judiciaires m'ont épuisé et je ne sais plus ce qui va m'arriver. Personne n'achètera ma friterie et je n'aurais même pas le droit de la vendre de toute façon
, conclut-il.
Le chef Conrad Ritchie s'interroge toutefois sur les craintes des résidents. Dans un esprit de réconciliation, ils devraient comprendre qu'on nous a volé nos terres, nos ressources et notre culture. Ils devraient célébrer avec nous
, dit-il.
Il s'emporte alors sur l'enjeu des expropriations à venir. Nous avons été les premiers à être spoliés il y a des milliers d'années et les Blancs sont maintenant inquiets? Qu'ils fassent un peu d'introspection
, déclare-t-il.