Un quartier démoli et oublié au cœur de Côte-des-Neiges à Montréal
« J'ai vu la démolition, se souvient Francine Desrochers, qui a grandi sur la rue Albani, devenue depuis Jean-Brillant. Je n'ai vraiment pas aimé ce sentiment-là, quand j'ai vu la grosse boule aller sur ma maison. »

Des édifices de la rue Decelles, dans le quartier Côte-des-Neiges, avant leur démolition. (Photo: Archives de la Ville de Montréal)
Photo : Archives de la Ville de Montréal
Le quartier d'enfance de Francine Desrochers, délimité par les avenues Decelles, Gatineau et Swail et la rue Jean-Brillant, a été rasé au milieu des années 1960. C'était le coeur de l'ancien village de Côte-des-Neiges, qui s'était formé à la fin du 19e siècle.
La rue Gatineau, c'était la rue principale du village de Côte-des-Neiges
, se souvient Mme Desrochers.
Yves Lefebvre, qui a travaillé avec son père au salon de barbier de l'avenue Gatineau, se souvient du quartier comme d'un village : Il y avait une ancienne écurie et ils gardaient des chevaux encore
.
Alors que d'autres quartiers montréalais, comme le Faubourg à m'lasse, qui ont connu le pic des démolisseurs dans les années 1960, sont demeurés dans la mémoire collective, l'ancien village de Côte-des-Neiges semble avoir sombré dans l'oubli au fil des décennies.
Qui plus est, l'ancien village, où vivaient quelque 200 familles, n'a pas fait place à de nouveaux logements ni à un édifice public. Il a été rasé pour aménager un terrain de jeux qui porte le nom d'un ancien héros de guerre, Jean Brillant. Aucune plaque ne rappelle la vie qui s'y est déroulée avant la démolition.
Tout le monde aimerait avoir une explication de la Ville, pourquoi c'est demeuré un parc, ici
, affirme Jonathan Buisson, qui dirige la Société d'histoire de Côte-des-Neiges.
Il a retrouvé d'anciens résidents du secteur, rassemblé des photos d'époque et des documents d'archives pour monter une exposition présentée à la Maison de la culture de Côte-des-Neiges.
Ça aurait donné un sens [à la démolition] si au moins on avait construit des pavillons de l'Université. C'est ça qui frustre les gens qui habitaient ici. Il n'y a rien, c'est un parc! Ils auraient pu laisser les maisons là, finalement.

Le casse-croûte Chez Richard était situé au coin de l'avenue Gatineau et de la rue Rochon, aujourd'hui disparue. (Photo d'archives de la Ville de Montréal)
Photo : Archives de la Ville de Montréal
Raser un quartier pour déplacer un parc
Les documents fournis par les Archives de la Ville de Montréal montrent que la démolition de l'ancien village a été envisagée dès les années 1950.
À cette époque, l'administration Drapeau souhaitait prolonger la rue Jean-Brillant à l'ouest du chemin de la Côte-des-Neiges, à l'endroit où se trouvait déjà un terrain de jeux.
Il a alors été proposé de déplacer ce parc plus à l'est, un secteur actuellement occupé en grande majorité par des constructions en bois de peu de valeur
, peut-on lire dans une lettre de 1955 du directeur du Service des parcs, Claude Robillard.
Il y aurait grand avantage à acquérir dès maintenant l'espace requis pour un terrain de jeux avant que des intérêts particuliers ne s'en emparent pour la construction de maisons
, poursuit le directeur.
Pourtant, le quadrilatère compte alors plusieurs duplex et triplex. Nous, c'était un duplex en bois
, se rappelle Francine Desrochers. Ce n'était peut-être pas au goût de monsieur Drapeau, mais notre maison était très habitable, on n'avait pas de vermine ni quoi que ce soit.

Plusieurs immeubles de logements multiples ont été démolis, alors que le secteur était décrit comme étant constitué de constructions de peu de valeur. (Photo d'archives de la Ville de Montréal)
Photo : Archives de la Ville de Montréal
C'est finalement au milieu des années 1960 que l'expropriation des occupants du secteur s'est enclenchée, suivie de la démolition des immeubles, de l'aménagement du parc et de l'installation d'un monument à la mémoire de Jean Brillant, un militaire canadien qui s'était illustré au cours de la Première Guerre mondiale.
Un traumatisme
Francine Desrochers pense encore au jour où elle a assisté à la démolition de sa maison d'enfance, depuis le salon du logement où elle avait déménagé avec sa famille, de l'autre côté de la rue.
C'était comme... on vient de m'enlever ma maison. Pourquoi? On aurait dit une bombe qui avait tombé.
Yves Lefebvre garde lui aussi un goût amer de cette époque de sa vie. Ça m'a fait une peine immense de voir tout ça détruit. Puis à part de ça, c'était les amis qui étaient là, aussi. Je leur en veux un peu, oui
, admet-il.
Les photographies d'archives, prises avant la démolition, témoignent elles aussi du caractère brutal et froid de l'opération, selon Francine Desrochers.
On entre chez vous, on vient prendre des photos, cuisine et salle de bain... et pourquoi? Je n'ai jamais compris le pourquoi de ces photos-là ni de l'expropriation, je n'ai jamais compris, non
, dit-elle.

L'équipe de photographie de la Ville de Montréal chargée de documenter les bâtiments avant leur démolition a pu capter des scènes de la vie quotidienne des résidents. (Photo d'archives de la Ville de Montréal)
Photo : Archives de la Ville de Montréal
Une commémoration
Francine Desrochers souhaite que la Ville de Montréal pose un geste pour rappeler le souvenir de l'ancien village de Côte-des-Neiges.
Ça mettrait peut-être un baume sur notre coeur, de nous avoir enlevé une partie de notre vie
, avance-t-elle.
Yves Lefebvre aimerait aussi qu'une plaque soit installée pour souligner l'histoire des lieux. La plupart des gens qui sont là aujourd'hui ne savent rien de ce qui s'est passé, évidemment
, estime-t-il.
L'arrondissement de Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce n'a pas l'intention de poser de geste de commémoration de l'ancien quartier, selon une porte-parole.
L'exposition qui retrace l'histoire des lieux peut toutefois être vue, jusqu'au 25 août, à la Maison de la culture de Côte-des-Neiges.