AnalyseLes pétrolières emballées par le plastique
Jusqu’à vendredi, les représentants de 175 pays négocient à Paris un traité pour mettre fin à la pollution plastique. Les pétrolières y jouent gros, car elles comptent sur le plastique pour stimuler leur croissance.

L'artiste et activiste canadien Benjamin Von Wong a créé l'œuvre Perpetual Plastic Machine, la machine à plastique perpétuel, sur les rives de la Seine, à Paris, le 27 mai 2023, où se négocie le futur traité mondial pour mettre fin à la pollution plastique.
Photo : Getty Images / BERTRAND GUAY
Hier encore, les gouvernements qui osaient bannir les pailles de plastique étaient considérés comme avant-gardistes. C’était le geste ultime pour montrer qu’on se préoccupait de la pollution par le plastique.
On sait maintenant que les pailles ne sont que l’infime pointe de l’iceberg. Aujourd’hui, l’équivalent d’un camion à ordures rempli de déchets de plastique se déverse dans l’océan chaque minute.
Les chiffres ont de quoi décourager : selon l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), la production mondiale du plastique a doublé depuis 20 ans.
Plus de 90 % de ce plastique se retrouve dans la nature, dont une bonne partie moins d’un an après avoir été mis en circulation.
La moitié est enterrée dans les dépotoirs, environ 20 % sont brûlés et encore 20 % sont relâchés dans l’environnement sous forme de microplastiques.
Seuls 9 % de tous les déchets plastiques sont recyclés.
Neuf pour cent : s’il y a une statistique qui symbolise l’échec de la gestion du plastique à l’échelle de la planète, c’est bien ce chiffre.
Une simple visite au supermarché nous le rappelle brutalement. Aujourd’hui, difficile d’acheter certains fruits et légumes sans la pellicule de plastique qui les protège. Les boîtes de carton qui contenaient jadis nos pêches ou nos bleuets sont aujourd’hui une exception, remplacées par des barquettes plastifiées. Du plastique à usage unique qu’on jette au bac aussitôt consommé.
Plus du tiers du plastique sert à (sur)emballer les produits. Le reste nous échappe un peu plus, notamment tout le plastique utilisé pour nous habiller.
Si vous ouvrez votre penderie, vous constaterez la présence d’une fibre de plus en plus populaire, intégrée dans toutes sortes de matériaux très confortables pour bouger : le polyester. Un matériau synthétique à base de plastique qui a des effets immenses sur l’environnement.
Quatorze pour cent du plastique sert à fabriquer le polyester.
Partout autour de nous, du plastique. Dans la voiture, les rues (dont les cônes orange), les jouets, les cosmétiques, les produits médicaux, l’isolation des immeubles, les produits électroniques, et que sais-je...
Bien que le plastique aboutisse souvent dans les mers, notamment sous forme de microplastiques, la menace ne se limite pas aux espaces marins. Le plastique laisse des traces partout, de l’extraction des énergies fossiles nécessaires à sa fabrication jusqu’aux polluants organiques persistants qu’il relâche là où il est enfoui, très souvent quelque part dans un pays en développement.
En moins de cent ans, le plastique est devenu le troisième matériau le plus fabriqué au monde, après le ciment et l’acier. Si rien n’est fait, sa production va tripler d’ici 2060.
Le grand intérêt des pétrolières pour le plastique
À Paris, où se négocie le futur traité mondial pour mettre fin à la pollution plastique, une ombre plane : celle des pétrolières.
Dans les coulisses de la rencontre, deux camps s’opposent : ceux qui veulent imposer une réduction de la production du plastique et ceux qui veulent concentrer les efforts pour améliorer le recyclage, sans s’attaquer à la production.
Dans le premier camp, on retrouve la cinquantaine de pays membres dans la Coalition de la haute ambition pour mettre fin à la pollution plastique, dont le Rwanda et la Norvège, qui conduisent le groupe, mais aussi l’Union européenne, le Canada, la France, le Chili, le Sénégal, le Pérou et le Japon.
L’autre camp, qui refuse d’envisager d’imposer par des règles contraignantes la réduction de la production de plastique, est mené par les États-Unis, la Chine, l’Arabie saoudite et la plupart des pays de l’OPEP, grands producteurs de pétrole. Ces pays misent sur le recyclage et sur une meilleure gestion des déchets.
Car, en arrière-plan de ces discussions se profile l'ombre des pétrolières. Le plastique, c’est l’angle mort de la production du pétrole.
