« C’est moi, Jane » : la légende de la recherche sur les chimpanzés émerveille Montréal
La scientifique britannique, reconnue pour son travail auprès des chimpanzés sauvages, a retracé les grands moments de son riche parcours et lancé un appel d’espoir pour la sauvegarde de la biodiversité.

Jane Goodall
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
C’est devant un Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts bondé que Jane Goodall s’est avancée sur la scène pour saluer l’auditoire à la façon des chimpanzés, un mélange de gloussements et de bruits de bouche.
Cela veut dire : c’est moi, Jane
, a traduit pour un public conquis celle qui fut dès 1960 la toute première à étudier une population de chimpanzés sauvages en Tanzanie, équipée d’un simple carnet de notes et de jumelles.
Une vocation précoce
La curiosité de Jane Goodall pour les animaux apparaît très tôt, alors qu’elle n’a pas plus de 5 ans.
« Dans mon enfance, il n’y avait pas de télévisions, pas de tablettes. Vous ne pouviez rien chercher sur Google. J’ai appris du contact avec la nature, ce qui est la meilleure façon d’apprendre. Mais aussi en lisant. J’étais passionnée par la lecture. »
À l’âge de 10 ans, elle se rend dans une librairie et en ressort avec un exemplaire d'occasion du roman Tarzan seigneur de la jungle (Tarzan of the apes).
Je suis tombée amoureuse de ce seigneur de la jungle, mais qu’est-ce qu’il a fait? Il a épousé la mauvaise Jane!
s’exclame la raconteuse chevronnée.
« Je savais bien que Tarzan n’existait pas, mais c’est à ce moment-là que je me suis mise à rêver de l’Afrique. Je me suis dit que j’allais m’y rendre quand je serais grande. Vivre avec les animaux sauvages et écrire à leur sujet. »
Elle se souvient très bien de la réaction de son entourage devant ses aspirations plutôt originales. Tout le monde riait de moi! "Tu n’as pas d’argent. L’Afrique, c’est loin. Et de toute façon, les filles ne font pas ce genre de chose."
Mais la mère de la jeune Jane lui apporte son soutien indéfectible. Si tu veux faire quelque chose comme ça, il va falloir que tu travailles fort et que tu saisisses toutes les occasions, mais n’abandonne jamais
, aurait-elle conseillé à sa fille au sujet de son projet africain.
Finalement l’Afrique
Jane, après une formation de secrétariat, a finalement la chance de se rendre en Afrique, où elle rencontre le paléontologue et anthropologue reconnu Louis Leakey.
« Je n’ai pas choisi d’étudier les chimpanzés. J’aurais étudié n’importe quoi! Jusqu’à ce que je rencontre Louis Leakey. Il m’a donné cette incroyable possibilité de vivre avec l’animal qui nous ressemble le plus. »
Cela n’a pas été facile d’obtenir du financement. Après tout, je n’étais qu’une jeune Britannique qui débarquait en Afrique et qui n’avait même pas été à l'université
, poursuit la scientifique.
C’est grâce à l’acharnement de Louis Leakey qu’un philanthrope américain accepte finalement de financer le projet de recherche pour six mois. Mais les autorités britanniques, qui gouvernent toujours la Tanzanie à cette époque, ne voient pas d’un bon œil qu’une jeune femme vive seule dans la forêt. Elles ne veulent pas en prendre la responsabilité et imposent une condition : elle doit être accompagnée.
« Qui s’est portée volontaire pour m’accompagner en forêt? Ma fantastique mère qui m’a toujours soutenue dans mon amour des animaux. »
Les gens disent que j’étais courageuse de vivre en forêt. Non! Je vivais mon rêve. Mais c’était autre chose pour ma pauvre mère, qui restait au campement toute la journée avec les insectes, les scorpions, les serpents et les babouins
, se souvient Jane, qui ajoute que le duo mère/fille peut aussi compter sur l’aide d’un cuisinier… au penchant certain pour l’alcool.
Les quatre premiers mois d’observation ne sont pas faciles pour Jane Goodall. Les chimpanzés se sauvaient dès qu’ils me voyaient. Ma mère m’encourageait à la fin de chaque journée en me rappelant qu’avec les jumelles, je réussissais quand même à les observer, à voir comment ils construisent leur nid le soir venu et comment ils se comportent en groupe, et ce qu’ils mangent.
Mais le grand moment qui change sa vie et confirme sa passion pour les chimpanzés survient deux semaines après le départ de sa mère vers le Royaume-Uni, alors qu’elle suit dans la forêt un mâle qu’elle a surnommé David Greybeard, en raison de sa belle barbe grise
.
