L’invasion de l’Irak, une gaffe historique

Un soldat américain marche en direction d'un puits de pétrole qui brûle en mars 2003. (Photo d'archives)
Photo : Reuters / Yannis Behrakis
Ils voulaient « punir » les auteurs supposés du 11 Septembre, exporter la démocratie dans le monde arabe, enclencher un « cercle vertueux » au Moyen-Orient, sur la voie de la paix et de la prospérité. Ils voulaient aussi « désarmer » un dictateur qu’ils prétendaient doté de la bombe atomique et d’autres armes de destruction massive.
Ils ont eu tout faux, ou presque, et obtenu l’exact contraire de l’effet escompté : le chaos pour des années en Irak, puis en Syrie voisine et au-delà; un carnage humain dans les six chiffres; un coup très dur pour le prestige des États-Unis et leur supposée capacité à dicter la suite des événements.
Ils ont ouvert la porte à l’influence de l’Iran, peut-être le vrai vainqueur géostratégique de la guerre d’Irak, jusqu’à ce jour du 20 mars 2023. Le vide politique et la montée au pouvoir des chiites, consécutifs à l’invasion, auront permis à l'Iran chiite de s'immiscer dans les affaires politiques de l'Irak chiite pendant de nombreuses années. Jusqu'à récemment, c’était de facto Téhéran qui décidait de l’identité du premier ministre du pays.
Quant au contrôle étranger du secteur de l’énergie en Irak, en parallèle avec les compagnies nationalisées, il est aujourd’hui davantage chinois qu’américain. Voilà pour l’argument archi rebattu qui répète qu’ils y sont allés pour le pétrole
!
Devant de tels résultats, l’impérialisme en action
… paraît rétrospectivement bien piteux.
La guerre des néo-conservateurs
Ils
, c’étaient les neocons (pour néo-conservateurs
) qui entouraient George W. Bush, le président des États-Unis, un républicain et fils d’ancien président, élu fin 2000 dans la controverse.
Ces neocons, des personnages comme le vice-président Dick Cheney (parfois considéré comme le vrai patron
de l’époque), le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld ou son adjoint Paul Wolfowitz étaient les héros (ou les vilains
) des médias, l’incarnation de la mentalité du tassez-vous, je-sais-tout
qui allait tout balayer sur son passage.
Entre-temps, il y avait eu le 11 Septembre, épouvantable traumatisme pour les Américains, dont l’origine immédiate était l’Afghanistan des talibans, terre d’accueil et d’installation du groupe Al-Qaïda (la Base
) dont le chef Oussama ben Laden, Yéménite d’origine et Saoudien d’adoption, avait ourdi le célèbre complot des quatre avions détournés.
L’intervention de l’automne 2001 en Afghanistan ne suscite pas trop de critiques. En Occident, elle est même applaudie. On y voit généralement – il y a des exceptions – une réplique moralement justifiée et correctement ciblée. Et ce, même si cette intervention va bientôt s’enliser dans une vaste entreprise multinationale, incertaine et coûteuse, soldée par la débandade américaine de l’été 2021 à Kaboul.
L’obsession irakienne de l’administration Bush
Mais ce qui va défaire la belle unité mondiale de l’automne 2001, c’est l’obsession du gouvernement Bush de s’en prendre à un autre adversaire qui, malgré tous ses crimes passés, n’avait rien à voir avec le 11 Septembre et le djihad international : Saddam Hussein, président-dictateur d’Irak.
On va donc inventer, à compter de 2002, une histoire d’armes de destruction massive (qu’aurait toujours possédées l’Irak, selon Washington) et lancer une des plus grandes opérations de désinformation jamais menées par un État démocratique.
Où l’on verra, par exemple, Dick Cheney et Paul Wolfowitz, vaguement menaçants, aller visiter les bureaux de la CIA pour bien faire comprendre aux agents la conclusion obligée de leurs recherches, leur disant en substance : Saddam a des armes de destruction massive, vous avez bien compris?
Même si certains de ces agents, qui s’en ouvriront par la suite, savaient déjà que c’était faux. Ce qui infirme, au passage, une excuse avancée, souvent retenue, selon laquelle il ne s’est agi, strictement, que d’erreurs de bonne foi, fondées sur de mauvaises sources ou une méthodologie déficiente.
