CPE : des familles font les frais d’une volonté de Québec d’économiser à tout prix

Une culture du plus bas prix au ministère de la Famille retarderait la construction de nouvelles places en garderie. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Jean-François Deschênes
L’Association québécoise des centres de la petite enfance y va d’un deuxième appel d’offres dans le but de construire 44 centres de la petite enfance dans des bâtiments préfabriqués.
Souhaitant épargner de l'argent, le ministère de la Famille avait ajouté un montant maximum fixe dans le premier appel d’offres. Résultat : aucune entreprise n’a soumissionné, ce qui retarde la construction de plus de 3000 places en garderie dans la province. Une décision que dénoncent vivement des familles qui attendent toujours une place en CPE.
Je trouve ça vraiment inconcevable qu’on retarde les places alors que c’est un enjeu depuis des années.
Mme Quesnel, qui se cherche une place en service de garde depuis un an, doit donc travailler de la maison à temps partiel pour s'occuper de sa petite fille.
Je travaille un peu quand je peux, la semaine, les soirs, la fin de semaine. En travaillant à temps partiel, il y a une réduction de revenus qui impacte la famille au complet. Ce n'est pas évident au niveau mental pour le couple, pour la famille, pour les relations de travail
, signale-t-elle.

Alexandra Quesnel et sa fille.
Photo : Gracieuseté
Alexandra Quesnel fait partie d’une quinzaine de femmes qui nous ont contactés à la suite d’un appel lancé sur le réseau social Facebook afin de rencontrer des parents touchés par le manque de places en CPE. Des messages qui provenaient d’infirmières, d'enseignantes, d'éducatrices en petite enfance, d'éducatrices spécialisées, d'une orthophoniste ou d'une directrice d’entreprise privée, qui sont toutes à la maison en ce moment, faute de place en CPE.
Dès qu’il y a un enfant qui n’a pas une place, forcément, il y a un parent qui ne peut pas retourner au travail comme il le désire. L’impact économique se fait sentir à ce niveau-là aussi
, explique Molly Nantel, enseignante en univers social au secondaire. Elle est toujours en congé sans solde avec sa fille alors qu’elle devait retourner au travail en septembre 2022.
Les deux femmes, qui ont récemment appris qu’elles auront une place en milieu familial en septembre, estiment que l’impact va bien au-delà des familles directement touchées par la situation. Le fait qu’elles ne soient pas sur le marché du travail a également un impact sur leur milieu de travail, sur des enfants aussi qui pourraient ne pas bénéficier de leur présence dans certains cas.
Je pense que c’est vraiment un recul pour l’avancement de la carrière des femmes
, affirme Julie Brassard, directrice dans une entreprise privée. Elle est aussi en congé sans solde avec son fils de 1 an, faute de place en service de garde.

Julie Brassard et son fils.
Photo : Gracieuseté
Cette fois-ci est la bonne?
L’annonce de la construction de 44 centres de la petite enfance dans la province avait donné de l’espoir à ces femmes. La construction de cinq nouveaux CPE en Abitibi-Témiscamingue devait d’ailleurs débuter dès cet été, avec deux à Val-d’Or, deux à Rouyn-Noranda et un autre à Amos. Chaque CPE devrait ajouter environ 80 places, pour un total de 400.
Dans le nouvel appel d’offres, qui doit se conclure le 20 juillet, le début de la construction est maintenant reporté à l’été 2024. Le prix maximum a été retiré de l’appel d’offres.
L’Association québécoise des centres de la petite enfance (AQCPE), qui chapeaute le projet provincial, estime que cette fois sera la bonne.
C’est un projet novateur qui n’a jamais été fait, alors on s’attendait à ce qu’il y ait certaines difficultés. Maintenant qu’on a fait un deuxième tour de roue, on est très confiants d’aller de l’avant. On va avoir des soumissionnaires, c’est sûr.
Celle-ci croit qu’une fois les travaux débutés, tout ira rapidement. La confiance qu’on mettait dans un projet de préfabriqués, c’est qu’on peut faire en parallèle la préparation du terrain et, du même coup, la construction en usine
, fait valoir Mme Blanchard.
En enlevant le prix plafond, en réduisant le nombre d’installations à construire en même temps, ça va favoriser les soumissionnaires à déposer
, estime aussi France-Claude Goyette, directrice générale du CPE La magie du rêve, à Val-d’Or, lequel est responsable de 160 nouvelles places qui seront créées.

