Nos alumineries sont les plus rentables du monde, selon une étude de McKinsey
Le ministre Pierre Fitzgibbon mettait en garde, en février, contre le risque d'une fermeture des alumineries si elles n'obtenaient pas des blocs d'énergie supplémentaires.

Le Québec héberge huit des neuf alumineries du Canada, comme celle d'Alouette, à Sept-Îles.
Photo : Gracieuseté : Aluminerie Alouette
Une étude confidentielle des firmes McKinsey et Hatch, financée par le gouvernement du Québec pour le compte de l'industrie, révèle que les alumineries québécoises sont les plus vertes et les plus profitables de la planète. Ce document obtenu par Radio-Canada remet en perspective le spectre d'une fermeture des alumineries, brandi par le ministre de l'Économie, si jamais elles n'obtenaient pas davantage d'électricité à bas coût pour leurs projets.
Les alumineries québécoises sont fondamentalement dans une position enviable
, conclut l'étude de 130 pages, réalisée en mai 2019, pour le compte d'AluQuébec, la grappe industrielle de l’aluminium au Québec.
« L'avantage concurrentiel du Québec est principalement attribuable aux coûts de l'énergie, qui sont inférieurs d'environ 37 % à la moyenne du reste du monde. »
L'étude calcule que les alumineries du Québec ont un coût de production total de 13 % moins élevé qu'aux États-Unis, de 11 % moins qu'en Russie et de 7 % moins qu'en Chine.
Même un avantage de 7 %, c’est énorme
, réagit le professeur de l’Université d’Ottawa et spécialiste de l'économie de l'énergie Jean-Thomas Bernard. Il rappelle que les alumineries québécoises bénéficient, en plus, d'un accès privilégié au marché américain
.
Un coût réel de l'énergie au Québec encore plus faible
L'étude place les alumineries des Émirats arabes unis à un coût de production légèrement plus faible que le Québec, mais une note de bas de page indique que le calcul du coût de l'énergie des usines québécoises ne prend pas en compte l'électricité autoproduite.
Or, en tenant compte de l'électricité générée, à bas coût, par les alumineries du Québec qui possèdent leurs propres barrages, elles deviennent plus rentables que celles des Émirats arabes unis.
Selon un rapport de l’Association de l’aluminium du Canada, les alumineries utilisent au total 4600 mégawatts (MW), dont la moitié (2343 MW
) est produite par elles-mêmes (2093 MW chez Rio Tinto Alcan et 250 MW chez Alcoa).Cette électricité autoproduite coûterait environ 1 cent le kilowattheure (kWh) à Rio Tinto, soit beaucoup moins que le tarif négocié avec Hydro-Québec pour le reste de l'électricité que la compagnie consomme (moins de 4 cents le kWh
, en moyenne, ces dernières années).Le coût de l'énergie des alumineries québécoises ne serait donc pas de 364 $ américains la tonne comme indiqué dans le tableau, mais plutôt autour de 250 $ US.
L’énergie représente l’intrant principal de la production d’aluminium primaire dans le monde
, rappelle le PDG de l'Association de l'aluminium du Canada, Jean Simard, dans une déclaration adressée à Radio-Canada par l'intermédiaire de l'agence de service-conseil TACT.
« L’énergie hydroélectrique du Québec demeure le seul levier stratégique pour assurer la compétitivité des grandes filières industrielles d’avenir comme l’aluminium. »
L'aluminium québécois pourrait se verdir davantage
L'étude de McKinsey et Hatch montre aussi que la production d'aluminium à partir d'hydroélectricité, renouvelable, ajoute un avantage concurrentiel pour les usines québécoises, par rapport aux alumineries d'ailleurs qui utilisent du charbon ou du gaz.
Toutefois, même si l'aluminium produit ici est le plus vert du monde, McKinsey et Hatch soutiennent que les usines québécoises doivent tendre vers la décarbonation maximale face au virage vert qu'entreprennent des alumineries concurrentes.
« Les nouvelles fonderies au Moyen-Orient et en Chine exercent une pression sur le Québec. [...] En l'absence de changements stratégiques, l'industrie québécoise deviendra progressivement moins compétitive, à mesure que de nouvelles fonderies seront construites dans d'autres régions. »
Les alumineries québécoises consomment déjà 12 % de l'électricité produite au Québec. Malgré cela, pour se décarboner davantage et tirer profit du produit le plus vert sur le marché, elles ont besoin d'encore plus de puissance. C'est pourquoi elles font partie des industries qui ont demandé au gouvernement Legault l'octroi de blocs d'énergie supplémentaires.
Depuis des semaines, le premier ministre François Legault et son ministre de l'Économie, de l'Innovation et l'Énergie, Pierre Fitzgibbon, ne manquent pas une occasion de promouvoir « l'aluminium vert » grâce à la technologie Elysis.
Elysis est une coentreprise formée de Rio Tinto et d'Alcoa, financée à 67 % par Québec et Ottawa, qui développe une nouvelle technologie pour verdir davantage la fabrication de l'aluminium.
Le ministre Fitzgibbon s'est déjà montré favorable à fournir les mégawatts supplémentaires demandés par les alumineries. À tel point qu'il a même brandi la menace de leur fermeture si on ne les aidait pas à les obtenir.
