Un nombre « effarant » de fouilles complètes dans les centres jeunesse du Québec

Lors d'une fouille complète, un jeune doit retirer tous ses vêtements, y compris ses sous-vêtements, puis enfiler une robe de chambre avant que soient examinées certaines parties de son corps.
Photo : Radio-Canada / Alexandre Duval
Radio-Canada a appris que, l’an dernier, les jeunes hébergés en centre de réadaptation au Québec ont subi plus de 5700 fouilles complètes, une procédure qui implique généralement le retrait de tous leurs vêtements. Le nombre est jugé « effarant » par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), qui se demande comment une « mesure d’exception » peut être utilisée aussi fréquemment.
On est préoccupés
, admet Suzanne Arpin, vice-présidente de la CDPDJ pour le mandat jeunesse. Selon elle, les données obtenues par Radio-Canada en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics soulèvent d’importantes questions.
Est-ce que toutes les fouilles sont nécessaires? [...] Est-ce que toutes ces fouilles-là ont été faites selon les règles de l'art, selon les procédures qui sont mises en place par les établissements?
demande-t-elle.
Une fouille complète est généralement effectuée à la demande d’un intervenant jeunesse, avec l’autorisation d’un superviseur. Divers motifs peuvent être invoqués, comme la possible possession de drogue, d’une arme ou d’un objet qui pourrait représenter un danger pour le jeune ou pour autrui.
Lors de la fouille, qui se fait dans un lieu en retrait, deux adultes doivent être présents, dont au moins un du même sexe que le jeune.
Le jeune doit alors retirer tous ses vêtements – y compris ses sous-vêtements – avant de se couvrir avec une robe de chambre ou une serviette. C’est à ce moment qu’il subit une inspection visuelle de certaines parties de son corps : aisselles, nuque, intérieur de la bouche, intérieur des mains, plante des pieds, etc.
La nudité du jeune n’est toutefois jamais exposée aux adultes présents. En ce sens, la fouille complète ne peut pas être qualifiée de fouille à nu
, une pratique interdite. Mme Arpin émet toutefois un bémol : la fouille complète reste une pratique très, très intrusive
, selon elle.
« Si je vous demande de dévoiler un petit bout d'aisselle, la cuisse, la plante des pieds, la bouche, non, je ne suis pas nue devant vous, mais je ne suis quand même pas dans mes vêtements. Il a quand même fallu que je me dénude. »
Les jeunes qui subissent ces fouilles complètes sont soit des enfants placés en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse, soit des mineurs qui ont commis un crime et écopé d’une peine à travers le système de justice pénale pour adolescents.
Qu’ils soient hébergés dans un foyer de groupe ou dans un centre de réadaptation, Mme Arpin rappelle que ces jeunes ont des droits. Chaque fouille doit donc être justifiée par des motifs raisonnables.
« Pour ces jeunes-là, le centre de réadaptation, ça devient leur maison. C'est un endroit où, normalement, on devrait pouvoir avoir le respect de sa vie privée, de son intégrité, de son intimité. »
J’étais humilié
C’est justement ces droits qu’Esteban Torres, qui a vécu dans un centre jeunesse au début des années 2010, a l’impression d’avoir perdus durant une partie de son adolescence.
Des années après avoir quitté le réseau de la protection de la jeunesse, Esteban dit encore faire des cauchemars à ce sujet. Il n’est pas surpris
par l’ampleur des statistiques, lui qui affirme avoir subi des fouilles complètes à répétition.
« Je me sentais tellement mal. Je sentais que j'étais humilié. C'était quelque chose que je ne voulais pas revivre et ça recommençait chaque fois, chaque semaine. »
Malgré les nombreuses fouilles complètes qu’il dit avoir subies, Esteban soutient que jamais les intervenants n’ont trouvé de drogue ou d’arme sur lui.
Ça me choquait que je doive faire ça juste pour pouvoir prouver que je n'avais pas d'armes et pas de drogues, et pourtant, je n'étais pas du genre à consommer beaucoup et à me mettre dans des bagarres ou des situations comme ça
, raconte-t-il.
« Je sentais qu'on ne me faisait pas confiance. Je sentais qu'on ne m'écoutait pas. »
Des résultats mitigés
Radio-Canada a tenté d’obtenir le verdict des fouilles complètes effectuées partout dans la province, mais presque tous les CISSS et les CIUSSS n’ont pas été en mesure de fournir cette donnée.
Chez ceux qui l’ont fournie, cependant, on constate que de très nombreuses fouilles complètes n’ont pas confirmé les motifs invoqués.
