Coincé en Ukraine et isolé par l’Occident, le Kremlin se tourne vers Cuba

Des forces cubaines qualifiées de «volontaires» par Moscou combattent en Ukraine du côté russe. (Photo d'archives)
Photo : Reuters / Alexandre Meneghini
Des dizaines de responsables russes ont fait le voyage jusqu'à Cuba au cours des derniers mois et certaines personnes au sein du gouvernement cubain mettent en garde contre le fait que la Russie puisse de nouveau utiliser cette île des Caraïbes comme base avancée, à un jet de pierre des États-Unis.
Cette semaine, le président cubain Miguel Diaz-Canel a d'ailleurs accordé un entretien à la version espagnole de la chaîne Russia Today pour marteler l'appui inconditionnel
de Cuba à son ancien allié de l'époque soviétique.
Nous condamnons et n'acceptons pas l'expansion de l'OTAN aux frontières de la Russie
, a-t-il déclaré.
La semaine dernière, pour la première fois, des Cubains ont été aperçus en train de combattre aux côtés de soldats russes en Ukraine, autant au sein de l'armée régulière que dans les troupes de mercenaires du groupe Wagner.
Selon la Russie, il s'agit de volontaires qui ne font pas partie de l'armée cubaine.
Toutefois, ce sont bien les forces régulières cubaines qui, ce mois-ci, ont signé un accord pour former des soldats au Bélarus, un proche allié de Moscou lourdement impliqué dans la guerre en Ukraine.
Vladimir Rouvinski, un Russe spécialisé dans les relations de son pays avec l'Amérique latine au sein d'un institut établi à Cali, en Colombie, affirme que le Kremlin considère Cuba comme l'équivalent d'une ancienne république soviétique située en Amérique.
Les Russes sont intéressés à développer davantage leurs relations avec Cuba, selon une logique de réciprocité, afin de dire aux États-Unis : "Nous sommes de nouveau là et nous pourrions vous créer des problèmes, alors accordez-nous de l'attention"
, a-t-il dit.

Les présidents cubain et bélarusse, Miguel Diaz-Canel et Alexander Loukachenko, ont signé un accord qui permet la formation de soldats en sol bélarusse par des troupes cubaines. (Photo d'archives)
Photo : Reuters
La crise de tout à Cuba
Les Russes reviennent à Cuba alors que l'île connaît sa pire crise économique depuis la fin des subsides soviétiques, en 1991.
La production agricole du pays s'est effondrée et il faut maintenant importer 80 % des denrées alimentaires. Cependant, la pandémie a tari le flot de touristes qui faisaient entrer les devises étrangères dont Cuba a besoin pour acheter de la nourriture à l'étranger. Et le resserrement, sous le président Donald Trump, des règles américaines concernant les envois d'argent à Cuba a encore davantage réduit les réserves financières du gouvernement de La Havane.
Au cours des dernières semaines, des oligarques russes ont signé des ententes avec le gouvernement cubain à propos d'une foule d'intérêts commerciaux : fourniture de blé; investissements dans les industries du sucre et du rhum; revitalisation des ports, des infrastructures et des hôtels. La Russie a aussi accepté d'aider à relancer l'industrie cubaine de l'acier et, de façon encore plus importante, de fournir du pétrole.
Le gouvernement cubain n'est pas en position de force
, estime Miriam Leiva, une ancienne diplomate devenue une dissidente politique.
Il dépend du gouvernement russe pour recevoir du pétrole, de la nourriture et de l'argent. Ils permettent même de louer, pour la première fois, des terres cubaines à des investisseurs russes.
Il s'agit d'un engagement important de la part du président pour soutenir l'invasion de l'Ukraine par la Russie ainsi que la guerre. Cela nous éloigne de la communauté internationale et fait en sorte que nous nous retrouvons isolés
, ajoute-t-elle.
Mme Leiva, une ancienne membre du Parti communiste cubain qui a travaillé en URSS et dans des pays membres du Pacte de Varsovie pendant sa carrière au sein du ministère cubain des Affaires étrangères, affirme que la nouvelle Russie ne peut pas se permettre de subventionner Cuba comme le faisait l'URSS mais que Cuba est aujourd'hui si faible que le pays prendra tout ce qu'il peut recevoir.
Selon l'ex-diplomate, la souveraineté de Cuba est compromise en raison de toutes les prérogatives offertes aux Russes
.