Le CPE La magie du rêve, à Val-d'Or. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Marc-André Landry
Si tout va bien, les cinq CPE pourraient ouvrir à la fin de l’année 2024. Un sixième est aussi prévu pour 2025 à Rouyn-Noranda.
Les soumissions, on sait que ça va dépasser. Il va y avoir un montant de 500 000 $ ou même d'un million qui va dépasser le budget préétabli. J’espère qu’on ne sera pas des mois en négociations avec le ministère, qu’il va y aller avec ce qui est déposé et qu’on sera pas obligés de négocier semaine après semaine avec le ministère pour faire justifier le prix qui est sorti
, ajoute toutefois France-Claude Goyette.
Un premier appel d'offres voué à l’échec?
Nous avons pu parler aux trois architectes ayant obtenu au départ le contrat afin de préparer les plans et devis pour les CPE préfabriqués.
Ils précisent que l’appel d'offres avec un prix maximum ayant été lancé en début d’année n’était pas le plan initial, mais que le ministère de la Famille croyait pouvoir économiser de l’argent.
Les architectes ont été mis de côté. Au lieu de la construction traditionnelle, c’est une idée de prix plafond fixe qui a été mise de l’avant
, souligne l’architecte Guillaume Pelletier, qui estime que tout ce retard aurait pu être évité si on avait fait confiance aux différents spécialistes.
Nous, on avait fait plusieurs recommandations, justement de ne pas faire cet appel d’offres qui n’avait jamais été testé. Évidemment, personne n'a voulu soumissionner. C’est donc revenu à un appel d’offres plus standard.

Jorge Torres, Emily Lafrance et Guillaume Pelletier sont les trois architectes ayant travaillé sur le projet de CPE préfabriqués.
Photo : Gracieuseté
Un budget à respecter
La ministre de la Famille, Suzanne Roy, n'a pas répondu à nos demandes d'entrevue. Par courriel, le ministère de la Famille indique que le budget doit être respecté.
Concernant le premier appel d'offres, le prix maximum se voulait conséquent aux enveloppes de financement allouées dans le cadre du Programme de financement des infrastructures, qui est une information publique et disponible. Malgré le contexte inflationniste du domaine de la construction, le ministère vise à respecter les enveloppes de financement
, mentionne le ministère de la Famille par courriel.
Une décision vivement dénoncée par les femmes en attente d’une place en CPE à qui nous avons pu parler.
On pensait qu’il y aurait de la lumière au bout du tunnel bientôt. C’est décevant de voir que le gouvernement ne trouve pas important que les gens puissent retourner au travail, surtout dans les circonstances actuelles, où c’est difficile d’embaucher
, fait observer Julie Brassard.
Que ce soit la disponibilité de la main-d’oeuvre, la santé mentale, ça va impacter plein d’autres sphères qui vont aussi coûter de l’argent
, renchérit Alexandra Quesnel.
« Une erreur grave aux conséquences graves »
Concernant le deuxième appel d’offres en cours, le ministère de la Famille maintient que les coûts seront déterminants.
La réalisation de ces projets doit demeurer conséquente aux modalités de financement. Le ministère, qui assure le financement des projets, analysera le résultat des soumissions en cohérence avec les enveloppes de financement afin de confirmer à l’AQCPE la conclusion du contrat
, précise-t-on dans le courriel du ministère.
C’est une erreur grave avec des conséquences graves pour le gouvernement, parce que les prix risquent encore d’augmenter, surtout pour la population et les familles qui ont un besoin pressant d'une place en service de garde
, mentionne pour sa part le porte-parole du Parti québécois en matière de famille, Joël Arseneau.
Le gouvernement ne doit pas lésiner sur les moyens financiers et sur les moyens administratifs aussi pour abréger les échéances et accélérer la cadence
, ajoute-t-il.

Joël Arseneau, le porte-parole du Parti québécois en matière de famille. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Daniel Coulombe
Des estimations « irréalistes »
L’architecte Guillaume Pelletier estime que le ministère de la Famille évalue mal les coûts réels de ses projets de CPE depuis plusieurs années, ce qui retarde fréquemment les constructions.
Les budgets alloués pour tout le développement et la construction de CPE au Québec sont toujours insuffisants. On fait d’autres projets de CPE et, tous les architectes, on se rebute aux mêmes problèmes, au manque de budget, des budgets dépassés et irréalistes avec les conditions actuelles de marché
, fait-il remarquer.
Il y a une forte différence entre les calculs gouvernementaux et les prix du marché. Donc, on fait des annonces et on sous-évalue les coûts nécessaires pour pouvoir livrer ces places, ce qui entraîne souvent ou presque systématiquement une négociation avec l’entrepreneur pour réduire les coûts
, rajoute Joël Arseneau.