Présumé crime haineux : y a-t-il une culture du silence au sein des pompiers d’Ottawa ?

Les faits se seraient produits à la caserne 47, en septembre 2022. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Francis Ferland
Deux enquêtes internes des pompiers d’Ottawa lèvent le voile sur une possible culture du silence.
En septembre dernier, une recrue ouvertement non binaire du service des incendies d’Ottawa aurait été étranglée par un de ses collègues, et elle aurait ensuite subi des pressions de son superviseur pour ne pas signaler l’agression. C’est ce que concluent deux enquêtes internes.
Selon les rapports finaux qui ont été consultés par CBC News, la recrue avait tellement peur de subir des représailles pour avoir dénoncé ce qui s'est passé qu’elle a demandé à ses patrons d'effacer ses coordonnées de tous les dossiers du service d'incendie, ce que le service a fait, selon les documents.
Certains des témoins interrogés ont également exprimé leurs inquiétudes quant aux répercussions possibles d’avoir fourni des preuves
.
Le service des incendies estime que deux pompiers, qui ne sont pas nommés dans les rapports, auraient enfreint les politiques municipales et provinciales en matière de harcèlement et de sécurité au travail.
On conclut toutefois que les deux hommes n’auraient pas harcelé verbalement la présumée victime quant à son identité sexuelle, son apparence ou ses pronoms comme elle le soutenait. Mais ces enquêtes posent tout de même des questions sur l'inclusivité au sein du Service des incendies d'Ottawa.
Les deux pompiers blâmés dans le rapport font tous deux l'objet d'accusations criminelles en rapport avec ce qui s'est passé le 14 septembre 2022 à la caserne 47, dans le quartier Barrhaven. L’homme qui a présumément étranglé la recrue fait face à des accusations de voies de fait et de harcèlement, alors que son superviseur est accusé de négligence criminelle pour avoir omis de lui fournir des soins médicaux.
Le premier a été congédié, tandis que le deuxième sera suspendu trois jours sans salaire, selon ce qu’ont confirmé leurs avocats la semaine dernière.
Même si deux rapports d’enquête les trouvent coupables, les deux hommes demeurent innocents aux yeux de la justice, puisque les allégations n’ont pas été prouvées devant un tribunal, c’est pourquoi le conditionnel est utilisé dans ce texte.
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La victime dissuadée de porter plainte
Les deux rapports internes obtenus par CBC ont été rédigés par le chef adjoint du Service des incendies d'Ottawa, Dave Matschke. Il avait la tâche de déterminer si les politiques de sécurité au travail et le code de conduite de la Ville avaient été enfreints.
Son enquête a débuté en septembre, avant d’être interrompue quelques mois, le temps que la police mène sa propre enquête. Elle a repris à la fin du mois de novembre et s’est finalement terminée en février. Huit personnes ont été interrogées, dont la présumée victime, les deux pompiers sanctionnés, ainsi que des témoins.
Les faits se seraient produits dans le cadre d’une compétition amicale, qui est courante dans les corps de pompiers. Les recrues se disputent le droit d'effectuer des tâches telles que la vaisselle, afin de démontrer leur enthousiasme aux pompiers plus anciens.
La présumée victime, qui n’a pas été identifiée parce qu’elle craint des répercussions publiques, aurait été étranglée et poussée contre un comptoir de cuisine, conclut M. Matschke.
Selon les rapports, l’agression ne se serait toutefois pas déroulée exactement comme la présumée victime l’a racontée. Cette dernière et un de ses collègues auraient commencé par se bousculer de manière consensuelle, avant qu’il ne l’étrangle. Ce geste présumé allait bien au-delà de ce qui est normal
dans ce contexte, écrit M. Matschke.
Le même jour, la recrue aurait informé son superviseur qu’elle était blessée, et elle aurait demandé à aller à l'hôpital. Ce dernier lui aurait dit : Tu vas bien et tu n’iras pas à l'hôpital. Tu respires, tu peux bouger. La meilleure chose que tu peux faire pour ta carrière, c’est de monter dans le camion [...] et aller chez des résidents vérifier les détecteurs de fumée
, peut-on lire dans le rapport.