Ces prérogatives comprennent la possibilité, pour la Russie, de modifier les lois cubaines afin de protéger ses investissements.
Le droit que le peuple cubain ne possède pas, le droit de déterminer ses lois et sa Constitution, est offert à d'autres, a encore déclaré Mme Leiva. Ce que les Cubains ne peuvent pas faire, d'autres le feront. C'est cela qui est difficile et triste.
Le gouvernement cubain n'a pas répondu aux questions formulées par CBC News.
Le catalyseur ukrainien
L'effondrement de l'Union soviétique, en 1991, a donné son indépendance à l'Ukraine et a déclenché à Cuba une crise économique qui s'est calmée mais qui n'a jamais vraiment pris fin.
La relation mise en dormance, entre La Havane et Moscou, a recommencé à être plus active en 2014, lorsque la Russie s'est tournée vers Cuba afin d'obtenir un appui diplomatique pour son annexion de la Crimée.
La Havane a accepté et, en retour, a obtenu l'effacement de 90 % de ses dettes contractées auprès de Moscou, soit plus de 40 milliards de dollars, une somme que Cuba n'aurait pas pu rembourser de toute façon.
La même année, la Russie a annoncé la réouverture de son ancienne station d'espionnage à Lourdes, sur le territoire cubain, une installation que le président Vladimir Poutine avait fait fermer en 2002 pour économiser de l'argent.
Toutefois, les choses n'ont pas vraiment changé avant l'an dernier, lorsque la Russie préparait secrètement son invasion de l'Ukraine. C'est le ministre adjoint russe à la Défense, Sergueï Ryabkov, qui a évoqué l'idée d'envoyer des troupes russes à Cuba ou au Venezuela dans une tentative claire destinée à convaincre l'Occident de ne pas interférer dans les plans de Moscou pour son ancienne république soviétique.
Un mois plus tard, les chars russes ont franchi la frontière ukrainienne, un geste pour lequel Cuba a immédiatement blâmé l'OTAN. Le lendemain, le gouvernement cubain a mis en garde les Cubains contre l'idée de contester cette prise de position lorsqu'il a arrêté un dissident qui tentait de déposer un bouquet de fleurs sur les marches menant à l'ambassade ukrainienne.
Lorsque la guerre a commencé à mal se dérouler pour les forces russes, la situation à Cuba était elle aussi en train de s'envenimer, mentionne l'ex-diplomate cubain Juan Antonio Blanco.
Cet ancien membre du Comité central pour les affaires étrangères du Parti communiste dit avoir perdu ses illusions lorsque le Parti a rejeté des réformes dans la foulée de l'effondrement de l'Union soviétique. Il a fini par s'exiler aux États-Unis.
Selon lui, les multiples crises qui frappent Cuba ont atteint un point culminant en octobre dernier avec l'effondrement accéléré du réseau électrique national.
Ça a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Tous les indicateurs étaient au rouge
, a-t-il dit. Ils ont soudainement compris que les centrales électriques avaient atteint leur durée de vie maximale et qu'elles devaient être remplacées. Ils n'ont pas l'argent pour faire ça. Cela coûterait environ 10 milliards de dollars.
Ils ont constaté que les manifestations se multipliaient dans toute l'île. Alors il fallait qu'ils obtiennent les ressources nécessaires quelque part ou ils allaient devoir tout abandonner ce qu'ils tenaient pour acquis depuis 60 ans. [...] Comme en 1991, ils n'ont pas voulu emprunter la voie démocratique. Ils ont choisi d'effectuer une autre transition.
Selon cet ex-diplomate, les dirigeants de Cuba ne voulaient pas suivre le modèle chinois ou vietnamien de libre marché capitaliste sous un gouvernement autoritaire. Ils sont davantage portés à suivre le modèle russe de dictature avec un marché contrôlé par les oligarques
, a-t-il ajouté.

La Russie a recommencé à expédier du pétrole à Cuba, qui a grandement besoin de ce carburant.
Photo : Reuters / Alexandre Meneghini
La Havane veut éviter l'effondrement total
La guerre en Ukraine est toujours le mortier qui cimente l'alliance.
Cuba s'est ainsi abstenue lors du vote historique du 2 mars 2022, aux Nations unies, où 141 pays ont condamné l'invasion russe. L'automne suivant, le gouvernement a adopté une position encore plus prorusse, soit le fait de voter avec la Russie et cinq autres pays pour empêcher le président ukrainien Volodymr Zelensky de s'exprimer devant l'Assemblée générale des Nations unies, de soutenir l'annexion de quatre régions ukrainiennes par la Russie et de voter contre une motion réclamant que la Russie verse des dédommagements à l'Ukraine.