Cette excuse lavait
la responsabilité politique derrière la désinformation. Interrogé plus tard, l’ex-président Bush jurera que ce n’était pas un mensonge délibéré de ma part. Je croyais à ce que je disais
. Alors peut-être le président a-t-il cru aveuglément… ce que lui répétaient les Cheney et Rumsfeld?
Une opération de propagande bien menée
Quoi qu’il en soit, aux États-Unis en cet automne 2002, dans l’ambiance patriotique fouettée par l’agression du 11 Septembre, l’opération fonctionnera au-delà de toute espérance : elle enivre littéralement le public américain, qui appuie son gouvernement dans des proportions écrasantes, soit à 80 %, voire à 90 %.
Fin 2002 et début 2003, même des publications réputées indépendantes, intelligentes et généralement critiques comme The New York Times et The Economist, vont appuyer tambour battant, par leurs choix de reportages, leurs analyses et leurs éditoriaux, la campagne pour l’invasion de l’Irak.
Il faut relire cet éditorial de l’automne 2002 dans lequel l’hebdomadaire The Economist écrit, avec son ton supérieur si caractéristique : S’il y en a qui doutent encore que l’Irak possède des armes de destruction massive, on se demande bien quelle preuve il leur faudrait!
La principale justification de l'invasion sera formulée dans une résolution conjointe du Congrès américain. C’est la Résolution sur l'Irak
, dont l'intention explicite est de retirer à l'Irak ses armes de destruction massive, de mettre fin au soutien de Saddam Hussein au terrorisme et de libérer le territoire irakien
.
Quelque 70 % des représentants à la Chambre et 77 % des sénateurs voteront pour l’usage de la force en Irak. Parmi les oui
au Sénat, figure celui d’un certain Joe Biden.
Controverse et divisions à l’international
Par contre, à l’international, il en ira autrement. La controverse enfle. Certes, l’antiaméricanisme a trouvé là un merveilleux cheval de bataille. Mais l’indignation devant les mensonges américains déborde – et de loin – la seule gauche militante.
Des pays comme la France, l’Allemagne et le Canada, au contraire du Royaume-Uni, de l’Espagne ou du Portugal, vont résister aux sirènes de Washington et ne s’enrôleront pas derrière Bush et Cheney, comme ils l'avaient fait en Afghanistan pour des raisons au demeurant plus solides dans ce cas-là.
Début 2003, des débats historiques au Conseil de sécurité opposent Paris à Washington.
On se souviendra longtemps de la fiole de ce pauvre secrétaire d’État Colin Powell, qui brandit devant le Conseil de sécurité, le 5 février 2003, le petit contenant pour évoquer une possible attaque à l’anthrax. Une attaque que pourrait préparer, demain, l’Irak de Saddam Hussein si on le laisse faire
.
Powell répétera jusqu’à sa mort, en 2021, que ce moment est resté pour lui comme une honte, une tache indélébile
sur sa réputation.
Les armes de destruction massive, on le sait, ne seront jamais trouvées en Irak durant l’occupation américaine. Quinze ans après les massacres – avérés – de villages kurdes avec des gaz neurotoxiques (massacre de Halabja en 1988), le régime de Saddam Hussein, pas fou, s’était débarrassé de toute trace de tels armements.
Il ne faut pas oublier non plus l’autre discours, prononcé quelques jours plus tard dans la même enceinte du Conseil de sécurité, le 14 février 2003, par le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin. Il s’adressait aux autorités américaines pour les adjurer (en vain) de renoncer à leur projet d’invasion :
C’est un vieux pays, la France, un vieux continent comme le mien, l'Europe, qui vous le dit aujourd'hui, qui a connu les guerres, l'occupation, la barbarie. Un pays qui n'oublie pas et qui sait tout ce qu'il doit aux combattants de la liberté venus d'Amérique et d'ailleurs.