Au CISSS de Laval, par exemple, seulement 163 saisies d’objets dangereux ou illégaux ont été faites l’année dernière. Pourtant, 666 fouilles complètes avaient été effectuées.
C’est sans compter que certains objets ont pu être saisis au terme d’une fouille sommaire – il y en a eu 181 l’an dernier au CISSS de Laval – qui se limite à l’utilisation d’un détecteur de métal ou à une palpation par-dessus les vêtements.
C’est également sans compter que certains objets ont pu être saisis parce que le jeune y a consenti avant même de subir une fouille sommaire ou une fouille complète.
Notre objectif, c’est toujours la sécurité
Au CIUSSS de la Capitale-Nationale, la coordonnatrice en réadaptation interne Sylvie Ménard n’est pas en mesure de dire quel pourcentage de fouilles ne mène pas à une saisie, mais elle confirme que ce n’est pas rare.
Cela ne signifie pas pour autant que les motifs invoqués pour faire la fouille n’étaient pas raisonnables ou fondés, selon Mme Ménard.
« Je vais vous donner juste un exemple. À un moment donné, j'ai découvert une cannette de liqueur. N'importe qui aurait pensé que c'est une cannette de liqueur bien normale. Finalement, par hasard, on a vu qu'il y avait un faux fond et que notre jeune cachait sa consommation [de drogue] dans cette cannette-là. »
Mme Ménard indique qu’avant d’en arriver à la fouille complète, les intervenants tentent toujours d’inciter le jeune à remettre volontairement les objets dangereux qu’il pourrait avoir en sa possession.
Elle souligne par ailleurs qu’un objet dangereux n’est pas toujours un objet illégal ou interdit.
Je vous donne un exemple. J'ai une jeune qui s'automutile de façon très importante [...] Je vais m'assurer qu'elle n'ait pas d'aiguille sur elle. Ce n'est pas un objet illégal. Mes autres jeunes pourraient avoir des aiguilles et coudre, il n'y en a pas de problème avec les aiguilles, mais dans son cas à elle, ça peut être un problème.
Notre objectif, c'est toujours la sécurité, la sécurité des jeunes. S'il faut que je procède à une fouille pour m'assurer que mon jeune va être en sécurité et que mes autres jeunes vont être en sécurité, je vais le faire à partir du moment où j'ai des doutes
, résume Mme Ménard.
Disparités régionales importantes
Cela dit, les statistiques de fouilles complètes varient de manière importante d’une région à l’autre. Au Saguenay, par exemple, 83 fouilles complètes ont eu lieu l’an dernier, alors que la région compte 128 places occupées en centre de réadaptation.
Dans la Capitale-Nationale, le nombre de places occupées est presque le même (137), mais le nombre de fouilles complètes est presque 10 fois plus élevé (794).
Mme Ménard affirme que cette différence est peut-être due au fait que le CIUSSS de la Capitale-Nationale consigne de manière rigoureuse chaque fouille. Des fois, j'ai tendance à dire qu'on est plus catholique que le pape, mais n'empêche, je pense que c'est la bonne façon de faire.
Les statistiques élevées du CIUSSS de la Capitale-Nationale sont peut-être aussi influencées par le fait qu’une fouille complète peut parfois être compilée même si l’objet recherché est trouvé dans la chambre du jeune, avant qu’il ne doive se dévêtir.
Je n'aurais pas tendance à dire que c'est fréquent, mais ça arrive
, résume Mme Ménard, sans pouvoir avancer de chiffre précis sur le nombre de fouilles complètes qui s’arrêtent à ce stade.
Ces mêmes explications sont aussi avancées par le CISSS de la Montérégie-Est, qui enregistrait l’an dernier le nombre le plus élevé de fouilles complètes dans la province, soit 957.
Outre le fait que le CISSS de la Montérégie-Est compte 367 places en centres de réadaptation, la proximité géographique avec Montréal amène certains problèmes, comme le trafic d’armes ou de drogues, qui peuvent expliquer pourquoi autant de fouilles sont jugées nécessaires.
Quand on a des informations sur un jeune qui va revenir avec du Xanax, c'est une substance qui est super dangereuse qui mène à des arrêts respiratoires, on ne veut pas que cette substance-là entre dans nos murs. On va fouiller
, indique Sophie Dubuc, coordonnatrice à l’hébergement jeunesse en Montérégie.
Mme Dubuc appelle quand même à la prudence dans la comparaison de données entre les différentes régions, notamment parce qu’il n’existe pas de norme provinciale sur la manière de les compiler, dit-elle.