Toujours à l'automne 2022, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a commencé à évoquer publiquement un autre scénario similaire à la crise des missiles de Cuba, en octobre 1962.
M. Blanco, qui a conservé des contacts sur l'île, a indiqué que M. Poutine avait envoyé un messager directement à Raul Castro – officiellement à la retraite mais encore largement considéré comme celui qui tire les ficelles à Cuba – environ au même moment. Deux semaines plus tard, le président Diaz-Canel s'est rendu à Moscou en visite officielle. À la suite de ce déplacement, une armée de responsables et d'oligarques russes a commencé à voyager à Cuba.
D'après M. Rouvinski, l'objectif du régime cubain est d'éviter l'effondrement total de l'économie nationale qui se dessine à l'horizon
.
De son côté, le Parti communiste cubain apporte lui aussi de l'eau au moulin russo-cubain.
La diplomatie de guerre du Kremlin se concentre largement dans les pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie. Cuba, pour sa part, préside pour l'instant le Groupe des 77, un regroupement de pays non alignés qui englobe largement les nations du Sud.
Cela leur offre une manœuvrabilité, au sein des Nations unies et des organisations multilatérales, pour servir les ambitions de la Russie
, mentionne M. Blanco. Ils ont aussi été très efficaces pour ce qui est de leur promotion de la désinformation russe en espagnol dans l'ensemble de l'Amérique latine et en Espagne.
L'arrivée prochaine des banques russes à Cuba pourrait aussi aider les entreprises russes à échapper aux sanctions imposées par des pays qui ne sanctionnent pas Cuba, par exemple les membres de l'Union européenne, le Japon et le Canada.

Le président cubain Miguel Diaz-Canel s'est récemment rendu à Moscou pour renforcer les liens entre les deux pays. (Photo d'archives)
Photo : Reuters / Alexandre Meneghini
Sauver la face
Aucune des personnes interrogées par CBC News n'estime que la Russie tente vraiment de déclencher une guerre avec les États-Unis, même si certains experts jugent que Moscou pourrait organiser une rotation de sous-marins balistiques autour de l'île cubaine.
En fait, les spécialistes croient que le Kremlin pourrait plutôt chercher une porte de sortie pour la guerre qui fait rage en Ukraine.
Selon M. Rouvinski, Cuba a une valeur symbolique, d'autant plus que Vladimir Poutine joue largement sur la nostalgie de l'époque soviétique.
Vladimir Poutine était en train de construire cette image d'une nouvelle Russie, selon laquelle il s'agirait à nouveau d'une grande puissance qui peut avoir une influence planétaire
, dit-il.
M. Blanco, pour sa part, dit pouvoir imaginer un scénario où le président russe dépeint la nouvelle présence russe à Cuba comme un contrepoids stratégique à la présence de l'OTAN dans d'anciennes républiques soviétiques comme la Lettonie.
Si la guerre devient encore plus désespérée, plus qu'elle ne l'est en ce moment, alors il pourrait toujours dire : "Eh bien, vous savez quoi, je n'ai plus besoin de mener cette guerre en raison de son origine qui, selon moi, découle du fait qu'ils s'approchaient de notre frontière. Et maintenant, nous sommes près de la leur"
, a-t-il ajouté.
Toujours selon M. Blanco, la Russie pourrait aussi utiliser Cuba comme monnaie d'échange pour convaincre l'OTAN de rejeter la demande d'adhésion de l'Ukraine ou pour faire pression sur l'Alliance afin qu'elle retire ses troupes installées aux frontières russes.
Pour l'instant, les Cubains ordinaires sont de nouveau spectateurs de l'histoire, en marge d'un affrontement entre deux grandes puissances, et ne peuvent que conjecturer sur ce que tout cela signifie.
La Russie est vraiment dans une position difficile, souligne Mme Leiva. Cependant, c'est précisément lorsque ce pays est dans une position difficile qu'il est le plus dangereux. Avec de la chance, cela ne nous mènera pas à une crise. Mais dans tous les cas, sa présence ici à Cuba crée une situation tout à fait nouvelle.
D'après un texte d'Evan Dyer de CBC News