Kanesatake, l’ombre qui plane sur les dunes de sable qui brillent au soleil
À Oka, Blancs et Autochtones vivent côte à côte dans un labyrinthe territorial hérité de l’histoire, dans lequel le crime organisé a trouvé un milieu propice pour se développer. Cela affecte les Mohawks « d’en haut », bien sûr, mais aussi leurs amis « d’en bas » qui s’inquiètent pour eux.

Après avoir acheté du pot à Kanesatake, quatre jeunes hommes sont venus fumer un joint de pot au quai d'Oka.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Sur le quai d’Oka, l’indescriptible odeur du cannabis circule dans l’air anormalement frais qui plombe le mois de mai. Malgré l’air cru, quatre jeunes, d'excellente humeur, viennent d’allumer des pétards d’une dimension impressionnante et observent le lac des Deux Montagnes, contents, emmitouflés dans des doudounes. Ils fument, lentement, sur un banc public.
Ils sont venus de Montréal pour acheter du cannabis dans les dispensaires
tenus par les Mohawks en haut
de la côte de la rue Saint-Michel. Ils viennent régulièrement à Kanesatake pour acheter du pot. « C’est plus sympa qu’à la Société québécoise du cannabis. C’est moins cher. Ils donnent de bons conseils, et après, on peut venir ici se détendre, regarder le lac. C’est joli », explique l’un d’eux, particulièrement enthousiaste.
La beauté du site. Toute la complexe histoire d’Oka et de la présence des Mohawks aurait-elle commencé par la beauté? C’est du moins ce que nous affirme, très convaincu, un natif d’Oka. Lorsque les Sulpiciens sont arrivés avec des Mohawks sur le lac gelé, en 1721, ils furent saisis par la beauté de l’endroit et ont décidé de s’y installer.
Les livres d’histoire offrent cependant une version plus prosaïque que celle de ce résident que nous appellerons Michel. Michel ne s’appelle pas vraiment Michel, mais comme les Mohawks qui ont dénoncé le climat de peur qui règne dans leur communauté de 1800 habitants, il a tout aussi peur des frères Gabriel, même s’il reste en bas
, c'est-à-dire à Oka. Faut vraiment pas qu’on puisse me reconnaître. J’insiste. Ce sont des gens dangereux là-haut. C’est une poignée d’individus qui terrorisent les autres
, dit-il, nerveux.
À Oka, les frères Robert et Gary Gabriel sont des figures connues. Surtout Gary, qu’on nous décrit au village comme une armoire à glace exubérante qu’on aime mieux ne pas croiser lorsqu’il vient y faire ses courses. J’ai assez peur quand il est là. Ça me met bien mal à l’aise
, nous confie Michel.
En 2004, Radio-Canada rapportait que Gary Gabriel faisait partie du groupe qui, cette année-là, avait séquestré 67 policiers autochtones à Kanesatake. Pendant les deux jours d’émeutes qui ont suivi, la maison du grand chef James Gabriel a été incendiée. Gary Gabriel avait été reconnu coupable en compagnie de 13 autres Mohawks d’attroupement illégal, d’émeute et de séquestration. Vingt ans plus tard, l’homme est l’un des propriétaires du dépotoir illégal où l’on retrouve des matières toxiques dangereuses pour l’environnement.
Nos collègues d’Espaces autochtones et de La Presse nous révélaient récemment à quel point la situation qui perdure depuis des années au dépotoir est critique, mais aussi à quel point la population de Kanesatake en a assez d’être prise en otage par le crime organisé qui agit en toute impunité, en raison de la réticence de la Sûreté du Québec à intervenir. Des Mohawks ont d’ailleurs fait circuler une lettre demandant l’aide des autorités.
Gary Gabriel est aussi l’un des propriétaires du Green Room, immense dispensaire
qui vend des produits dérivés du cannabis. Suzanne* (nom fictif), native, comme Michel, d’Oka, se souvient avec frayeur de ce jour de juin 2021 où une foule peu rassurante est arrivée au village. Ils étaient des centaines. Ils allaient faire la fête au Green Room. J’ai dit à un policier posté en bas de la côte : il va y avoir un meurtre. Eh ben, une semaine après, un caïd de gang de rue a été tiré à bout portant alors qu’il se trouvait avec Gary au Green Room.
Suzanne comme Michel sont allés à l’école avec les Mohawks. On allait jouer à la balle avec eux, en haut. Moi, j’allais à l’école française. J’avais plein d’amis et de camarades Mohawks
, dit Michel. On ne peut être indifférents à la souffrance de nos amis, de nos voisins, des gens avec qui on est allé à la petite école.
Suzanne pense, elle aussi, souvent, à ses amies. Je suis inquiète pour elles
, dit-elle. Elle fréquentait l’école anglophone. Nos amis Mohawks ne sont pas d'accord avec ce qui se passe. C’est l’enfer là-haut, pis nos voisins Mohawks du village, en bas, ne veulent pas en parler. Puis je les blâme pas pantoute, ils ont peur
, explique-t-elle.
Kanesatake, ce n’est pas une réserve !
Le fait que Michel ou Suzanne aient des voisins et de vieux copains Mohawks s’explique par l’histoire tout à fait singulière de ce territoire, une situation unique au Canada. À Kanesatake, la situation territoriale ne correspond nullement au modèle habituel des réserves indiennes du Canada
, rappelait le comité permanent des affaires autochtones de la Chambre des communes dans un rapport sur les origines de la crise d’Oka en 1990.