Plus tard cette même journée, la recrue a déclaré que son superviseur lui aurait demandé de se calmer et d’aller s’asseoir dans un placard, après quoi il aurait éteint les lumières et claqué la porte.
Le superviseur lui aurait supposément dit : Ça n'a rien à voir avec toi. Il s'agit d'une simple bagarre qui a dégénéré. Tu n’es pas la première personne à être étranglée, de nombreux pompiers l'ont déjà été. J'ai été étranglé au travail et c'est quelque chose qui arrive, et on peut s'en remettre. Beaucoup de pompiers se sont déjà battus et se sont fait mal. Personne ne se dénonce. Tu n’iras pas rapporter ça, nous sommes une famille, et nous réglons ça à la caserne. [...] Tu ne veux pas que les autres t’en tiennent rigueur et je ne tolérerai pas que ça se produise sous ma supervision.
Dans le rapport, le superviseur a une version différente de l’altercation, mais il reconnaît que la conversation portait sur la possibilité de porter plainte. Sur ce point, M. Matschke s’est toutefois rangé du côté de la présumée victime.
Des commentaires sortis de leur contexte
La recrue qui est ouvertement non binaire affirme avoir été harcelée par rapport à son identité de genre avant et pendant la présumée agression. Dans le rapport d’enquête, elle rapporte des commentaires qui auraient été faits par ses collègues :
Tu es lesbienne et toute cette histoire de [non-binaire queer] n'a pas de sens. C’est seulement quelque chose qui est devenu populaire récemment, et ça n’existait pas il y a quelques années.
Les gars de la caserne ne comprennent pas le "iel", pourquoi ne peut-on pas dire "elle".
Tu t'en sors bien dans cette caserne. D'autres casernes s'occuperaient de toi et tu ne tiendrais pas le coup.
D’après les témoignages récoltés pendant l’enquête, le rapport conclut que ces commentaires étaient soit sortis de leur contexte
ou non fondés.
Les témoignages confirment que des efforts considérables ont été faits pour que la personne plaignante se sente accueillie et incluse dans l'équipe, et qu'à aucun moment il n'y a eu d'attitude négative à son égard
, écrit M. Matschke.
Des procédures judiciaires toujours en cours
L’avocat du pompier accusé d’avoir étranglé la recrue a déclaré qu’il ne commenterait pas le rapport.
Joshua Clarke, l'avocat du pompier superviseur a pris acte des conclusions de l’enquête interne, mais il les conteste et il s'oppose à la suspension.
Selon lui, il ne faudrait pas conclure que son client sera également reconnu coupable des accusations criminelles portées contre lui.
Il est important de connaître les différents standards. Les enquêtes internes requièrent un niveau de certitude de 50 % plus un. Les accusations criminelles exigent une preuve au-delà de tout doute raisonnable
, ajoute M. Clarke.
De son côté, l'Association des pompiers professionnels d'Ottawa, le syndicat des deux pompiers sanctionnés, n'a pas voulu commenter les rapports internes du service des incendies, puisque des procédures judiciaires sont en cours.
La Ville, quant à elle, affirme ne pas être en mesure de commenter les rapports puisqu’il s’agit de cas particuliers.
Grief du syndicat
Le syndicat des pompiers a déposé un grief à la suite du congédiement et de la suspension des deux pompiers, selon ce qu’a rapporté le président de l’association, Dave André, à CBC.
Nous continuons de soutenir tous nos membres concernés
, écrit-il dans un courriel.
Sur le site web du syndicat, M. André écrit qu’il pourrait n'avoir d'autre choix que de contester [les sanctions]
.
Le comité des griefs du syndicat a rencontré la Ville à deux reprises, et elle l’a informé qu’aucun changement ne serait apporté aux sanctions imposées.
Le syndicat doit maintenant désigner un avocat dans l’éventualité où l’affaire irait en arbitrage.
Nous tenons à préciser que tous les membres ont le droit de travailler dans un environnement exempt de discrimination, de violence ou de harcèlement. Cette position n'a pas changé et nos actions ne la contredisent pas
, ajoute M. André.
La présumée victime est toujours en congé payé.
Avec les infotmations de Kristy Nease, de CBC News