Un bulldozer inarrêtable
Toutefois, le bulldozer américain est lancé, et il ne s’arrêtera pas. Née dans la désinformation et la discorde mondiale, sans approbation de l’ONU
(au contraire de l’intervention de 1991 au Koweït), l’invasion de l’Irak va bientôt déraper.Après de foudroyantes victoires tactiques au début (prise de Bagdad, le 9 avril, trois semaines après le déclenchement du 20 mars, ici, aucune résistance à l’ukrainienne
!), le fameux Mission Accomplished
de Bush le 1er mai, ce sera l’enlisement, les horreurs de l’occupation… et bientôt, la guerre civile et l’insurrection islamiste.
En plus d'envahir illégalement un pays – même celui d’un dictateur sanguinaire – et de violer sa souveraineté, les États-Unis ont commis, durant les huit années de cette guerre, des crimes et des violations répétées des droits. Que Saddam Hussein ait été lui-même un violeur récidiviste des droits de ses concitoyens et de la souveraineté de ses voisins (invasions de l’Iran en 1980, du Koweït en 1990) n’y change rien.
La prison irakienne d'Abou Ghraib, en banlieue proche de Bagdad, restera comme l'un des symboles les plus emblématiques de cette violence de l’occupant.
Des pratiques de torture ont été documentées, avec des photos de soldats et de soldates des États-Unis en train de torturer des détenus. L'une des images les plus tristement célèbres montre un homme avec une cagoule, debout sur une boîte, tenant des câbles électriques dans ses mains. D’autres montrent des prisonniers nus, empilés les uns sur les autres, formant une pyramide humaine, ou encore contraints de simuler des actes sexuels.
Espoirs déçus
Une partie non négligeable des Irakiens, de la majorité chiite et de la minorité kurde notamment, avait pourtant vu l'intervention américaine avec une bonne dose d'espoir : l’espoir démocratique, après le féroce régime de Saddam Hussein. Et aussi, plus spécifiquement pour les Kurdes des régions du nord, l’espoir de l’autonomie (ou de l’indépendance) face à un pouvoir de Bagdad diminué. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas été totalement déçus.
Mais la population, en particulier la majorité chiite, concentrée dans le sud, et déçue de la tournure des événements, s’est vite rendu compte que les bombardements ne s'arrêtaient pas et que les morts s'accumulaient.
On estime qu’environ 200 000 civils irakiens ont été tués dans des fusillades, des bombardements et des explosions, entre l’invasion de 2003 et le retrait de 2011 (orchestré par le président Barack Obama, mais jamais total). Et environ 300 000, si on inclut les combattants en armes (évaluation du site Iraq Body Count, l’un des plus fiables sur le sujet).
2006 : la guerre civile
La guerre insurrectionnelle de milices sunnites contre le régime d’occupation va devenir, à compter de 2006, une véritable guerre civile, avec la montée en puissance des milices chiites, certaines soutenues activement par l’Iran voisin. L’Iran qui, ce n’est pas le moindre des paradoxes, a vu pour elle un boulevard s’ouvrir en Irak grâce à l’intervention des États-Unis.
Le régime de Saddam Hussein, malgré sa brutalité, entretenait un État fonctionnel, fournissant par exemple des services de santé et d’éducation de bon niveau par rapport à la moyenne du monde arabe. Beaucoup de ces institutions ont été dévastées par le tourbillon déclenché par l’intervention. Après sa chute, l’accès aux soins médicaux, à l'eau potable, aux services de base et aux produits essentiels a dégringolé.
Catastrophe culturelle également : après la prise de Bagdad, des pillards sont entrés dans les musées, les bibliothèques et les sites archéologiques, détruisant ou volant des biens culturels précieux, laissés sans protection par l'armée américaine.
Porte ouverte au terrorisme fondamentaliste
Sous Saddam, la minorité sunnite (un peu moins de 20 %) dirigeait le pays d’une poigne de fer. Lorsque son parti Baas a été démoli, et l’armée dissoute par les forces d’occupation (on en parle encore comme l’une des grandes gaffes de l’armée américaine en Irak), cette minorité s’est retrouvée humiliée et impuissante.
C’est sur ce lit de dévastation et de frustration qu’ont pris racine des courants fondamentalistes religieux sunnites, bien loin de la dictature laïque et militaire du raïs déchu. Ces courants considéraient le nouveau régime irakien – l'occupant américain, les Chiites et les Kurdes – comme illégitime et se donnaient pour mission de rendre le pouvoir à leur communauté.