« C'est quand même difficile de comparer les statistiques d'un établissement à l'autre [...] On ne compile pas les fouilles de la même façon. »
Des pratiques différentes
Malgré tout, les écarts dans le nombre de fouilles complètes réalisées dans chaque région inquiètent la vice-présidente de la CDPDJ
pour le mandat jeunesse, Suzanne Arpin.Il faut que le ministère de la Santé et des Services sociaux revoie ses critères et qu'ils soient uniformes à travers le Québec. Ce n'est pas parce qu'on habite en Outaouais ou en Gaspésie que les règles doivent être différentes
, dit-elle.
En analysant les procédures de chaque région concernant les fouilles, Radio-Canada a aussi constaté que les pratiques peuvent varier d’un endroit à l’autre.
Par exemple, lors des fouilles complètes, certains centres de réadaptation demandent au jeune de faire des sauts et des squats après avoir enfilé sa robe de chambre, pour s’assurer qu’aucun objet ne soit retenu dans le pli d’une articulation. D’autres centres interdisent le recours aux sauts et aux squats.
En Abitibi-Témiscamingue, les jeunes qui sont hébergés dans une unité sécuritaire subissent systématiquement une fouille – qui peut être complète ou sommaire – à leur admission ainsi qu’au retour d’une sortie autorisée.
Au CISSS de la Montérégie-Est, cette fouille n’est systématique que pour les jeunes contrevenants qui ont été en contact avec d’autres personnes durant leur sortie autorisée.
Durant une fouille complète, le CISSS de la Montérégie-Est autorise aussi la palpation par-dessus la robe de chambre, en suivant les contours du corps
, mais sans toucher aux organes sexuels
.
Les procédures des autres régions ne font quant à elles aucune mention de ce possible recours à la palpation lors d’une fouille complète. Selon la CDPDJ
, il faut mettre fin à de telles différences dans les manières de faire les fouilles complètes entre les régions.« On ne peut pas faire ça pour notre population de jeunes. Il faut que ce soit uniforme. Ça prend des directives du ministère qui sont claires et précises. »
De plus, la CDPDJ
croit que le gouvernement du Québec a une occasion de mieux faire les choses à travers la réforme du système de santé que le ministre Christian Dubé a récemment déposée.Le projet de loi 15 prévoit notamment la création d’un registre des incidents et des accidents dans le réseau de la santé et des services sociaux; la CDPDJ
estime que les fouilles dans les centres de réadaptation devraient être compilées dans ce futur registre.
L'an dernier au Québec, plus de 5700 fois, des mineurs ont subi des fouilles complètes, sans leurs sous-vêtements. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse sonne l'alarme et demande que le gouvernement encadre mieux le recours à ce type de fouille. Voici ce qu'a appris Alexandre Duval.
Faible nombre de plaintes
Suzanne Arpin s’interroge par ailleurs sur le faible nombre de plaintes déposées concernant les fouilles dans les centres de réadaptation. Depuis 2015, la CDPDJ
n’a ouvert que trois enquêtes à ce sujet.La plupart des régions n’ont pas été en mesure de dire à Radio-Canada combien de fois leur commissaire aux plaintes et à la qualité des services a reçu des signalements par rapport aux fouilles.
Parmi les régions qui ont pu fournir cette donnée, le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal confirme n’avoir reçu que deux plaintes au cours des cinq dernières années. C’est pourtant le CIUSSS qui compte le plus grand nombre de places occupées en centre de réadaptation (486) dans toute la province.
Selon Mme Arpin, c’est un signe que les jeunes hébergés en centre de réadaptation et en foyer de groupe ne sont peut-être pas suffisamment sensibilisés.
« Il va falloir réfléchir à comment mieux informer nos jeunes en centre de réadaptation sur le fait qu'ils ont des droits à faire respecter. »
Même s’il dit avoir subi des fouilles complètes à répétition, Esteban Torres affirme qu’il n’a jamais cru bon porter plainte, car il n’avait pas confiance en l’indépendance du processus.
C’est pourquoi il réclame aujourd’hui que le recours aux fouilles soit mieux encadré. Il faudrait qu'il y en ait moins et il faudrait qu'on fasse plus confiance aux jeunes
, résume-t-il.
Avec son expérience personnelle, il se dit convaincu que les fouilles à répétition laissent des séquelles chez les jeunes.
Ils vont être traumatisés à vie et je trouve ça dommage parce que des fois, ça les empêche d'avancer. Ce sont des traumatismes qui ne sont pas réglés et il n'y a personne qui est là pour les entendre
, déplore Esteban.