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Envoyée spéciale

Une ONG qui lutte contre les féminicides devant la justice turque

L’ONG We Will Stop Femicide, qui défend les droits des familles de femmes assassinées, est poursuivie par le gouvernement Erdogan pour activités contraires à la morale.

Des personnes manifestent devant un immeuble en tenant des photos de femmes victimes de féminicides en Turquie.

Les familles de victimes de féminicides manifestent devant le palais de justice d’Istanbul.

Photo : Radio-Canada / Marie-France Abastado

ISTANBUL, Turquie – « On a fait une reconstitution de la scène du crime, mais pas à l’endroit où il a eu lieu. » Dans son salon, le père d’Aysun Yildirim se lève soudainement. Il sent le besoin de nous montrer dans quelle position le corps de sa fille a été retrouvé au pied d’un immeuble à Istanbul. « Le mannequin qu’ils ont utilisé n’est pas tombé de la même façon que ma fille. »

Aysun Yildirim, 28 ans, est morte le 28 février 2018. La police amorce une enquête, mais conclut rapidement à un suicide et clôt le dossier. Cependant, ses parents n’y croient pas. Leur fille a parlé à sa sœur le soir même; elle était joyeuse et avait promis de rentrer à la maison quelques heures plus tard. Et surtout, Aysun avait une liaison avec un homme marié avec lequel elle tentait de rompre. Ils ont fait des recherches à plusieurs reprises, mais sans tenir compte des preuves accumulées, déplore la mère d’Aysun. Ils ont fermé notre dossier.

Portrait des parents d’Aysun Yildirim.

Les parents d’Aysun Yildirim.

Photo : Radio-Canada / Marie-France Abastado

We Will Stop Femicide

Parce qu’ils veulent obtenir justice pour leur fille, les parents d’Aysun se tournent vers la plateforme We Will Stop Femicide, c'est-à-dire Nous mettrons fin aux féminicides. Cette organisation non gouvernementale milite entre autres pour que les cas de meurtres de femmes soient pris plus au sérieux par la police et par les magistrats et qu’ils ne restent pas impunis.

Leyla Süren, avocate de l’ONG, a pris le dossier d’Aysun en main. Notre plateforme a été fondée pour aider les femmes à survivre et pour sensibiliser la société au sujet des féminicides. Nous sommes là pour rassembler des données sur ces crimes et pour accompagner les familles pendant les procès.

Portrait de Leyla Süren.

Leyla Süren, avocate de la plateforme We Will Stop Femicide.

Photo : Radio-Canada / Marie-France Abastado

Cependant, l’ONG prend parfois la défense des familles en rouvrant des affaires classées. En effet, le cas d’Aysun est loin d’être isolé. En 2022 seulement, Nous mettrons fin aux féminicides a dénombré 254 morts suspectes de femmes et 330 féminicides avérés. C’est donc plus d’une femme par jour qui meurt sous les coups d’un homme, la plupart du temps un proche.

L’ONG devant la justice

Il y a beaucoup de fébrilité dans les couloirs du palais de justice d’Istanbul ce jour-là. Des représentantes et des alliées de l’ONG Nous mettrons fin aux féminicides sont sur place. Mais cette fois-ci, ce n’est pas une cause de féminicide qui est devant la cour : c'est l’ONG elle-même. Elle est poursuivie par le gouvernement Erdogan pour atteintes aux valeurs familiales et à la morale.

Dans la salle d’audience, c’est un peu le chaos. De nombreuses avocates, dont Leyla Süren, sont là pour plaider en faveur de l’ONG et pour convaincre le juge qu’elles ne cherchent qu’à défendre les droits des femmes. C’est une cause qui fait grand bruit en Turquie : des journalistes locaux et des représentants de divers consulats sont eux aussi dans la salle.

Toutefois, la réélection de Recep Tayyip Erdogan à la tête de la Turquie ne laisse rien présager de bon pour cette ONG.

Recep Tayyip Erdogan lève les bras en l'air.

Le président Recep Tayyip Erdogan en campagne électorale à Istanbul.

Photo : Getty Images / Jeff J Mitchell

La place des femmes sur le marché du travail ne devrait pas mettre à l’arrière-plan leur rôle de maman. La femme qui travaille nie son rôle de mère. Le président Erdogan répète dans ses discours que les femmes sont avant tout des mères et qu'elles ne peuvent pas être les égales des hommes. Il s’oppose aussi à la planification familiale, sans parler de l’avortement.