« Je l’observais avec mes jumelles, il était assis au sommet d’une termitière. Je l’ai vu tendre le bras, saisir un brin d’herbe et le mettre dans un trou du nid. Il a attendu un moment, puis l’a ressorti lentement pour le porter à sa bouche et manger les termites qui s’y trouvaient. Je l’ai ensuite vu saisir une branche, en retirer les feuilles et les branches sur les côtés, pour la placer à nouveau dans un trou. »
Le grand singe utilise un outil devant elle. Mieux encore, il fabrique un outil.
L’observatrice n’en croit pas ses yeux. C’était très excitant! Je n’avais jamais pensé que je verrais quelque chose comme ça, particulièrement au début du projet.
C’est le début de la saison de la pêche aux termites pour les chimpanzés, et le début de la célébrité pour celle qui fera la une du magazine National Geographic à deux reprises dans les années 1960.
« J’ai immédiatement envoyé un télégramme à Louis Leavey, qui m’a répondu ceci : "Parce que l’humain se définit pour sa fabrication et son utilisation d’outils, il faut maintenant redéfinir l’humain, redéfinir les outils ou accepter les chimpanzés comme des humains!" C’était un moment magique. »
Des scientifiques qui restent à convaincre
Sans surprise, une partie de la communauté scientifique se montre sceptique. On a refusé de croire ce que j’avais vu.
Encore une fois, Jane Goodall fait face aux mêmes critiques : Elle n’est pas allée à l’université, elle n’a pas de diplômes, pourquoi devrions-nous la croire?
Cette observation permet quand même à Louis Leakey d’approcher le magazine National Geographic, qui a accepte de financer la poursuite des observations… et d’envoyer le photographe/cinéaste Hugo van Lawick, qui deviendra le mari de Jane Goodall et le père de son fils unique. Ses photos et films ont permis de confirmer mes observations
.
Directement au doctorat
À la suggestion de Louis Leakey, Jane Goodall retourne ensuite au Royaume-Uni pour faire un doctorat à l’Université Cambridge en éthologie, la science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel.
Dans un premier temps, elle n'est pas accueillie à bras ouverts par le milieu universitaire. Les critiques de son travail sur le terrain abondent : Tu n’aurais pas dû donner des noms aux chimpanzés… Ce n’est pas scientifique… Il faut leur donner des numéros
, se fait-elle dire par son superviseur de thèse Robert Hinde, qui est au départ son critique le plus sévère. Il finira par devenir un allié précieux, après s’être rendu sur le terrain pour y observer par lui-même les chimpanzés.
Il aide même Jane à mieux exprimer ses idées – révolutionnaires à l’époque – sur le comportement animal, pour qu’elles ne puissent pas être attaquées sur le plan scientifique. Par exemple, au lieu d’écrire que Fifi était jalouse, il l’invite à formuler sa phrase ainsi : Fifi semble adopter un comportement qui rappelle la jalousie chez les humains
.
Elle retourne ensuite en Afrique et poursuit ses observations qui continuent de transformer la perception des chimpanzés. Elle montre entre autres qu’ils ne sont pas végétariens, mais bien omnivores. Qu’ils possèdent des personnalités propres, qu’ils sont capables de bonté, mais aussi de faire la guerre.
Elle observe même des différences de comportements entre les groupes de chimpanzés en fonction du lieu géographique. Par exemple, des populations au Mali ou au Sénégal présentent des comportements plus nocturnes que ceux d’autres pays comme la Tanzanie.
La naissance d’une activiste
Elle quitte l’Afrique et son travail sur le terrain en 1975 afin de militer pour la cause des chimpanzés, dont les populations déclinent rapidement en Afrique en raison du braconnage et dont les conditions de vie dans les laboratoires médicaux sont inacceptables
.
Elle fonde en 1977 l’Institut Jane Goodall qui promeut la recherche, l’éducation et la conservation de la faune.
Cultiver l’espoir
La conférence a également été l’occasion pour la Dre Goodall de partager son rêve d’un avenir où les humains vivront en harmonie avec la nature.
À l’aube de ses 90 ans, celle qui passe pas moins de 300 jours par année sur la route pour partager son histoire veut aussi faire évoluer les comportements individuels vers une meilleure prise de conscience de l'environnement. La Dre Goodall a d’ailleurs parlé longuement du programme Roots and shoots que sa fondation a mis sur pied il y a 30 ans et qu’elle considère comme l’un de ses héritages les plus précieux. Maintenant présent dans plus de 60 pays, le programme donne aux jeunes les moyens de créer des projets qui mènent à des changements positifs dans les communautés.
« Chaque espèce joue un rôle particulier dans cette immense tapisserie vivante que nous formons. Chaque fois qu’une espèce disparaît d’un écosystème, c’est comme si on tirait un fil de cette tapisserie. »
Il faut donner l’espoir non seulement aux jeunes, mais à tout le monde. C’est très important. Sans espoir, nous abandonnons. Surtout, si les enfants abandonnent, alors c’est la fin
, rappelle-t-elle.