Les BP, ExxonMobil, Chevron, Shell et Total de ce monde voient dans le plastique une planche de salut pour compenser les pertes reliées à la transition énergétique. Alors que les moteurs thermiques sont remis en question et que les véhicules électriques sont appelés à les remplacer, le plastique, issu de la pétrochimie et composé en très bonne partie d’énergies fossiles (pétrole, éthylène et propane, entre autres), rend possible pour les pétrolières une mutation lucrative pour le long terme.
Elles y investissent des milliards de dollars dans la recherche et le développement, dans la transformation des raffineries pour les adapter à la pétrochimie et en lobbying.

Le butin de cet enfant kényan qui a passé ses journées à recueillir du plastique.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Bélanger
L’Afrique et l’Asie dans la mire
Sur le terrain, les multinationales du pétrole s’activent entre autres pour que la consommation du plastique progresse encore plus vite dans les économies émergentes.
L’Afrique subsaharienne est une des cibles de choix pour les pétrolières.
Au cours des dernières années, plusieurs pays du continent africain ont mis en place des mesures pour réduire la place du plastique dans leur économie. Le Rwanda, qui copréside la Coalition de haute ambition pour mettre fin à la pollution plastique, a été le premier pays d’Afrique à bannir les sacs de plastique, dès 2008.
Le Kenya, qui est une des plus grandes économies d’Afrique, a suivi l’exemple en 2017, en se dotant d’une politique de limitation des importations des plastiques et de l’utilisation des plastiques à usage unique, dont les sacs. Mais depuis quelques années, ce grand pays d’Afrique de l’Est est l’objet d’un intense lobby de la part de l’industrie pétrolière américaine, qui l’a amené à rétropédaler.
Dès 2020, les règles kényanes sur le plastique ont été au cœur des négociations pour un partenariat commercial entre Nairobi et l’administration de Donald Trump. Sous l’influence du puissant lobby de l’American Chemistry Council, mandaté par plusieurs géants du pétrole, Washington a su convaincre le Kenya de continuer à accepter les ballots de plastique et de vêtements américains.
Ça fait quelques années que les Américains lorgnent le continent africain comme terre d’accueil pour les déchets provenant des États-Unis. Depuis que la Chine a fermé la porte à l’importation de déchets de plastique en 2018, les compagnies américaines se sont en partie tournées vers l’Afrique. En 2019, elles ont quadruplé la quantité de déchets plastiques exportés dans les pays africains par rapport à l’année précédente.
Au-delà de la question des déchets, les pétrolières ont aussi fait miroiter au Kenya l’idée qu’avec leur soutien, le pays pourrait devenir une puissance régionale du plastique, pouvant abreuver tout le continent en produits multiples.
À ce stratagème s’ajoutent des campagnes de marketing monstres, orchestrées sur le terrain par des multinationales de boissons. Elles complètent l’offensive des pétrolières sur le terrain afin d’inciter la population à consommer plus de boissons en bouteille.
On le constate, l’industrie des énergies fossiles ne néglige aucune ouverture pour faciliter ses projets de croissance, malgré la transition énergétique en cours.
Ainsi, on comprend que pour les négociateurs à Paris, il y a très loin de la coupe aux lèvres. Les pays qui souhaitent imposer, par l’entremise d’un traité international contraignant, une réduction de la production de plastique se butent à des adversaires puissants.
Il en va de la pollution plastique comme il en va des émissions de gaz à effet de serre : leur réduction appelle à un changement radical de nos habitudes de vie, et à des décisions audacieuses de la part des responsables politiques et de l’industrie.
Pour éliminer la pollution, ce ne sont pas les solutions proposées qui manquent : édicter des règles strictes sur les emballages, agir pour réduire la place des breuvages embouteillés, réduire à la source, favoriser l'écoconception, couper les subventions à l’industrie de l’énergie fossile, investir dans la recherche pour un recyclage plus efficace, imposer une consigne, renforcer les règles internationales sur le commerce des déchets ou mieux sensibiliser la population aux solutions de rechange.
Le seul fait que les pays soient réunis pour négocier un traité international est une bonne nouvelle en soi, même si ça arrive un peu tard.
En moins d’un siècle, les humains sont devenus accros au plastique.
Aussi pratique qu’il soit dans notre vie quotidienne, le plastique détériore la biodiversité, le climat et notre santé. S’en occuper de façon sérieuse va certes modifier nos habitudes, mais va surtout améliorer notre bien-être.