« L’important, c’est de décarboner les alumineries, parce que si on ne le fait pas, elles vont fermer. »
Au cœur de l'enjeu : les tarifs d'électricité préférentiels
Rio Tinto bénéficie d'un tarif avantageux auprès d'Hydro-Québec qui évolue selon la valeur de l'aluminium. Ainsi, les alumineries ont pu payer moins de 4 cents le kWh
jusqu'en 2022, soit moins que le tarif L des grands consommateurs industriels, à plus de 5 cents.Cependant, après une longue période pendant laquelle le volume d’énergie disponible était élevé et les coûts d’approvisionnement des Québécois étaient bas (soit 3 ¢/kWhHydro-Québec anticipe une ère de forte demande.
pour l’électricité patrimoniale),« Nous devrons augmenter la production d’électricité, et ce, à un coût beaucoup plus élevé [soit approximativement 11 ¢/kWh] . »
La société d'État prévient que tout raccordement impliquant des achats d’électricité supplémentaires aura des impacts tarifaires qui devront être répartis parmi les différentes clientèles en raison du coût des nouveaux approvisionnements, qui sont plus élevés que les tarifs
.
Dans ce contexte, le professeur Jean-Thomas Bernard pense que le gouvernement devrait se montrer très hésitant
et très prudent
avant d'accorder des mégawatts à rabais aux alumineries, ce qui constituerait, selon lui, une forme de subvention
.
Aides publiques et influence
Avec la Stratégie québécoise de développement de l’aluminium 2021-2024, les entreprises du secteur peuvent bénéficier d’interventions financières évaluées à plus de 250 millions de dollars, issues des crédits du Fonds de développement économique, et à 150 millions de dollars provenant des fonds propres d’Investissement Québec.
En 2018, le gouvernement du Québec avait accordé 3 millions de dollars à AluQuébec pour lui permettre d’étudier et d’imaginer un modèle d’usine du futur dans le but de développer en amont les technologies pour rendre l’industrie de l’aluminium encore plus compétitive
.
Cet argent a notamment servi à payer l'étude de McKinsey et Hatch. Son contenu s'est ensuite retrouvé dans le rapport synthèse L’aluminerie de l’avenir, qui lui-même a servi à l'industrie pour influencer la stratégie du gouvernement.
Le Québec est concurrentiel, mais sa position se fragilise
, pouvait-on lire dans le rapport synthèse sur lequel Radio-Canada a mis la main, qui recommandait de renforcer le positionnement concurrentiel de l’industrie
.
Dans l’introduction de la Stratégie québécoise de développement de l’aluminium, Pierre Fitzgibbon écrivait souhaiter que soit produit un aluminium de plus en plus vert
et qu'on modernise les entreprises par l’adoption de technologies de pointe [qui] assureront leur croissance et leur compétitivité
.
Le ministre avait même rédigé un mémoire au conseil des ministres, (Nouvelle fenêtre) en vue de la stratégie, dans lequel on trouvait des recommandations similaires à celles de McKinsey et Hatch.
L'étude recommandait de réduire les coûts du travail
Comme dans l'étude commandée par l'industrie, la stratégie du gouvernement Legault énonce clairement avoir pour objectif de stimuler l’automatisation
. Et on trouvait déjà ce principe dans le mémoire de Pierre Fitzgibbon.
« Afin de maintenir sa compétitivité et d’assurer sa pérennité, l’industrie de l’aluminium au Québec doit poursuivre ses efforts d’automatisation, adopter des technologies numériques et de production avancées et progressivement passer à un mode de production 4.0. »
McKinsey et Hatch recommandaient de diminuer les coûts de production de 3 % pour maintenir la compétitivité d'ici 2025, et il est même suggéré de diminuer jusqu'à 16 % par une automatisation maximale des opérations et la robotisation.
Ces changements impliqueraient d'importantes pertes d'emplois qui s'ajouteraient à celles générées par l'arrivée de la technologie Elysis.
Oui, il faut aider les entreprises à sortir du lot, mais ça prend quand même une contrepartie. On ne peut pas donner plus d'argent et obtenir moins en échange
, s'inquiète Jean-Philippe Lévesque, président du Syndicat des travailleurs Énergie Électrique Nord (STEEN), dont les membres font la production énergétique des barrages détenus par Rio Tinto.
« Est-ce que les alumineries vont faire profiter la région [du Saguenay–Lac-Saint-Jean] des économies qu'elles vont faire sur l'achat d'électricité? Est-ce qu'elles vont faire travailler plus de monde? C'est quoi, la vision de l'entreprise? Couper dans la main-d'œuvre ou l'augmenter? »
Le 27 janvier, le premier ministre Legault affirmait que, pour distribuer les blocs d'énergie additionnels aux industriels, il allait regarder les retombées économiques de chacun des projets
. Et il ajoutait : Quelles sont les retombées des alumineries? C’est des jobs qui sont en région, des jobs importantes pour les régions.
L'économiste Jean-Thomas Bernard rappelle que l'industrie québécoise de l'aluminium a relativement peu investi depuis 20 ans, donc ce n'est pas trop surprenant que sa productivité se soit détériorée
.
Alors, aujourd’hui, aller les récompenser pour ce retard-là, ça serait mal avisé
, croit-il.
« Je pense que le gouvernement devrait être très prudent avant de soutenir une industrie qui s’est quand même un peu traîné les pieds dans l'augmentation de sa productivité. »
Lors du dernier budget, le ministre des Finances Eric Girard n'a pas permis à l’industrie de l’aluminium d'être admissible au crédit d'impôt pour les grands projets, alors que Pierre Fitzgibbon aurait voulu qu'elle y ait droit, selon La Presse.
Le cabinet du ministre de l'Économie n'a pas répondu à notre sollicitation, ni d'ailleurs la firme Hatch. Quant à McKinsey, elle nous a écrit qu'elle ne commente pas le travail de ses clients.
Le 4 avril 2022, l’ancien directeur mondial de McKinsey, le Canadien Dominique Barton, est devenu président du conseil d'administration de Rio Tinto.