AnalyseTroisième lien : en a-t-on vraiment besoin?
L’abandon d’un troisième lien autoroutier par le gouvernement de la CAQ est l’occasion de poser un profond diagnostic des besoins en matière de transport dans la grande région de Québec. Un tunnel pour le transport en commun est-il vraiment la solution?

La nouvelle mouture du projet ne comporterait qu'un seul tunnel au lieu de deux.
Photo : Gouvernement du Québec et Radio-Canada
Les paroles prononcées jeudi par le député de Lévis, Bernard Drainville, la gorge nouée, résument à elles seules le parcours cahoteux du projet de troisième lien.
L’engagement que j’ai pris était sincère, le trafic que j’observais l’été passé était réel, j’ai sincèrement cru que le trafic de malade qu’on avait l’été passé était la nouvelle normalité, a-t-il dit. Et puis, visiblement, une fois que les travaux se sont terminés, le nouveau trafic normal d’après la pandémie n’est pas celui qu’on avait auparavant, et c’est ce que les études démontrent.
Les mots de M. Drainville rappellent cruellement ce qu’ont dénoncé de nombreux experts depuis des années : le projet de la CAQ de construire un nouveau tunnel autoroutier de 8,3 kilomètres sous le fleuve Saint-Laurent était essentiellement fondé sur des observations empiriques, et non sur des données scientifiques.
Un projet devenu indéfendable au fil du temps, mais pourtant défendu bec et ongles par les élus. Il aura fallu attendre dix ans et la troisième version du projet pour enfin disposer d'études.
À la lumière des données à jour, nous avons dû prendre une décision difficile, mais responsable. Toujours animés par la volonté d’améliorer la mobilité et la fluidité entre Québec et Lévis, nous le ferons par un tunnel dédié au transport collectif efficace.https://t.co/SJYN0n43M0
— Geneviève Guilbault (@GGuilbaultCAQ) April 20, 2023
On peut donc se réjouir du fait que ce sont justement les données probantes qui ont incité la CAQ à opérer un spectaculaire revirement sur le projet d’un troisième lien autoroutier entre Lévis et Québec. Mais cette décision n’est que le début d’une grande aventure.
Si le but du gouvernement est vraiment d’améliorer la mobilité dans la grande région de Québec, il ne pourra faire l’économie des questions les plus difficiles, y compris celle du bien-fondé même d’un projet de troisième lien, fût-il consacré au transport collectif.
Un lien est-il nécessaire?
Presque dix ans après les balbutiements du projet, on a tout de même un peu l’impression qu’il faut tout recommencer à zéro.
Le gouvernement exclut les véhicules privés du tunnel, mais c’est tout ce qu’il annonce. Il n’offre aucun détail sur le mode de transport en commun préconisé, ni sur le tracé, ni sur l’échéance, ni sur les coûts.
Si le projet ne tient pas la route pour les voitures, il est peut-être tout aussi inutile pour le transport en commun.
Étant donné l’état de nos finances publiques, le fardeau croissant de l’entretien des infrastructures et l’explosion des coûts de construction, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle? Les besoins justifient-ils un troisième lien pour le transport en commun? Seules des études approfondies pourront apporter une réponse.
C’est précisément ce que réclament des expertes en transport, soit l’ingénieure Catherine Morency (Polytechnique Montréal), Fannie Tremblay-Racicot (École nationale d’administration publique) et Marie-Hélène Vandersmissen (Université Laval).
Elles souhaitent que l’abandon du volet autoroutier du troisième lien pousse les autorités à procéder à un véritable diagnostic des besoins en transport dans la région de Québec.
Car, avant de proposer une solution, il faut d’abord connaître les véritables besoins de la population.
À court terme, il faut surtout utiliser de façon plus judicieuse les infrastructures existantes
, a dit l’ingénieure Catherine Morency après l’annonce de jeudi.
Que peut-on faire de mieux avec les deux ponts actuels? Ouvrir des voies réservées? Offrir des trajectoires directes? Créer un service rapide par bus (SRB) à haute fréquence?
Il faut ouvrir le champ des possibles
, dit-elle. Décortiquer le problème jusqu’à la moelle et dépasser les solutions simples.
Par exemple, est-ce que l’interconnexion entre la Rive-Sud et le centre-ville de Québec est toujours aussi nécessaire? Quels sont, par exemple, les besoins de déplacement entre l’ouest et l’est de la Rive-Sud? Ou entre les villes au nord du fleuve?
Mme Morency souligne aussi qu’un projet comme le tunnel prendra beaucoup de temps à voir le jour : Peut-on investir dans des projets pour que les gens aient des options plus vite que dans 10 ans? On veut que les gens changent de comportement, mais on leur dit : attendez 10 ans.
Bien faire le bon projet
La qualité du diagnostic à établir est à prendre au sérieux, car les responsables politiques doivent répondre à une croissance projetée de 11 % des ménages dans la région de Québec d’ici 2036.
La mobilité doit être au cœur des réflexions, ce qu’a d’ailleurs reconnu la ministre Geneviève Guilbault jeudi dernier.
À cela s’ajoute le fait que le transport est responsable de près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre (GES) du Québec. Si le gouvernement veut avoir la moindre chance d’atteindre ses cibles de carboneutralité d’ici 2050, les grands projets de transport en commun doivent être au centre de la solution.
D’où la nécessité de prendre le plus grand soin de mettre en place les bons projets. Et, surtout, de bien les réaliser.
Dans la région de Québec, le projet du troisième lien a créé de telles tensions que le gouvernement peut difficilement se permettre de manquer son coup une deuxième fois.
Un projet de transport mal conçu dès le départ peut tuer dans l’œuf tout développement futur du réseau.
Imaginons un seul instant qu’un tunnel de transport en commun soit construit à coups de milliards, mais que personne ne l’utilise parce qu’il est trop compliqué pour les usagers de se rendre au point de départ du tube. Une telle erreur freinerait tout développement futur du transport en commun dans la région.
Lors de sa conférence de presse jeudi dernier, Geneviève Guilbault a souligné à plusieurs reprises son désir de voir les automobilistes de la Rive-Sud de Québec modifier leurs habitudes de transport et basculer le plus possible vers les transports en commun.
Les spécialistes en transport, dont probablement ceux du ministère que dirige Mme Guilbault d’ailleurs, savent très bien qu’il n’existe pas de baguette magique pour provoquer ce genre de transfert, aussi nécessaire soit-il.
Pour convaincre les gens de délaisser leur voiture, les services de transport en commun doivent être rapides, efficaces et confortables. S’il faut faire quatre changements par trajet, si on est pris dans les mêmes bouchons que les voitures et si le voyage se fait en classe sardine, ça ne marchera pas.
Pour y arriver, il faudra que les choix soient guidés d’abord et avant tout par la science.
Comme l’a justement souligné la ministre des Transports lors de sa conférence de presse, la santé économique de la grande région de Québec dépend d’une mobilité durable, moderne et efficace.
L’enjeu du transport en est un systémique. Il est au cœur des solutions pour qu’on puisse laisser aux prochaines générations une planète plus vivable.
Car, au rythme où vont les choses, on ne court même plus à notre perte, on y va en voiture.