•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Secrets et mystère au procès d’un scientifique en recherche militaire accusé de fraude

Le témoin Youri Rousseau

L'accusé Éloi Bossé

Photo : Radio-Canada

Le procès d'un scientifique de haut niveau, qu'un témoin croyait être un espion, lève (un peu) le voile sur le monde mystérieux des recherches militaires menées à Valcartier, où s'entremêlent guerre d'ego et tension.

Éloi Bossé, 66 ans, aurait profité de son poste pour faire acheter au ministère de la Défense des logiciels bidon, alors qu'il dirigeait une équipe de scientifiques du Centre de recherche et de développement de l'Armée canadienne.

Sans avocat, le docteur en génie électrique se défend d'accusations de fraudes : il aurait détourné près de 500 000 $ en fonds publics entre 2008 et 2011.

Informations secrètes et sécurité nationale

À l’ouverture du procès, le 13 mars, le procureur fédéral, Me Henri Bernatchez, a informé la juge que des renseignements sensibles ne seront pas accessibles pour ne pas nuire aux relations internationales. Ces informations pourraient même compromettre la sécurité nationale, avertit le procureur.

Les deux avocats marchent vers la salle d'audience.

Les procureurs Andréane Côté et Henri Bernatchez représentent le Service des poursuites pénales du Canada dans le dossier d'Éloi Bossé.

Photo : Radio-Canada / Yannick Bergeron

Dès le début du processus judiciaire, en 2019, Ottawa a obtenu un jugement pour protéger certains renseignements classifiés. Un juge de la Cour fédérale a alors rendu une ordonnance pour que certaines informations dans la preuve soient caviardées. Certains témoins sont allés peut-être un peu plus loin sur certains sujets, explique Me Bernatchez.

Dans son ordonnance de caviardage, le tribunal résume la nature des informations secrètes.

Ainsi, les renseignements concernant la capacité d’un système de combat militaire, des informations sensibles sur les programmes militaires et des détails de nature opérationnelle classifiés ne sont pas accessibles. Des détails concernant un partenariat avec des pays alliés qualifiés de sensibles sont aussi cachés, même pour la juge Marie-Claude Gilbert, qui préside le procès de Bossé.

Ces éléments ne sont pas pertinents aux accusations, a assuré Me Bernatchez, qui pilote le dossier avec une autre procureure fédérale, Me Andréane Côté.

Si Éloi Bossé devait aborder ces questions durant sa défense, vous pouvez vous attendre à une objection, a indiqué à la juge Me Bernatchez.

Les Forces canadiennes à l'affût

Pour s'assurer que des informations secrètes ne soient pas divulguées durant le procès, l'Armée y a aussi délégué un représentant. L'ex-scientifique en chef du Centre de recherche de Valcartier, Bruno Gilbert, écoute attentivement les audiences, notant absolument tout.

Bruno Gilbert regarde l'objectif de la caméra.

Bruno Gilbert s'assure de protéger les secrets d'État pendant le procès d'Éloi Bossé.

Photo : Radio-Canada

Alors que seuls les avocats peuvent habituellement prendre la parole lors des débats, Me Bernatchez a avisé la juge que monsieur Gilbert pourrait intervenir directement au tribunal. La Loi lui accorde ce rôle.

L'ancien directeur général du Centre de recherche s'est d'ailleurs levé à l’occasion, lors des témoignages d'employés, pour prévenir le dévoilement de certaines informations.

Le scientifique semble particulièrement sensible aux termes utilisés pour identifier des lieux ou des locaux qui se trouvent sur le site hyper sécurisé de recherche et développement.

Une affiche indique qu'il est interdit de faire voler des drones à proximité.

Le Centre de recherche et développement de Valcartier est un endroit sous haute surveillance.

Photo : Radio-Canada / Carl Boivin

Lors de ses contre-interrogatoires, Éloi Bossé utilise aussi des documents qu'il veut déposer en preuve. Quand c'est le cas, l'audience est interrompue pour que le gardien des secrets de l’Armée puisse les scruter avant de les approuver.

