Des milliers d’« enfants à défis » susceptibles d’être refusés par les garderies
Québec s’est engagé à faciliter l’accès aux garderies pour les enfants à besoins particuliers en centralisant l’attribution des places à compter de 2024. Mais qu’en est-il entretemps de ces cas urgents qui s’appellent Evan, Léo ou encore Vincent?

La garderie Les Babioles à Blainville a des infrastructures adaptées pour les enfants qui ont un handicap.
Photo : Radio-Canada / Julie Marceau
Des rapports récemment transmis au ministère de la Famille et dont Radio-Canada a obtenu copie comportent des constats troublants en ce qui concerne les enfants à besoins particuliers (autisme, trisomie, paralysie cérébrale ou dysphasie, par exemple).
Leurs recommandations s'ajoutent aux témoignages de parents et de CPE
qui somment le gouvernement Legault d'effectuer d'urgence des changements majeurs.Ces rapports, remis au terme de deux ans de travaux, dénoncent l'ensemble du système qui finance l'intégration de dizaines de milliers d'enfants. Ils concluent qu'ils sont exposés à des refus des garderies ou à des ruptures de service en raison de la difficulté à obtenir de l'aide financière d'appoint.
Leurs conclusions montrent particulièrement du doigt l'allocation destinée aux cas plus lourds. On l'appelle la MES
, la mesure exceptionnelle de soutien.
Dans le système actuel, les revenus des garderies sont calculés en fonction du nombre d'enfants, sans égard au fait que certains d'entre eux ont besoin de plus de soutien que d'autres.
On estime qu'entre 15 % et 20 % des tout-petits ont besoin d'un soutien particulier. Pour les aider, le ministère de la Famille offre une allocation (appelée AIEH) qui vise à faciliter leur intégration afin qu'ils se développent au même rythme que les autres.
Or, environ 5 % des enfants ont besoin d'un soutien beaucoup plus important, comme du un pour un
, c'est-à-dire un adulte pour les superviser en tout temps. C'est le cas lorsqu'un tout-petit a un handicap physique ou intellectuel lourd, ou un comportement qui est dangereux pour lui-même ou pour les autres.
En 2022, les services de garde ont demandé 1,6 million d'heures d'accompagnement (MES) pour des cas lourds. Ils n'en ont obtenu que la moitié.
Les progrès d'Evan grâce à un CPE
de GatineauEn septembre 2019, Lysandy Chhay donne naissance à Evan à l'Hôpital d'Ottawa. Il est aussitôt transféré à l'Unité néonatale de soins intensifs du Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario (CHEO).
C'est le premier bébé du couple.
On a su durant la grossesse qu'il y avait un risque, mais on ne pouvait pas imaginer tout ce qui arriverait
, explique la mère d'Evan, qui habite avec son mari en banlieue de Gatineau.
Evan naît avec une malformation cérébrale (hémimégalencéphalie) qui lui cause des crises d'épilepsie. Il fait 80 crises en 12 minutes. Les médecins suggèrent l'hémisphérectomie, une chirurgie au cerveau. L'opération donne des résultats positifs pour l'épilepsie, mais laisse Evan partiellement paralysé au bras et à la jambe du côté droit.
Ce garçon est un guerrier. Il a subi énormément de choses difficiles en très peu de temps
, dit sa mère.
Evan souffre également du trouble du spectre de l'autisme (TSA). Il est non verbal, il ne réagit pas à son nom ni à aucun mot. Il ne comprend pas les consignes
, explique Mme Chhay.
Dans l'espoir de reprendre le travail, les parents font des démarches auprès de dizaines de services de garde.
Après des mois d'attente, le CPE
Le Baluchon, à Gatineau, leur ouvre ses portes. Les parents ne pouvaient pas espérer mieux : la garderie est expérimentée dans l'accueil des tout-petits à besoins particuliers.Ça a tout de suite eu un effet positif sur le plan socio-affectif
, explique Lysandy.
La curiosité!
ajoute Daniel, le père. En allant à la garderie, Evan s'est mis à explorer, à se promener, à s'amuser avec des jouets
, dit-il, alors qu'il était flat (amorphe) depuis son opération.
C'est une richesse d'avoir ces enfants-là
, soutient la directrice du CPE , Lynda Castonguay, qui estime que la diversité est primordiale dans une garderie.
Malheureusement, la gestionnaire a reçu une mauvaise nouvelle avant les Fêtes. Le ministère de la Famille lui accorde seulement quatre heures d'accompagnement en vertu de la MES
pour Evan.Le reste du temps, il est considéré comme les autres
enfants.
Lynda Castonguay est outrée.
C'est une question de sécurité pour lui
, dit-elle.
