Faut-il dépolitiser la gestion des grands projets de transport?

La ministre des Transports du Québec, Geneviève Guilbault, lors d'une conférence de presse pour faire le point sur le projet de troisième lien entre Québec et Lévis, le 20 avril 2023.
Photo : La Presse canadienne / Jacques Boissinot
Le revirement de situation dans le dossier du troisième lien démontre que le gouvernement Legault n’a probablement pas suivi les bonnes pratiques en matière de gestion de projet, selon des experts. Certains estiment qu’il est peut-être temps d’ajouter une couche d’indépendance dans la manière de ficeler les grands projets d’infrastructure routière au Québec.
À la lumière de ce que j'ai vu, évidemment que c'est quelque chose qui a été articulé dans un contexte politique
, analyse Catherine Morency, professeure à Polytechnique Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la mobilité des personnes.
En proposant un tunnel à deux étages en 2021, puis un bitube l’année suivante, le gouvernement Legault a misé sur une solution qui est un gros projet
avant même d’avoir bien cerné le problème auquel il voulait répondre, déplore Mme Morency.
Ça n'aurait pas dû être un projet d'infrastructure; ça aurait dû être un projet d'analyse des besoins de déplacement des personnes et des marchandises.
Il me semble [...] qu’on s’y prend à l’envers
dans le dossier du troisième lien, illustre pour sa part Maude Brunet, experte en gestion des grands projets d'infrastructure publique et professeure à HEC Montréal.
Mme Brunet rappelle que, depuis 2014, la Directive sur la gestion des projets majeurs d’infrastructure publique encadre les étapes à travers lesquelles un projet comme le troisième lien doit passer au Québec.
Un besoin mal identifié?
Avant même les phases de démarrage, de planification et de réalisation d’une infrastructure, une fiche d’avant-projet doit être approuvée par le Conseil des ministres.
Cette fiche doit notamment inclure une description sommaire du besoin
, la démonstration sommaire que seule une solution d’infrastructure publique peut répondre au besoin
et l’estimation sommaire du coût total du projet envisagé
.
Sans suggérer que l’étape d’avant-projet a été escamotée, Mme Brunet redoute que le besoin pour un troisième lien ait peut-être été mal cerné et justifié. J’ai l’impression que la Directive n’a pas été suivie
, déplore-t-elle.

Maude Brunet, professeure à HEC Montréal
Photo : Capture d'écran / Zoom
C’est aussi l’impression de Pierre-André Hudon, professeur adjoint au Département de management de l’Université Laval. D’ordinaire, le gouvernement applique relativement bien
cette Directive, admet-il, mais dans le cas précis du troisième lien, il croit que le poids de la promesse électorale a peut-être pesé trop lourd.
Le problème, c'est qu'il y a certains projets qui deviennent tellement emblématiques, tellement publics, tellement politisés que les données ne sont plus tellement importantes.
Une agence détachée du ministère?
Lorsqu’il était au pouvoir en 2013, le Parti québécois avait déposé un projet de loi pour créer une agence distincte du ministère des Transports pour assurer l’entretien et la gestion du réseau routier, tout en limitant l’influence du politique dans ce domaine.
Il faut arrêter de penser qu'on va gagner des élections sur les bouts d'asphalte
, disait à l’époque le ministre des Transports, Sylvain Gaudreault. Cette idée, qui n’a finalement jamais vu le jour, mériterait-elle d’être aujourd’hui ressuscitée?
Chose certaine, le gouvernement tente actuellement de faire quelque chose de semblable dans le domaine de la santé, avec le projet de loi 15 porté par le ministre Christian Dubé.
En matière de transports, ce serait intéressant d'avoir un peu plus d'indépendance, c'est certain
, croit la professeure Maude Brunet.
On peut y réfléchir. Je pense qu'on a peut-être ce besoin-là au nom de l'efficience, au nom de la bonne gestion. Il y a toujours place à l'amélioration
, souligne pour sa part Pierre-André Hudon.
M. Hudon croit cependant qu’une agence ne pourrait jamais gérer des grands projets comme celui du troisième lien en raison de leur portée stratégique, car il s’agit pratiquement de choix de société. Le rôle d’une telle agence serait forcément limité à l’intendance
, soutient-il.
Mon impression, c'est que pour les projets de très, très grande envergure, ils vont nécessairement être politisés. À la limite, c’est même une bonne chose que les projets soient politisés parce que ça force l'imputabilité, ça force les gouvernements à se commettre.