Kanesatake, ce n’est pas une réserve!
, lance d'ailleurs Michel. Les gens pensent qu'en haut de la côte, c’est les Mohawks, une réserve, et qu’en bas, c’est les Blancs, mais ce n'est pas pantoute ça. Kanesatake et Oka, c’est un damier. Une maison mohawk sur une terre qui appartient au gouvernement fédéral voisine une maison de Blancs, et ainsi de suite
, explique-t-il.
Dans les documents légaux, ce damier, comme dit Michel, porte le nom de Territoire provisoire de Kanesatake
. Avant la crise d’Oka, il y avait beaucoup de Blancs qui habitaient en haut de la côte. Mais la majorité est partie à cette époque-là
, se rappelle Suzanne.
Au cœur du village d’Oka, à un jet de pierre du quai, la bibliothèque municipale porte d’ailleurs le nom d’une célèbre résidente, Myra Cree, une Mohawk fille et petite-fille de grand chef, une des grandes animatrices de la télévision et de la radio de Radio-Canada, morte en 2005.
Kanesatake veut d’ailleurs dire "en bas de la côte"
, assure Michel. C’est aussi ce que le linguiste André Cuoq affirme dans son Lexique de la langue algonquine. Suzanne s’est cependant fait dire par des amis Mohawks que la traduction de Kanesatake serait, en français, les dunes de sable qui brillent au loin comme neige au soleil
. Est-ce exact? Peu importe, c’est si beau à prononcer alors que la noirceur s’attarde sur ces dunes.
La crise de 1990, écho de 1721?
Michel et Suzanne, comme beaucoup d’autres à Oka et dans la communauté de Kanesatake aujourd’hui, affirment que l’endroit est devenu une zone de non-droit à la suite de la crise d’Oka. Parfois, je me dis que la Sûreté du Québec n’intervient pas parce qu’ils ont peur d’une nouvelle crise d’Oka, mais j’ai aussi l’impression que la police ne fait rien auprès de la mafia qui sévit chez les Mohawks pour se venger de la mort du caporal Lemay
, dit Suzanne, songeuse.
À l'été 1990, une crise éclate à Oka autour d’un projet de développement résidentiel sur des terres contestées, comprenant un cimetière Mohawk. Kahnawake, un autre territoire Mohawk non loin, se soulève à son tour pour appuyer les revendications autochtones. Le caporal Lemay de la SQ y sera tué lors d'une intervention, le 11 juillet. La crise, veux, veux pas, c'est pas de quoi que t’oublies facilement. Il y avait l’armée, la police, toute. C’était vraiment quelque chose!
, se souvient Michel.
Et cette crise se préparait depuis belle lurette. Depuis le début du 18e siècle, en fait.
En 1721, les Sulpiciens obtiennent du roi de France l'autorisation de déménager leur mission d'évangélisation des Autochtones de Sault-au-Récollet, sur le bord de la rivière des Prairies, pour une seigneurie qu'il leur octroie en bordure de l’actuel lac des Deux Montagnes. Dans un article publié dans le magazine Histoire du Québec en 2003, le géographe Jean-Paul Ladouceur rapporte que les Autochtones, qui vivaient alors dans la mission, ont été très frustrés par ce déménagement. Les Indiens furent très réticents à quitter des terres qu’ils avaient défrichées et à tout recommencer ailleurs
, raconte-t-il. Les Sulpiciens leur auraient alors promis que le nouvel endroit, soit Oka aujourd’hui, serait à eux.
Mais chose promise et chose due sont deux choses bien différentes. De la Conquête britannique de 1763 à la Seconde Guerre mondiale en 1945, les archives témoignent de rapports tendus entre les Sulpiciens et les Indiens
, qui ne cesseront de revendiquer le droit de posséder les terres qu’ils cultivent, ainsi qu’une partie du territoire de la seigneurie d’Oka.
Ce n’est qu’en 1945 que le fédéral tente finalement, pour une première fois, de régler la controverse en achetant des terres des Sulpiciens qu’il met à la disposition des Autochtones. Ces terrains demeurent à ce jour sa propriété. Le fédéral achètera par la suite d'autres terres à Oka pour en donner l'usufruit aux Mohawks.
Le territoire de Kanesatake est donc constitué d’une série de parcelles, séparées par des lots privés où vivent des Blancs. Comme le territoire provisoire
de Kanesatake est dans les faits une sorte de mosaïque morcelée, cela a empêché la constitution d’une réserve, au sens où l’entend la Loi sur les Indiens
.
En 1990, dans la foulée de la crise d’Oka, le fédéral achètera encore d'autres parcelles, en haut de la butte, là où s’épanouit aujourd’hui le commerce de la drogue et où se trouve le dépotoir.
Troublée, Suzanne se demande si, un jour, ce lieu de beauté retrouvera la sérénité. En attendant, on n’en parle pas. Nous vivons sur un terrain miné et c’est très triste
, soupire-t-elle, avant de nous quitter.
Sur le quai, les jeunes sont affamés. Fumer du cannabis creuse l’appétit. Ils décident donc de reprendre la route vers Montréal. Ils sont toujours de bonne humeur, légers, ignorants du poids de l'histoire.