Et la fraude?

Selon les prétentions de la poursuite, Éloi Bossé aurait approché un magasin d’informatique de Sainte-Foy en 2008 pour vendre des logiciels. Il aurait ensuite demandé à ses employés de Centre de recherche d’acheter ces logiciels, à fort prix.

Trois boîtiers contenant des CD

Le gouvernement a payé 99 500 $ pour la suite SAFARI, qui se serait avérée inutile pour le Centre de recherche.

Photo : Radio-Canada / Yannick Bergeron

C’est ainsi que le propriétaire de CyberPC, Martin Gingras, s’est retrouvé partenaire d’affaires du scientifique, qui enseignait aussi à l’Université Laval.

Il émane du témoignage de Gingras qu’il était très impressionné par le statut de l'éminent chercheur. Il croyait à l'époque qu'il s'agissait possiblement d'un espion international travaillant pour le gouvernement canadien.

Martin Gingras, 56 ans, a reconnu sa culpabilité pour sa participation à une fraude contre la Défense nationale et purge actuellement une peine de 18 mois, dans la collectivité.

Le quinquagénaire porte une casquette et des lunettes.

Martin Gingras purge une peine dans la collectivité pour avoir fraudé le gouvernement. C'est Éloi Bossé qui aurait orchestré le stratagème, selon la poursuite.

Photo : Radio-Canada / Yannick Bergeron

Il doit respecter plusieurs conditions, dont celle de ne pas communiquer avec Éloi Bossé, condition qui a été suspendue le temps de son témoignage.

Martin Gingras a fondé CyberPC avec sa mère en 1996. Il se qualifie de technicien en informatique autodidacte, qui n’a aucune connaissance en programmation. J’ai essayé. J’ai regardé des livres et ça me donnait mal à la tête, avouera-t-il.

Bossé, qu'il ne connaissait pas avant qu'il entre dans son commerce, lui aurait dit ce n’est pas grave, puisque son rôle allait se limiter à vendre les logiciels.

Trois boîtiers de logiciels.

La suite PANDA contient les travaux d'un étudiant au doctorat supervisé par Éloi Bossé. Le 3e CD contient des rapports copiés-collés des deux premiers CD. Le gouvernement a versé 50 000 $ pour acheter les 3 disques.

Photo : Radio-Canada / Yannick Bergeron

Le scientifique a promis au petit commerçant de toucher une commission de 20 %. Le propriétaire de CyberPC offre donc sur son site web les logiciels sur CD fournis par Bossé, au prix fixé par le chercheur.

« À la fin c’était 25 000 $ par module que je vendais. Il pouvait y avoir trois modules par logiciel »

— Une citation de  Martin Gingras, ex-propriétaire CyberPC

Des employés sous les ordres de Bossé commencent à avoir des doutes sur les achats qu'il leur demande d’effectuer dans cette petite boutique que l'un d'eux qualifiera de RadioShack lors du procès.

Assis sur un banc, il tient un téléphone à la main et discute.

Le directeur du Centre de recherche et développement de Valcartier, Guy Vézina. Selon lui, les logiciels provenant de CyperPC avaient peu de valeur scientifique.

Photo : Radio-Canada / Yannick Bergeron

Lors de son témoignage, l'actuel directeur général du Centre de recherche, Guy Vézina, a parlé d'un endroit qui vendait des câbles, des souris et des claviers pour souligner que CyberPC n'avait pas l'envergure des fournisseurs habituels de son organisation.

Enquête administrative

Les soupçons ont mené le Centre de recherche militaire à ouvrir une enquête administrative.

Martin Gingras dit que Bossé l’a informé de la situation tout en lui disant de ne pas s’inquiéter puisque tout est en règle. Il est simplement la cible d’un employé mécontent. Le vendeur d’ordinateurs le croit. Pour moi, c’était un semi-Dieu dans le domaine, témoigne Gingras.