Pour les parents d'Evan, le verdict du ministère de la Famille n'a aucun sens.
Evan n'a aucune conscience des dangers pour lui-même, mais comme il n'est pas un danger pour les autres ou qu'il n'a pas besoin de gavage, il a moins de points
, affirme sa mère.
Ces points
constituent la base d'une grille d'analyse. Des comités consultatifs régionaux indépendants du ministère étudient les demandes de chaque service de garde de tout le Québec en fonction de cette grille de points. Ils recommandent par la suite au ministère le nombre d'heures d'accompagnement à accorder à chaque enfant.
C'est aberrant. Nous avons des professionnels, des psychologues, des physiothérapeutes, qui signent nos demandes. Et là, c'est un comité à l'extérieur du ministère, qui siège une fois de temps en temps, qui décide combien d'heures on a?
, s'insurge la gestionnaire.
Dans leur grille de points, un gavage, ça vaut plus que des comportements qui s'apparentent à de l'autisme. Mais ce n'est pas compliqué, le gavage, quand l'éducatrice est formée pour le faire. Ça prend une simple surveillance par la suite
, explique-t-elle.
Pour offrir du temps complet à Evan, Lynda Castonguay a un manque à gagner de 40 000 $. Elle a trouvé le moyen d'offrir deux heures de plus aux parents à même son budget, mais elle ne peut pas en faire plus sans affecter les services aux autres enfants.
C'est désolant de voir le ministère de la Famille se comporter ainsi. Nous sommes un CPE qui a toujours accepté les enfants qui ont de multiples handicaps, de la paraplégie à l'autisme en passant par la trisomie, y compris le gavage. Lorsque nous demandons un accompagnement à temps plein, c'est qu'on en a besoin
, insiste-t-elle.
En attendant d'obtenir plus d'heures de service de garde, le père d'Evan, un travailleur de la construction, reste à la maison pour s'en occuper. Sa femme est en congé de maternité : elle a donné naissance à Lyra, une petite fille, il y a six mois.
En attente de la MES
pour Léo* à MontréalÀ la suite de notre reportage sur les futures politiques d'admission visant à favoriser, dès 2024, l'intégration des enfants à défis
dans les garderies, Radio-Canada a reçu de nombreux témoignages comme celui de Lynda Castonguay.
Ces gestionnaires et ces parents implorent le gouvernement Legault de régler les problèmes actuels avant d'imposer une centralisation au réseau.
À 200 kilomètres de Gatineau, dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal, Emmanuelle Speer, directrice du CPELes enfants de l'avenir
, se bat elle aussi pour un tout-petit. Nous l'appellerons Léo.
Quand Léo est arrivé à la garderie, il n'avait pas encore deux ans. Cet enfant n'avait aucun diagnostic connu. L'équipe du CPE
ne se doutait pas des problèmes qui allaient survenir.Or, Léo s'est avéré être un cas lourd
. Il ne s'exprime pas verbalement. Il est incapable de respecter les consignes, de manger ou de dormir au même rythme que les autres enfants. Et, surtout, il fait souvent des crises.
Parfois, il s'automutile
, explique Emmanuelle Speer.
La gestionnaire a demandé la MES
avant les Fêtes. Elle attend. Elle ne sait pas.Est-ce que j'aurai une heure, deux heures, trois heures?
J'ai les meilleures éducatrices du monde, mais une seule éducatrice pour lui et sept autres enfants, ce n'est pas possible. Et c'est un amour, cet enfant-là. Ça se peut que je pleure parce que je trouve ça super difficile…
Pour Emmanuelle Speer, ce n'est pas une question de pénurie de personnel, mais d'argent.
Cela fait des mois qu'elle étudie toutes les colonnes de son budget devant son ordinateur pour trouver une solution, mais elle a une année financière particulièrement difficile. Après des hausses de loyer faramineuses, elle a reçu un avis d'éviction, tout comme de nombreux organismes communautaires et CPEbâtiments excédentaires à Montréal.
qui logent dans desOr, le ministère de la Famille ne couvre pas les coûts du déménagement.
La directrice craint de devoir faire un choix crève-cœur : interrompre le service de garde pour Léo ou effectuer des compressions dans les services aux autres enfants.
Faire un déficit pour garder Vincent*
Christine Durocher œuvre auprès des enfants à besoins particuliers depuis près de 30 ans.
Elle est directrice du Centre de pédiatrie sociale de Saint-Laurent Au cœur de l'enfance.
La moitié de sa clientèle est issue de l'immigration, dont de nombreux enfants qui ont un parcours migratoire difficile. Nombre d'entre eux proviennent aussi des familles vulnérables du quartier. La Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) lui confie souvent des enfants.
