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Contrer la violence par la compassion : au cœur du métro de Philadelphie

À Philadelphie, l'agence de transport régionale a décidé de rétorquer à la violence en misant sur la compassion et en déployant des travailleurs sociaux pour aller à la rencontre des populations vulnérables.

Un travailleur de rue marche en direction d'une station de métro. Des dizaines de sans-abri et de consommateurs de drogue sont installés dans la rue.

Un travailleur social du programme SCOPE, mis sur pied par l'agence de transport SEPTA, va à la rencontre des sans-abri installés autour d'une station de métro du quartier Kensington, à Philadelphie.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Attaques violentes, meurtres, consommation de drogue, la violence dans les transports en commun prend de plus en plus d'ampleur en Amérique du Nord. Si certaines villes optent pour une approche plus musclée, Philadelphie, ville de l'amour fraternel, a choisi un modèle basé sur la compassion. Une stratégie qui inspire déjà d'autres métropoles comme Toronto.

Sarah Colton et son collègue saluent une sans-abri près de la station Allegheny, dans le quartier Kensington, à Philadelphie.

Sarah Colton et son collègue saluent une sans-abri près de la station Allegheny, dans le quartier Kensington, à Philadelphie.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Accroupie sur le trottoir, Sarah Colton informe deux jeunes femmes installées à l’entrée de la station de métro Allegheny, à Philadelphie, de la tenue d’une soirée pour dames dans un centre d’aide pour sans-abri.

Autour, des dizaines de personnes circulent, des seringues à la main. Certains consomment en pleine rue. D’autres errent le corps courbé vers l'avant, à demi conscients, devant l’entrée de la station. Des seringues usagées jonchent le pavé.

Chérie, quand tu le pourras, pourrais-tu te déplacer de l’autre côté de la ligne rouge pour ne plus être sur la propriété de la SEPTA? Je ne voudrais pas que la police vienne vous chasser, demande gentiment Sarah Colton à une autre jeune femme assise sur le trottoir.

Au-dessus d’elles, le métro roule sur les rails du métro surélevé qui recouvre, sur des kilomètres, l’avenue principale du quartier.

Les rails surélevés du métro adjacents aux commerces de l'avenue Kensington.

La construction du métro sur des rails surélevés a eu des conséquences négatives sur l'économie du quartier Kensington, selon Bill McKinney, de l'organisme communautaire New Kensington Community Development Corporation.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Nous sommes dans le quartier de Kensington, un des endroits les plus pauvres de Philadelphie reconnu comme l’un des plus importants marchés de drogue à ciel ouvert des États-Unis.

Sarah Colton, une petite blonde enjouée à la voix nasillarde, fait partie des travailleurs sociaux embauchés par l’agence de transport régionale, Southeastern Pennsylvania Transportation Authority (SEPTA), pour éloigner les sans-abri et les consommateurs de drogue du métro de Philadelphie.

Sarah Colton sur une rampe de métro.

Sarah Colton arpente le métro de Philadelphie presque quotidiennement. Beaucoup de gens y consomment de la drogue et tombent régulièrement sur les rails, lorsqu'ils sont intoxiqués.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Elle passe ses journées dans les wagons du métro et aux alentours des stations pour venir en aide aux populations vulnérables et les diriger vers des ressources comme des refuges et des centres de désintoxication.

Cela peut être aussi simple que de les envoyer à un endroit où ils pourront trouver à manger, explique Sarah Colton. Parfois, elle les accompagne même personnellement jusque dans les centres d’aide.

Vue sur la station de métro surélevée Allegheny, dans le quartier de Kensington à Philadelphie.

La station de métro Allegheny, dans le quartier de Kensington à Philadelphie, est le repère de nombreux sans-abri.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

C’est incroyable parce qu’avant, ici, il y avait une file de gens qui allait jusqu’à l’autre coin de rue. Ils consommaient de la drogue, dormaient, campaient, se changeaient, faisaient leurs besoins.

Une citation de Sarah Colton, travailleuse sociale

Mais nous avons réussi à libérer ce coin de rue grâce à notre travail, dit-elle en pointant l’une des entrées de la station de métro Allegheny.

Explosion du problème pendant la pandémie

Des sans-abri couchés parterre, dans une station de métro.