Pierre-André Hudon, professeur adjoint au Département de management de l'Université Laval
Photo : Capture d'écran / Zoom
Même si on avait quelques gains à faire en matière d'efficience, ce qui est loin d'être prouvé si on regarde les données, je ne suis pas certain qu'on n'en perdrait pas plus en matière d'imputabilité
, ajoute-t-il.
À l’inverse, la professeure Catherine Morency croit qu’il serait souhaitable de mieux encadrer le développement des projets majeurs, afin de s’assurer qu’ils s’inscrivent dans une vision à long terme.
Il me semble que ces grandes décisions devraient être soumises à des comités d'experts indépendants qui ont une vue beaucoup plus holistique de nos grands objectifs collectifs et qui n'ont pas d'ambition d'avoir une job dans quatre ans. Ça m'a toujours dérangée, ça
, affirme-t-elle.
Je ne sais pas quelle forme ça doit prendre, mais il me semble que ce serait un minimum qu'on ait cette espèce de diagnostic de la cohérence en regard des autres ambitions qu'on a.

Catherine Morency, professeure à Polytechnique Montréal
Photo : Radio-Canada / Étienne Côté-Paluck
La professeure Maude Brunet cite en exemple la Norvège. Il y a des contre-expertises qui sont faites par rapport aux documents qui sont produits au gouvernement
, explique-t-elle. Tous ces documents sont également rendus publics.
Jusqu’à récemment, cette transparence faisait d’ailleurs défaut dans le dossier du troisième lien, selon Mme Brunet.
Des milliers de pages d’études ont été diffusées seulement le jour où la ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, a tenu sa conférence de presse pour confirmer que la portion autoroutière du troisième lien était abandonnée.
Ne pas répéter la même erreur
Depuis ce jour-là, le gouvernement justifie son recul en affirmant que la pandémie a changé la donne en matière de congestion routière, même si ses propres études concluent qu'il est encore trop tôt pour se prononcer.
De manière générale, les transports sont un domaine où il y a beaucoup d'influence politique sur le choix des solutions
, constate la professeure Catherine Morency.
Elle craint d’ailleurs que malgré son récent recul, le gouvernement soit en train de répéter la même erreur en promettant un lien sous-fluvial réservé au transport collectif, sans avoir bien cerné son besoin.
Est-ce qu'on doit déjà savoir que c'est un tunnel? Ça ne se peut pas qu'on ait déjà cette réponse-là si la seule chose sur laquelle on s'appuie, ce sont des comptages, donc un achalandage sur les ponts. C'est insuffisant pour comprendre les besoins de déplacement
, dit-elle.

Le troisième lien sera entièrement consacré au transport collectif, a confirmé le gouvernement Legault à la fin avril.
Photo : Radio-Canada
La professeure Maude Brunet rappelle pour sa part que toute problématique en transport ne passe pas forcément par la construction de nouvelles infrastructures.
Peut-être qu'il y a des façons très créatives de prendre des problèmes et de contourner les besoins de toujours construire plus et plus gros. On a plus d'initiatives de projets potentiels que de capacité à les réaliser.
Dans les études dévoilées récemment par le gouvernement, on apprenait d’ailleurs que l’ajout d’une septième voie réversible sur le pont Pierre-Laporte – une solution longtemps rejetée par la CAQ pour améliorer la fluidité de la circulation – se révèle faisable et peu coûteux.
Il est d’autant plus crucial de réfléchir à cet aspect que nos ressources financières, humaines et matérielles ne sont pas illimitées, indique la professeure Brunet. Selon elle, le gouvernement gagnerait à consulter davantage les experts en gestion de projet.
On ne peut pas seulement avoir des politiciens ou des fonctionnaires qui prennent des décisions et que ce soit complètement opaque. Ça ne fonctionne plus. On va frapper un mur, à quelque part
, dit-elle.