Lutte entre « populistes » et « progressistes » pour le contrôle du Barreau ontarien
Les résultats du vote sur le renouvellement de l'assemblée qui gère le Barreau seront connus le 1er mai.

L'Ontario compte près de 60 000 avocats et 15 000 parajuristes.
Photo : iStock
Tous les avocats de la province étaient appelés à voter en ligne du 20 au 28 avril pour élire les membres du conseil qui régit le Barreau ontarien. Deux coalitions s'affrontent, tout particulièrement sur les réseaux sociaux, pour changer les orientations de la profession.
Cette lutte ne date pas d'hier, mais cette année, des candidats s'affichent sur la liste surnommée Full Stop et d'autres sur la liste appelée Good Governance. Il y a aussi des candidats indépendants.
La profession d'avocat en Ontario est autoréglementée, comme beaucoup d'autres dans la province ou ailleurs au pays, et ces élections revêtent une importance capitale pour les initiés.
Professeur de droit et vice-doyen de la faculté Osgood Hall de l'Université York, Trevor Farrow affirme néanmoins que le public devrait porter une attention particulière à ce scrutin parce qu'il en va de l'intérêt de tous. Ce vote est important, car toute la société va en ressentir les tenants et les aboutissants
, dit-il.

Le Barreau de l'Ontario siège dans le même bâtiment que la Cour d'appel de la province au centre-ville de Toronto.
Photo : AVEC L'AUTORISATION DE SARA LITTLE
Le Barreau a pour mandat de réglementer la pratique des avocats et des parajuristes dans l’intérêt public en veillant à ce que ses membres répondent à des normes élevées en matière de formation, de compétence et de déontologie.
Son rôle consiste aussi à prendre des mesures disciplinaires envers ses membres reconnus coupables d'une faute professionnelle.
Coalition conservatrice
Le camp Full Stop soutient que le Barreau a perdu le nord et qu'il doit revenir à sa vocation initiale et ne plus être un groupe de réflexion sur les sujets de l'heure, par exemple le wokisme.
Si cette coalition remporte la majorité au conseil, cela va changer la donne dans toutes les professions autoréglementées au pays
, poursuit M. Farrow avec inquiétude en citant le cas du psychologue Jordan Peterson.
M. Peterson a fait l'objet de mesures disciplinaires de la part de son ordre professionnel l'an dernier pour ses gazouillis controversés sur Twitter, notamment la négation de l'existence d'inégalités ou de discriminations à l'encontre de groupes minoritaires. Certains de ses défenseurs avaient alors crié à la censure. L'avocat Howard Levitt fait campagne pour le camp Full Stop, mais sa présence sur Twitter à ce sujet est très discrète, contrairement à celle de certains de ses collègues sur ce réseau social.
Dans un récent article publié par le Financial Post, Me Levitt écrivait toutefois qu'il tenterait de se faire élire au sein de la nouvelle assemblée parce qu'il pense que le Barreau est tombé dans le wokisme et qu'il faut l'en sortir
.

L'assemblée qui gère les orientations du Barreau ontarien compte 40 avocats et cinq parajuristes élus aux quatre ans.
Photo : Radio-Canada / Daniel Beauparlant
Coalition plus libérale
D'autres avocats, notamment l'Association des avocats criminels de la défense, appuient ouvertement le camp de la bonne gouvernance sur Twitter.
Ils soutiennent que le temps est venu d'élire des avocats sérieux au conseil, d'embrasser l'inclusion et la diversité et de rendre au Barreau ses lettres de bienséance.
Leur coalition est même allée jusqu'à prétendre que les candidats de Full Stop ne sont pas aptes à siéger au conseil.

Les avocats ontariens doivent prêter serment au moment de leur entrée au Barreau et adopter des valeurs d'inclusion.
Photo : iStock / IS
Cependant, pour leurs adversaires, cette bienséance rime avec rectitude politique. Ils n'ont donc pas tardé à réagir en qualifiant le camp de la bonne gouvernance de club élitiste
, voire de culte
toujours prompt à censurer le discours politique ou social ou à appuyer la bien-pensance.
M. Farrow reconnaît que l'élection 2023 a été très polarisée et que les résultats n'augurent rien de bon. Jusqu'à tout récemment, la politique n'avait jamais été le moteur principal des activités du Barreau
, dit-il.
Politisation
Le professeur Farrow ajoute qu'il est malheureux que la politique populiste des dernières années soit devenue un enjeu électoral au conseil du Barreau
.
Il rappelle que le débat a tourné au vinaigre en 2017 lorsque le conseil a adopté à l'unanimité une déclaration de principe sur la diversité, l'égalité et l'inclusion avant l'élection de 2019.