La présence de sans-abri dans le métro accentue le sentiment d'insécurité, malgré le fait qu'ils sont souvent les premières victimes de violence, selon la police de la SEPTA.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

La SEPTA est la cinquième agence de transport en commun en importance aux États-Unis. Avant la pandémie, elle transportait près d’un million de personnes quotidiennement.

Mais avec la crise sanitaire, ce nombre a fondu. En mars et avril 2021, l’achalandage a diminué d’environ 70 %.

Au même moment, un nombre croissant de personnes dans le besoin se sont tournées vers le métro pour s’abriter et consommer de la drogue.

L'entrée de la station de métro Somerset.

La station de métro Somerset, à Kensington, a été fermée pendant deux semaines pendant la pandémie afin d'être remise en état.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Le nombre d'incidents violents s'est, lui aussi, mis à augmenter. En 2020, cinq meurtres ont été commis dans le réseau de la SEPTA, soit quatre de plus qu’en 2019. Le nombre d'agressions violentes est quant à lui passé de 46 en 2019 à 111 en 2022 et six viols ont été comptabilisés entre 2020 et 2022.

À Kensington, la situation s’est tellement dégradée qu’en mars 2021, la SEPTA a décidé de fermer une des stations de métro du quartier. La décision a provoqué la colère des habitants, dont une grande partie dépend des transports en commun pour se déplacer.

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À l'époque, la SEPTA avait expliqué que la station devait être remise en état en raison de l’accumulation de seringues, de déchets et d’excréments humains. L'agence de transport avait déboursé plus d’un million de dollars pour les réparations et son nettoyage.

Cela n'a toutefois pas suffi pour calmer les résidents, qui sont descendus dans la rue pour dénoncer le désinvestissement chronique de la Ville dans leur communauté et la détérioration du métro.

Deux semaines plus tard, la SEPTA a finalement rouvert la station.

Moins de muscle, plus d'aide

C’est à ce moment que l’agence de transport a décidé de changer de stratégie pour sécuriser son réseau de transport.

Le mois suivant, l’agence a lancé le programme SCOPE, qui mise entre autres sur le déploiement d’équipes de travailleurs sociaux comme Sarah Colton dans le métro et les quartiers chauds de la ville.

Nous ne pouvons plus dire que nous ne sommes qu’une agence de transport. Nous devons changer notre modèle d’affaires et avoir une approche basée sur la compassion, explique le directeur du programme, Kenneth Divers, qui a lui-même déjà été sans-abri et dont plusieurs membres de sa famille sont aux prises avec des problèmes de dépendance.

Kenneth Divers dans la rue, devant les bureaux de SEPTA.

Kenneth Divers a mis sur pied le programme SCOPE, de SEPTA.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Il estime qu’en 2022, plus de 560 sans-abri ont trouvé refuge dans le système de transport en commun de SEPTA. Il affirme avoir réussi à faire diminuer leur nombre de 35 % grâce à son programme.

Beaucoup d’entre eux ont été guidés vers des endroits comme des refuges et des logements de transition, explique-t-il.

En plus de ses équipes sur le terrain, l’agence ajoute avoir investi plus d’un million de dollars dans le centre d’aide pour sans-abri Hub of Hope. Elle a aussi dépensé 25 000 $ cet hiver pour réserver 500 lits à travers les refuges de la ville pour les personnes itinérantes déplacées par les équipes de la SEPTA.

Un homme mange un sandwich en tenant une seringue dans le quartier de Kensington à Philadelphie.

Un homme mange un sandwich en tenant une seringue dans le quartier de Kensington à Philadelphie.

Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Nous avons compris que l'approche policière n'est pas la bonne solution pour s'attaquer aux problèmes d'itinérance dans la ville.

Une citation de Cheuck Lawson, chef de police de la SEPTA

Contrairement aux travailleurs sociaux, les policiers n'ont pas la formation nécessaire ni les bons outils, explique-t-il.

Innover pour survivre

Ce changement d’approche survient alors que de nombreuses villes d’Amérique du Nord font face à une augmentation de la violence dans leurs transports en commun et une baisse significative de leurs revenus en raison de la pandémie.