Ainsi est né le mouvement État islamique en Irak et au Levant
(bientôt rebaptisé État islamique), qui fera une sanglante carrière sur un vaste pan de territoire syro-irakien, entre 2013 et 2017, contrôlant les villes de Raqqa (Syrie) et de Mossoul (Irak). Ce sera, peut-on presque dire, la seconde guerre d’Irak
du XXIe siècle : les morts violentes remontent en flèche durant ces cinq années-là, qui correspondent aux années de l’horreur
dans la Syrie voisine.
Il faudra les efforts combinés de l’armée irakienne, de milices chiites et – oui – des conseillers
américains (quelques milliers, restés malgré le retrait officiel de 2011) pour venir à bout, à l’été 2017, de l’État islamique à Mossoul.
Mais ce sera au prix de destructions et de souffrances atroces de la population civile (comme d’ailleurs à Raqqa, en Syrie, à l’automne de la même année). Ce qu’on appelle délicatement des bavures
ou des dommages collatéraux
: oui, les Américains et leurs acolytes en ont commis durant ces années tragiques.
Une instabilité politique qui dure
Les Irakiens, en 2023, continuent de vivre dans un pays instable, avec un État faible, un système politique corrompu, une pauvreté étendue, une jeunesse frustrée, des niveaux de violence et d’insécurité moindres, mais toujours relativement élevés.
Vingt ans plus tard, peut-on affirmer qu’il ne reste absolument rien de positif de cette équipée américaine en Irak? Non, même si elle a d’abord et avant tout été une calamité, une catastrophe à maints égards.
Les Kurdes, peuple tragique et constamment trahi, en ont retiré une influence et une marge d’autonomie appréciée par rapport à Bagdad. Les Irakiens dans leur ensemble votent régulièrement – malgré l’incompétence exaspérante du personnel politique – et manifestent plutôt librement.
Ils l’ont d’ailleurs fait en 2019 et en 2020, notamment pour protester contre la mainmise de l’Iran – pas celle des États-Unis! – sur les institutions de leur pays.
Dans ces manifestations mixtes (du point de vue communautaire), qui étaient également mixtes hommes-femmes, on a vu renaître un patriotisme irakien. Un patriotisme pouvant rassembler de jeunes Kurdes, des Arabes chiites et sunnites, ne voulant plus de la religion ou de l’ethnie comme bases de l’organisation sociale et politique.
L’Irak, début du chaos
?
On entend parfois que l’invasion de l’Irak par l’administration Bush a été le début du chaos
, la base d’un grand délitement de la situation au Moyen-Orient, voire au-delà. Que l’hostilité (voire la russophilie) du Sud global
d’aujourd’hui face au nord, dans le contexte de la guerre en Ukraine, viendrait de là.
Évaluation exagérée, qui reviendrait à dire que les bruits et les fureurs, les guerres, les dictatures et les massacres dans cette région du monde n’existaient pas avant 2003. Que l’anti-américanisme n’existait pas avant 2003. Que l’islamisme radical a été inventé dans la province irakienne d’Anbar, vers 2005 ou 2006. Que les rivalités religieuses, hydriques, pétrolières... bref que tout ce qui va mal au Moyen-Orient, ça vient toujours et systématiquement de l’extérieur.
Un tel mode de pensée permet aussi, commodément, de changer de sujet
lorsqu’il est question des crimes de l’armée de Vladimir Poutine en Ukraine. Et George Bush? Et l’Irak? Parlons plutôt de l’Irak!
L'invasion américaine de 2003 est un événement majeur, meurtrier, qui a lancé le XXIe siècle sur un mauvais pied. Un événement qui, par un retour de pulsion impérialiste
(également le signe d’un déclin américain), a sans doute fait reculer l’Irak et certainement modifié ses horizons.
La stabilité et la prospérité promises ne sont pas, ou pas encore, au rendez-vous. La faute des États-Unis devant l’Histoire, leur gaffe stratégique, restera pour toujours. Les États-Unis ont globalement perdu la guerre d’Irak.
Mais on peut espérer que les Irakiens et les Irakiennes, après de si grandes souffrances, commencent enfin à sortir de leur traumatisme.