Un graphique avec des notes et des codes

Éloi Bossé a produit un document pour justifier à son organisation les achats effectués chez CyberPC. On y retrouve ce graphique.

Photo : Extrait d'un document déposé en preuve

Il témoigne que ses illusions sont tombées quand Bossé l'a convoqué à son domicile pour l’informer qu’il faisait désormais l'objet d'une enquête policière.

Dans ma tête ça fait ding ding ding, témoigne Gingras. On ne parle plus de sécurité nationale, il est en train de m'entraîner dans une histoire judiciaire.

Il affirme que le scientifique lui demande alors d’effacer les preuves, redoutant une perquisition. Le technicien informatique détruit deux disques durs et récupère un portable de la Défense nationale, que Bossé aurait signalés comme volés. Il passe aussi une clé USB au micro-ondes.

« C’était un crime pur et net. C’était juste couvrir mes traces à moi, et celles de M. Bossé »

— Une citation de  Martin Gingras, ex-propriétaire de CyberPc

En plus du matériel informatique corrompu, le propriétaire de CyberPC va quitter la résidence du scientifique avec une boîte de métal remplie de billets de 20 $.

Tiens, c'est à toi, a dit Bossé. Martin Gingras affirme aussi qu’il ne voulait pas de l’argent et qu'il a promis au scientifique de lui retourner.

En attendant, il passe à la banque pour y déposer les billets, disant à l’employée qu’il avait changé d’idée sur l’achat d’une voiture.

Elle a mis ça dans la machine à compter et elle est revenue me voir pour dire qu’il y avait 40 000 $, se rappelle le témoin de la poursuite.

Épuisé, Martin Gingras ferme son commerce et s’installe au Lac-Saint-Jean alors que l’enquête policière se poursuit. À partir de ce moment, il communiquera avec Bossé seulement avec un téléphone cellulaire prépayé, et parlera par codes, s'inspirant des trafiquants de drogue. Il explique que CD, voulait dire 1000 $ et photo, 100 $.

Un bâtiment l'hiver.

Martin Gingras affirme que l'accusé lui a donné plusieurs rendez-vous à L'Étape, dans le parc des Laurentides, où il lui aurait remis plusieurs milliers de dollars en liquide.

Photo : Radio-Canada / Lynda Paradis

Bossé va lui donner rendez-vous à L’Étape pour récupérer l’argent, en plusieurs occasions, assure le témoin.

On se voit à 6 h. 12 CD, et Gingras comprenait qu’il devait se présenter à la halte du parc des Laurentides avec 12 000 $ à 6 h.

Les années passent et l’enquête policière n’aboutit pas. Le technicien croit toujours avoir affaire à un espion.

Pour moi vous étiez comme protégé comme par en haut, par la hiérarchie, vous étiez invincible, dira-t-il à l’accusé lors de son contre-interrogatoire.

Encore aujourd’hui, alors qu’il purge une peine pour son implication, Gingras semble entretenir un doute.

J'ai toujours espoir que vous êtes un superhéros, lance-t-il, disant espérer encore aujourd'hui avoir simplement participé à un processus top secret.

Le dessin de son fils sur un logiciel

Le Service national des enquêtes des Forces canadiennes s'est intéressé à un dessin du fils d'Éloi Bossé, Étienne, qui est devenu le logo du logiciel nommé IDEFIX, vendu par CyberPC.

Montage.

À gauche, le dessin du fils d’Eloi Bossé. L’esquisse a servi de logo pour un logiciel vendu par CyberPC (à droite) à la demande du scientifique.

Photo : radio canada

En décembre 2013, des enquêteurs rencontrent Étienne Bossé pour lui demander s’il est l’auteur du dessin représentant un chien. Le fils confirme avoir fait l’esquisse à la demande de son père, mais qu’il n’a jamais terminé le projet, qui manque d'ailleurs de finition à ses yeux d'artiste.

Il explique à l'enquêteur que son père lui avait demandé d'utiliser des motifs d’art amérindien pour les fusionner dans un dessin imitant le célèbre Idéfix, de la bande dessinée Astérix.