Pour certaines, comme la Commission de transport de Toronto (CTT), dont les coffres se sont dégarnis pendant la pandémie, convaincre les passagers de revenir est donc une question de survie.

Des déchets devant l'une des entrées de la station de métro Allegheny, à Philadelphie.

Une des entrées de la station de métro Allegheny, à Philadelphie.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Dans la dernière année, une vague de crimes violents dans les transports en commun de la ville a fait les manchettes, semant l'effroi dans la population. L'année dernière, une jeune femme est morte après avoir été brûlée vive à un arrêt de bus. Plus récemment, c'est un adolescent qui a été poignardé à mort dans une station de métro.

On comprend que cela fasse peur aux gens, dit le porte-parole de la CTT, Stuart Green.

Pour l'agence de transport, dont la majorité des revenus dépend de la vente de billets, convaincre les passagers de revenir est donc crucial.

On a besoin que les passagers reviennent.

Une citation de Stuart Green, porte-parole de la CTT
Un employé de la CTT devant un tramway sur la rue King.

De nombreux incidents violents dans le réseau de transports en commun de Toronto ont ébranlé les résidents de la ville au cours des dernières années. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada

Pour ce faire, l’agence de transport s’est inspirée de la stratégie de la SEPTA.

Depuis le mois de mai, elle déploie quasi quotidiennement quatre travailleurs sociaux du groupe communautaire LOFT Community Services dans son réseau afin de rejoindre les itinérants et de réduire les enjeux de sécurité.

Les choses ont changé dans les dernières années. Nous faisons face à des enjeux complexes dans la CTT en lien avec l'itinérance, la santé mentale et les problèmes de dépendance, explique le porte-parole de la CTT, Stuart Green.

Pour l'instant, le projet n'en est qu'à ses balbutiements, mais la CTT est optimiste.

Nous avons parlé avec bon nombre d’agences à travers l’Amérique du Nord et le Canada et nous faisons tous face aux mêmes genres de problèmes. Ce que nous faisons est très similaire à ce que Philadelphie fait, explique Stuart Green.

Une stratégie qui a ses limites

À Philadelphie, la stratégie de la SEPTA ne fait toutefois pas l'unanimité. Pour Thomas Frey, un plombier et travailleur de rue qui patrouille dans les rues et les stations de métro de Philadelphie plusieurs nuits par semaine, les efforts de l'agence de transport sont loin de suffire.

Avec l'organisme The Everywhere Project, il distribue des centaines de repas chaque semaine aux sans-abri de la ville.

Thomas Frey dans une station de métro de Philadelphie. Des sans-abri dorment parterre, à côté de lui.

Après un grave accident, Thomas Frey a développé une dépendance aux opioïdes, puis à l'héroïne. Aujourd'hui rétabli, il rend régulièrement visite aux sans-abri qui trouvent refuge dans le métro de Philadelphie.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Ce soir-là, il rend visite à une dizaine de personnes qui ont trouvé refuge dans une station de métro du centre-ville. Il est environ 1 h 30 du matin et plusieurs d’entre eux dorment sous des couvertures tout près des bornes de paiement.

Pendant l’hiver, j’ai déjà vu une centaine de personnes dormir ici. [...] Ils viennent ici pour se protéger des éléments et dormir. Ça peut aussi devenir assez violent. Ils se font attaquer et se font blâmer pour cela, mais ils ne sont pas responsables. Ce sont des groupes de jeunes qui [causent des problèmes], raconte Thomas Frey.

Quand nous lui demandons ce qu’il pense de la nouvelle stratégie de la SEPTA, Thomas Frey hésite.

Avez-vous déjà vu les travailleurs sociaux de la SEPTA ici?, demande-t-il à deux sans-abri assis par terre.

Les deux hommes ne semblent pas comprendre de quoi Thomas parle.

Le métro de Philadelphie traverse le quartier de Kensington près d'un parc surnommé le parc des aiguilles, pendant la nuit. Des dizaines de personnes y consomment de la drogue et se réchauffent près de feux de camp.

Le métro de Philadelphie traverse le quartier de Kensington près d'un parc surnommé « le parc des aiguilles », en raison de la consommation et du trafic de drogue qui y ont lieu.

Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Moi non plus je ne me rappelle pas les avoir vus, leur lance le travailleur de rue. Il dit que l'organisme avec lequel il travaille, The Everywhere Project, est aux premières loges du problème et se demande pourquoi la SEPTA ne l’a pas consulté depuis la création du programme SCOPE.

Selon lui, la clé du problème réside dans la construction de logements abordables.

Commençons par loger les gens et vous aurez un métro propre!

Une citation de Thomas Frey, coordinateur alimentaire, The Everywhere Project

Notre mandat n’est pas d'éradiquer l'itinérance

Devant les bureaux de la SEPTA, au centre-ville, Kenneth Divers affirme que ses équipes comptabilisent en moyenne 4000 interactions par mois avec les populations vulnérables. Il reconnaît toutefois les limites de son programme.

Il explique qu’il dirige le programme à lui seul, avec l’aide d’une assistante administrative et d’une stagiaire et concède qu’il doit mieux collaborer avec les organismes communautaires.

Un policier et un résident du quartier devant un dépanneur.

Le quartier de Kensington est l'un des plus pauvres de Philadelphie et est considéré comme l'un des plus grands marchés de drogue à ciel ouvert aux États-Unis.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Il aimerait également déployer 14 équipes de deux travailleurs sociaux, mais la pénurie de personnel le force souvent à se contenter de six équipes. Le jour de notre rencontre, seules trois équipes avaient été déployées.

Un sans-abri dort devant une station de métro du quartier Kensington, à Philadelphie. Des déchets, une seringue et les résidus d'un feu de camp traînent tout près.

Un sans-abri dort devant une station de métro du quartier Kensington, à Philadelphie.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

Kenneth Divers souligne également que le mandat de la SEPTA n’est pas d’éradiquer l’itinérance, mais d’assurer que son réseau soit sécuritaire.

Si les fournisseurs de services pour sans-abri n’ont pas de solution aux problèmes d’itinérance, comment pouvons-nous nous attendre à ce qu’une agence de transport trouve la solution? Ce n’est pas notre responsabilité, ajoute-t-il.

Bill McKinney pose pour la caméra devant un mur de graffitis.

La situation dans les transports en commun de Philadelphie reflète les problèmes sociaux de la ville, estime Bill McKinney, directeur général de New Kensington Community Development Corporation.

Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Un coin de rue à la fois

De retour à Kensington, Bill McKinney, le directeur général de l’organisme communautaire New Kensington Community Development Corporation abonde dans le même sens. 

Une poubelle permettant de jeter des seringues usagées devant une station de métro du quartier Kensington.

Une poubelle permettant de jeter des seringues usagées devant une station de métro du quartier Kensington.

Photo : Radio-Canada / Andréane Williams

La SEPTA, dit-il, ne peut pas régler les problèmes sociaux de Philadelphie.

Je suis reconnaissant qu’ils essaient des choses différentes, mais je pense que peu de gens diraient qu’ils ont vraiment atteint leur objectif. [...] Quand on prend le métro, est-ce que c’est agréable? Non!, ajoute-t-il.

Sarah Colton sort d'un centre d'aide en transportant des trousses de naloxone.

Sarah Colton s'approvisionne en naloxone dans un centre d'aide pour sans-abri dans le quartier Kensington, où les surdoses sont monnaie courante.

Photo : Radio-Canada

Sarah Colton, elle, se concentre sur ses succès. Récemment, elle a réussi à libérer une des entrées de la station Allegheny, mais le trafic de drogue n'a fait que se déplacer vers une porte d'accès, juste en face.

C’est le nouvel endroit qui cause des problèmes, dit-elle en pointant l’entrée de métro à quelques dizaines de mètres.

Alors que nous discutons, une jeune femme nous interrompt pour saluer la travailleuse sociale.

Merci pour tout ce que tu fais! lui lance-t-elle en enlaçant Sarah Colton.

Je l’ai abordée ici et je l’ai aidée à aller en cure de désintoxication. Elle a maintenant un travail. Cela fait plaisir de la voir rétablie, raconte la travailleuse sociale, la gorge serrée.

Une petite victoire pour Sarah Colton, qui sait que la bataille est loin d’être gagnée.

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