Rien d’étonnant à ce que la Turquie, sous sa gouverne, se soit retirée, en 2021, de la Convention d’Istanbul, une convention européenne qui vise à élaborer un cadre juridique pour protéger les femmes de la violence.

Kemal Kiliçdaroglu salue de la main.

Le candidat du parti CHP, Kemal Kiliçdaroglu, lors d'une conférence de presse entre les deux tours de l'élection présidentielle.

Photo : Getty Images / Burak Kara

La coalition de l’opposition menée par Kemal Killiçdaroglu avait promis, si elle avait été élue, de réintégrer la Turquie dans la Convention d’Istanbul.

Ça aurait été crucial, dit la journaliste Shirin Payzin, cheffe d’antenne à la télévision d’opposition Halk TV. Les femmes en Turquie ont beaucoup souffert des attaques contre elles et contre les petites filles. Les femmes, surtout en Anatolie, sentent le machisme dans la vie quotidienne, parce qu’à cause d’Erdogan, le langage est devenu très machiste. Il nous a traitées, nous les journalistes femmes, de prostituées. Vous pouvez vous imaginer ça dans une démocratie?

Portrait de Shirin Payzin.

Shirin Payzin, journaliste et cheffe d’antenne à la télévision d’opposition Halk TV.

Photo : Radio-Canada / Marie-France Abastado

En 2022, Human Rights Watch affirmait que la Turquie manquait à son devoir de protection à l’égard des victimes de violence conjugale. Dans les circonstances, la journaliste Shirin Payzin s’inquiète des conséquences de la réélection du président Erdogan. Ils [le gouvernement Erdogan] ont essayé de passer des lois qui réduisent les droits des femmes, mais ils n’ont pas réussi.

Elle se demande ce que le gouvernement tentera de faire au cours du prochain mandat du président Erdogan.

Malgré tout, certaines femmes ont bénéficié du règne de Recep Tayyip Erdogan. De 2010 à 2016, l’interdiction de porter le voile dans les institutions publiques a été progressivement levée. Ce fut un soulagement pour cette pharmacienne rencontrée dans le quartier de Cihangir.

Elle a fait ses études à l’université à l’époque où le voile était interdit. J’ai vécu des moments très difficiles. La formation universitaire que je devais faire en quatre ans, je n’ai pu la terminer qu’en cinq ans et demi. Dans ma dernière année, le port du voile a été permis par l'État, alors qu’auparavant, on m’interdisait l'entrée des salles de cours.

Pour la journaliste Shirin Payzin aussi, même si elle est résolument laïque, la levée de l’interdiction du voile constitue une avancée. On ne discute plus si les femmes voilées peuvent travailler dans les institutions publiques. Ça, c’est une avancée.

Portrait de la mère d’Aysun Yildirim.

La mère d’Aysun Yildirim (avec le foulard bleu).

Photo : Radio-Canada / Marie-France Abastado

La cause contre l’ONG Nous mettrons fin aux féminicides a été ajournée et remise à l’automne. À l'extérieur, des représentants de cet organisme et ses alliés scandent des slogans : Des procès injustes ne nous arrêteront pas ou Nous mettrons fin aux féminicides.

Des parents de victimes sont présents avec des banderoles et des photos de leurs filles disparues. Parmi eux, le père et la mère d’Aysun. Mais il y a aussi le père d’une jeune femme professeure à l’université, morte après avoir été poignardée par un étudiant qu’elle venait de prendre en train de tricher à un examen. C’est ma fille, c’est ma fille, nous dit l’homme en nous montrant la photo de sa fille disparue. La plateforme nous aide et c’est pour ça que je suis ici : pour les aider à mon tour.

Un père tient la photo de sa fille dans les mains.

Le père d’une jeune femme assassinée.

Photo : Radio-Canada / Marie-France Abastado

Des policiers antiémeutes masqués et armés de leurs boucliers se sont postés sur la place autour des manifestants et des familles des victimes. Ils n’interviendront pas. Mais ils rappellent à toutes et à tous qu’ils sont sous étroite surveillance.

L'avenir de l’ONG Nous mettrons fin aux féminicides s'annonce incertain au lendemain de la victoire de Recep Tayyip Erdogan. Et aussi l'avenir des droits des femmes en Turquie.

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