Pourquoi les gens croient-ils aux rumeurs de bacs à litière dans les écoles?
Cette légende urbaine, qui circule depuis 2021, est entre autres alimentée par des craintes concernant la reconnaissance de l’identité de genre des enfants dans les écoles.

Les rumeurs de bacs à litière dans les écoles sont nées à l'Île-du-Prince-Édouard en 2021.
Photo : getty images/istockphoto / Lree
Propagée dans des dizaines d’États américains au cours de la dernière année et systématiquement démentie (Nouvelle fenêtre), la rumeur selon laquelle des écoles installent des litières dans leurs toilettes à l'intention des élèves qui s'identifient comme des chats est enfin arrivée au Québec. Décryptage de cette légende urbaine tenace.
Il y a des gens qui nous parlent d’un étudiant du côté de La Sarre, à la Polyno, qui se prend pour un chat et qui s’est même fait installer une litière à l’école.
C’est cette déclaration d’un animateur de radio Énergie en Abitibi qui a poussé le Centre de services scolaire (CSS) du Lac-Abitibi à publier un communiqué officiel (Nouvelle fenêtre) assurant qu’il n’y avait pas de litière pour chat à l’école secondaire Cité étudiante Polyno. On y précisait aussi que des élèves ne s’y promenaient pas en laisse. Mais cela faisait déjà plusieurs semaines que la rumeur courait dans la communauté.
Il y avait beaucoup de bouche-à-oreille dans Abitibi-Ouest. Ça se ramassait un peu partout dans les villes et villages
, explique en entrevue la responsable des communications du CSS du Lac-Abitibi, Manon Fortier. Ces rumeurs-là sont devenues un peu comme une légende urbaine, et des parents ont commencé à appeler à la direction de l’école en disant "ben là, ça ne fait pas de sens", comme si c’étaient des faits avérés. Ça s’est ramassé à la radio, donc on s’est dit : "Ça suffit."
D’après Mme Fortier, la situation se devait d’être rectifiée parce qu’au moins un élève de la Polyno adepte de la sous-culture furry se faisait intimider par ses camarades en raison des rumeurs.
Fait à noter : les furries se déguisent en animaux anthropomorphiques et incarnent souvent un personnage dans des communautés en ligne et à des conventions, mais ils ne s’identifient pas comme des animaux et se servent de salles de bain humaines tout à fait normales.

Les «furries» se déguisent en animaux anthropomorphiques et incarnent un personnage.
Photo : Radio-Canada / Walther Bernal/CBC
Ce n’est jamais arrivé qu’un élève arrive déguisé à l’école. Peut-être à l’Halloween, mais en dehors de ça, ce n’est jamais arrivé
, assure la responsable des communications du CSS du Lac-Abitibi.
De Gatineau à Abitibi
Une histoire semblable avait fait grand bruit en Outaouais à la mi-avril. Cette fois, c’était un animateur d’une radio de Cogeco qui a rapporté en ondes que des élèves de la Polyvalente Nicolas-Gatineau se promenaient en laisse, comme des chats ou des chiens, en plus d’aboyer et de miauler. Plusieurs parents lui auraient confirmé
l’information.
La directrice générale du centre de services scolaire local a démenti les informations en ondes le lendemain, mais un article web de Cogeco rapportant les fausses informations est toujours en ligne trois semaines plus tard.
Quand l’article sur Gatineau est sorti, c’est là que ç’a commencé à dire qu’on avait des litières ici et que les jeunes associés [aux furries] ont commencé à se faire écœurer
, rapporte Manon Fortier du CSS du Lac-Abitibi.

La Cité étudiante Polyno de La Sarre.
Photo : Radio-Canada / Jean-Michel Cotnoir
Les dessous des légendes urbaines
Des experts qui s’intéressent aux mécanismes sous-jacents des légendes urbaines sont peu surpris que cette histoire de litière voyage autant.
Les légendes urbaines qui surgissent, c'est toujours celles qui sont les plus en lien avec les crises, les séquelles, les mouvements sociaux. Il y a donc plusieurs éléments dans cette légende-là qui font qu'elle a un potentiel de circuler
, analyse l’ethnologue Martine Roberge, professeure titulaire à l’Université Laval et auteure du livre De la rumeur à la légende urbaine.
Ian Brodie, professeur associé en folklore à l’Université du Cap-Breton, surveille l’évolution de cette histoire depuis qu’elle circule aux États-Unis. Il observe qu’elle a émergé à peu près au même moment où les écoles ont choisi d’être plus inclusives et de respecter l’identité de genre des enfants.
C’est déjà un phénomène méconnu pour certains parents, et avec cette rumeur, on pousse l’idée à l’extrême. On parle beaucoup de nos jours de salles de bain non genrées pour ceux qui ne s'identifient pas forcément homme ou femme. Donc, certains en concluent que la suite logique est qu'un enfant qui s'identifie comme un animal va avoir une litière. Ça vient jouer sur des anxiétés liées à ce qui se passe autour de nous, à ce qui se passe avec nos enfants lorsque nous ne sommes pas présents
, résume-t-il.
La légende urbaine peut être une forme d’avertissement ou de mise en garde que l’on veut transmettre à l’autre, et elle se caractérise par une certaine ambiguïté. Ceux et celles qui propagent une rumeur n’y croient pas nécessairement, mais l’ambiguïté les pousse à avertir ceux autour d’eux d’un danger qui les guette.
Les gens préfèrent transmettre l’information au cas où elle serait vraie. Ils préfèrent être prudents et y croire plutôt que de ne pas y croire et tout à coup trouver leur enfant dans un bac à litière
, illustre Ian Brodie.
Le folkloriste insiste d’ailleurs sur le fait que les personnes qui croient à ces rumeurs sont souvent très intelligentes
. Les humains accordent énormément d'importance aux liens sociaux. Nous faisons donc davantage confiance à ce que nous racontent nos amis qu'à ce qui provient d'autres sources. On peut aussi croire plus facilement à des rumeurs si elles confirment nos idées préconçues politiques.
Cet article a initialement été publié dans l'édition du 6 mai de l'infolettre des Décrypteurs. Pour obtenir des contenus exclusifs comme celui-ci, ainsi que des analyses sur tout ce qui touche la désinformation web, abonnez-vous en cliquant ici.
Une rumeur née au Canada, amplifiée aux États-Unis
Si le premier cas signalé de cette légende urbaine (Nouvelle fenêtre) remonte à octobre 2021 à l’Île-du-Prince-Édouard, l’histoire a pris énormément d’ampleur aux États-Unis au fil de l’année 2022.
Selon un décompte de NBC News (Nouvelle fenêtre), pas moins de 20 candidats républicains aux dernières élections de mi-mandat ont affirmé que des écoles de leur secteur offraient des litières aux élèves qui s’identifient comme des chats. Chacune de ces déclarations était fausse.
Joe Rogan, qui anime l’un des balados les plus populaires sur la planète, avait même raconté à son émission (Nouvelle fenêtre) que l’école dans laquelle travaillait la femme de son ami avait maintenant une litière pour une élève qui s’identifiait comme une chatte.
Il avait avoué quelque temps plus tard que l’histoire n’était probablement pas vraie (Nouvelle fenêtre).