Des demandes d'aide financière comme la MES
, Christine Durocher en dépose chaque année.Je n'ai jamais reçu des heures d'accompagnement complètes pour la MES . Jamais. Les impacts? Eh bien, on se dit : Est-ce que je coupe le poste de la femme de ménage et donc c'est l'éducatrice qui va recommencer à faire le lavage?
Dans le réseau de la petite enfance, Christine Durocher est reconnue pour être coriace et pour tenter de tout faire pour garder les enfants. Tout, y compris assumer un déficit quand il le faut.
« C'est la mission de notre organisme d'intégrer des enfants à défis particuliers. Ça fait partie de notre ADN. »
C'est ce qui s'est passé l'an dernier pour un enfant que nous appellerons Vincent*.
En plus d'être atteint du trouble du spectre de l'autisme au stade le plus élevé, Vincent était agressif et mordait les autres enfants.
Christine Durocher a réclamé huit heures de MES
.La première année, le ministère lui a accordé une heure. La deuxième année, elle a reçu deux heures. Puis, la troisième année, trois heures.
Un enfant qui a deux ans et qui bouscule un petit peu, ça va, mais plus il vieillit, plus il peut jeter l'éducatrice à terre
, explique Bernard Cormier, directeur de la garderie au sein du centre de pédiatrie.
C'est un secret de Polichinelle, sa boss
Christine Durocher est sa conjointe. Le couple partage la passion d'aider les tout-petits qui n'ont pas eu la vie rose.
L'année dernière, Christine a rencontré son conseil d'administration pour lui annoncer qu'elle allait faire un déficit de 35 000 $. Elle a reçu l'aval de son équipe. Les parents n'ont jamais rien su.
Tu ne veux pas dire à un parent que son enfant épuise tout le monde et qu'on va au bout de nos ressources pour lui. Tu ne dis pas non plus aux parents à quel point les autres parents se plaignent. Même quand c'est difficile et qu'on est à bout, il faut protéger les enfants, et on ne peut pas déverser nos problèmes sur les parents
, explique-t-elle.
Christine Durocher ne manquait pas de personnel : elle manquait d'argent.
Les rapports qui dénoncent la MES
s'accumulentLes rapports des trois comités consultatifs paritaires nationaux obtenus par Radio-Canada reflètent la position des gestionnaires et des employés des garderies représentés par la CSQ, la FTQ et la CSN.
Leurs travaux concluent unanimement que des enfants à besoins particuliers risquent d'être refusés ou subissent des ruptures de service si rien ne change.
Ces rapports, remis en janvier à la ministre Suzanne Roy, s'ajoutent à celui de la Table de concertation pour l’intégration en services de garde des enfants ayant une déficience de la région de Montréal (TISGM).
En novembre 2021, cet important regroupement de CPE
et d'organismes concluait déjà que l'aide financière pour les enfants à besoins particuliers était insuffisante, restrictive et trop compliquée à obtenir.En avril 2021, six mois avant le rapport de la Table, une évaluation commandée par le ministère de la Famille à la firme Raymond Chabot Grant Thornton recommandait que la MES
en particulier soit bonifiée et plus accessible.Le rapport de cette firme montréalaise a coûté 85 000 $ au ministère de la Famille.
Des révisions en cours
, assure le ministère
Le ministère de la Famille assure que des révisions sont en cours. Les travaux [...] se poursuivent
, déclare Bryan St-Louis, un porte-parole.
Le cabinet de la ministre est au fait des recommandations formulées par les trois comités consultatifs paritaires nationaux
, précise-t-il sans commenter les autres rapports.
Le ministère fait aussi valoir que les enveloppes réservées aux enfants à besoins particuliers ont été largement bonifiées sous le gouvernement de la CAQ
.Entre-temps, les parents d'Evan ont envoyé une plainte au ministère de la Famille et au Protecteur du citoyen.
Après avoir enquêté, le Protecteur du citoyen indique que tout est conforme aux règles ministérielles.
Lynda Castonguay et son conseil d'administration réclament la révision de ces règles. Ils ont envoyé une lettre à la ministre Roy pour lui demander d'agir rapidement.
Leur cri du cœur concerne deux enfants du CPE
, dont Evan.Le conseil d'administration du CPE Le Baluchon ainsi que moi-même sommes abasourdis par les décisions récentes du comité consultatif pour la mesure exceptionnelle de soutien
, écrivent-ils.
Ils concluent que le ministère compromet l'intégration et la sécurité de deux enfants
et nuit à la capacité de leurs parents de travailler et de contribuer à la société québécoise
.
Cette lettre, envoyée en janvier, est restée sans réponse.