Étienne Bossé semble étonné d’apprendre de la bouche de l’enquêteur que son esquisse a servi de logo pour un logiciel acheté par le gouvernement.

Extrait de la transcription de l’interrogatoire policier

Enquêteur : Est-ce qu'il t'avait payé, ton père, pour ton travail?
Fils : Non.
Enquêteur : Pas du tout?
Fils : Non. Ce travail-là... j'ai... ben, comme je vous dis, moi j'ai, j'avais vraiment l'impression que c'était pas fini là. [...]
Fils : C'était pas quelque chose, pour moi, qui était... Ben là vous me dites que c'est c'est le logo d'un logiciel. Je vais aller chercher mes copyrights. [Rires]

Témoins hostiles et adultère?

Plusieurs employés ou ex-employés du Centre de recherche ont défilé à la barre des témoins depuis le début du procès. À certains moments, lors des contre-interrogatoires, la juge est intervenue pour que les échanges restent courtois.

L'homme est assis sur un banc et tient un cahier, noirci de notes.

Éloi Bossé prend d'innombrables notes durant le procès. Il les révise, ici, lors d'une pause.

Photo : Radio-Canada / Yannick Bergeron

Certaines réponses ont fait état de la tension qui existait au Centre de recherche, alors que Bossé y dirigeait une section. Il y avait des frictions, notamment entre différents groupes de recherche où le passage d'un employé dans un autre groupe pouvait être mal vu.

À travers ses questions, Bossé lance soudain à un témoin : Vous connaissiez la maîtresse de monsieur [un dirigeant]..., soulevant une objection de la Couronne. La juge a demandé à Bossé qu'elle en était la pertinence, ce à quoi l'accusé a dit vouloir tester la crédibilité du témoin.

Candidat aux élections

Éloi Bossé a fait sourciller un autre témoin en contre-interrogatoire. Ex-militaire, Youri Rousseau occupait le poste de directeur de l'approvisionnement au Centre de recherche lors des fraudes. Il est aujourd'hui sous-ministre associé au secrétariat à la Capitale-Nationale.

Monsieur Rousseau a haussé les épaules, surpris, lorsque l'accusé lui a demandé de confirmer qu'il s'était présenté aux élections. Sous la bannière libérale, Youri Rousseau a effectivement été défait par le conservateur Gérard Deltel lors des élections de 2015.

Éloi Bossé est passé à une autre question, sans expliquer l'importance de cette information, dans son dossier.

L'accusé Éloi Bossé.

Éloi Bossé avait reconnu sa culpabilité aux accusations, avant de changer d'idée prétextant un malentendu avec son avocat de l'époque. Il a décidé de se défendre lui-même à son procès.

Photo : Radio-Canada

La trace de l'argent

Dans le cadre de l'enquête, les comptes bancaires de CyberPC et Éloi Bossé ont été scrutés par un juricomptable. Claude Gignac a produit un rapport indiquant les montants reçus par CyberPC pour la vente des logiciels.

Il s'est intéressé aux transactions suivantes, qui consistaient par la suite à l'émission de chèques à l'ordre d'Éloi Bossé. Le juricomptable a relevé que des dépôts correspondants à ses montants ont ensuite été effectués dans les comptes bancaires personnels du scientifique.

Sans avocat

Comme l'ingénieur électrique n'a pas d'avocat, la juge Marie-Claude Gilbert est intervenue à plusieurs reprises au cours du procès pour vulgariser à son intention des règles de droit. Patiemment, elle a guidé Bossé dans les dédales des procédures, afin de lui permettre d'avoir une défense pleine et entière.

Son procès fera une pause pendant deux semaines avant de reprendre à la mi-avril. Éloi Bossé pourra alors présenter sa défense.

Commentaires fermés

L’espace commentaires est fermé. Considérant la nature sensible ou légale de certains contenus, nous nous réservons le droit de désactiver les commentaires. Vous pouvez consulter nos conditions d’utilisation.

En cours de chargement...