Les membres du conseil d'administration sortant du Barreau ontarien réunis en assemblée en 2019 à Toronto.
Photo : Barreau de l'Ontario
Certains avocats et parajuristes s'étaient alors opposés à l'idée de promouvoir ces valeurs destinées à mieux refléter le multiculturalisme de la société au sein de leur profession.
Tout est devenu politique lorsque des membres ont interprété cette déclaration de principe comme une restriction de la liberté d'expression et ont accusé leurs adversaires de vouloir transformer le Barreau en groupe d'influence.
C'était une contestation mal avisée
, voire une tactique de diversion
, selon lui, parce que les avocats sont déjà obligés d'obéir à certaines règles, y compris celle sur la diversité en matière d'emploi, par exemple.
Même leur code de conduite professionnelle en matière de civilité ne leur permet pas de dire tout et n'importe quoi
, ajoute-t-il.

Malcolm Mercer est le président du conseil d'administration du Barreau de l'Ontario.
Photo : Barreau de l'Ontario
M. Farrow qualifie de radicale
la position de la coalition Full Stop parce qu'elle a eu un effet inverse
en contrecarrant les intentions louables du Barreau d'explorer la diversité et de surmonter les obstacles que représente le racisme systémique dans la profession
.
Il reconnaît que le leadership au sein du Barreau est encore à majorité blanche et masculine, comme dans d'autres secteurs de la société, et que la notion de décolonisation
est toujours loin de faire l'unanimité.
Le Barreau a déployé de nombreux efforts pour diversifier son leadership au cours des années, mais il y a encore beaucoup de travail à faire, comme le montrent les statistiques sur la composition démographique de l'organisation.
M. Farrow dit qu'il faut toutefois faire attention avec ce qu'on entend dans la société au sujet des privilèges de certains groupes et qu'on doit se rappeler que les faits sont importants lorsqu'on aborde de telles questions. Il est donc injuste de dire que le Barreau est complètement déconnecté de la réalité
, dit-il.

Etienne Esquega est un des rares membres autochtones au sein du conseil d'administration sortant du Barreau ontarien.
Photo : Barreau de l'Ontario
Il reconnaît que les avocats appartiennent à un groupe de privilégiés de la société et que les membres du conseil du Barreau sont vus comme une élite au sein même de leur corps professionnel.
Il rappelle néanmoins que beaucoup d'entre eux sont des bourreaux de travail issus de divers secteurs de la pratique du droit et de différentes régions de l'Ontario.
On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier, mais c'est pourtant ce qui s'est passé dans cette élection avec le recours à des slogans chocs et à un langage populiste
, explique-t-il.
Campagne négative
Selon lui, la coalition Full Stop est devenue depuis 2019 une plateforme semblable à ce qu'on voit aux États-Unis depuis l'élection de Donald Trump ou plus récemment ici au Canada.
Ils pensent qu'il y a trop de wokisme au sein du Barreau, qu'il y a trop de dérives et trop de bureaucratie, que le Barreau réglemente trop et que ses frais annuels sont trop élevés
, déclare-t-il.
Il ajoute que leur campagne est négative parce que ces avocats crient haut et fort ce qu'ils n'aiment pas mais ne proposent rien d'autre.

Les jardins de la justice McMurtry, statue « Freedom of Expression » par Marlene Hilton Moore.
Photo : Radio-Canada / Francis Ferland
Le groupe de la bonne gouvernance tente au contraire de promouvoir une meilleure gestion des affaires internes au Barreau ainsi qu'une meilleure formation des avocats et des parajuristes.
Ils veulent soutenir l'idée de poursuivre les efforts de décolonisation, d'égalité et d'inclusivité au sein du Barreau et de la profession en général
, dit-il.
Le mot "wokisme" a été détourné de son vrai sens. Il est maintenant utilisé à mauvais escient ou de façon sarcastique et cela n'a certes pas aidé à apaiser le débat.
Le professeur Farrow rappelle que la liberté d'expression ne devrait pas être restreinte ou censurée pour autant.
Toutes les idées devraient être entendues et tous les aspects d'un argument ne devraient pas être rejetés du revers de la main, mais ces idées devraient être basées sur des faits vérifiables et non sur la peur
, ajoute-t-il.
Le wokisme, en ce sens, ne devrait donc pas être mis sur la touche
, précise-t-il. La violence, le racisme et la décolonisation doivent être abordés, selon lui, dans les discussions au sein du Barreau.
M. Farrow rappelle que dans tout ce débat, l'accent aurait dû être mis sur des questions plus importantes comme l'accès à la justice pour les plus démunis, une meilleure formation ou encore une réglementation plus appropriée de la pratique du droit.