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Les métiers de la pêche sont parmi les plus mortels au Canada

La pêche commerciale détient l'un des taux d’accidents de travail mortels les plus élevés au pays. Elle devance les secteurs de la foresterie et de l’agriculture. Plus de 240 pêcheurs ont perdu la vie au Canada ces 20 dernières années. Le nombre moyen de décès par an n’a pas diminué au fil du temps. Pêcheurs et chercheurs s’allient pour améliorer la sécurité à bord des bateaux de pêche.

Des pêcheurs au travail sur un bateau de pêche à la crevette.

La recherche pour améliorer la sécurité à bord des bateaux de pêche continue, et on recommande davantage d'activités de formation et de sensibilisation auprès des capitaines et des pêcheurs.

Photo : Radio-Canada

Carine Monat

Il y a deux ans, il a reçu un crochet en plein visage. Il est tombé à l’eau et il est mort. Ce « il » restera anonyme, tout comme celui qui raconte l’accident fatidique de son camarade travailleur de la mer. À la question « Connaissez-vous quelqu’un qui a eu un accident de pêche? », en région côtière, la réponse est trop souvent oui.

Par pudeur ou par respect, les noms sont tus, mais les accidents sont contés parmi les maux qui, eux, restent.

Mon père, il en a repêché, des corps.

Moi, mon beau-frère est rendu handicapé. Il avait 18 ans, un truc lui est tombé dessus.

J’ai tout perdu en 90. C’était la tempête. Ils n’ont jamais rien retrouvé. Il y a eu trois morts.

Ces témoignages glanés au hasard des rencontres sur la côte gaspésienne illustrent la dangerosité du métier. Et la quantité de confidences laisse planer un sentiment de fatalité.

Pourtant, le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) soutient que la plupart de ces accidents sont évitables. Le BST, un organisme fédéral indépendant, enquête sur les causes des accidents maritimes. Son mandat est de déterminer s’il y a des lacunes en matière de sécurité et de faire des recommandations en conséquence à Transports Canada, par exemple.

Le métier de pêcheur est exigeant et dangereux. Guillaume Synnott pêche la crevette depuis plus de 25 ans. Il a aussi pêché des poissons de fond. Un matin, après plusieurs nuits dans les eaux du golfe du Saint-Laurent, l’équipe rentrait au port de Rivière-au-Renard, près de Gaspé, lorsqu'il s’est endormi les mains sur le gouvernail. J'ai frappé dans les roches ici. On était fatigués. Puis des nouveaux équipages, on avait travaillé dur. Je viens de me réveiller. Je retombe endormi. Il n’y a pas eu de blessés, heureusement, mais le bateau était une perte totale, raconte-t-il.

Portrait d'un pêcheur crevettier.

Guillaume Synnott, crevettier, capitaine propriétaire du Manic V et président du Comité permanent sur la sécurité des bateaux de pêche du Québec.

Photo : Radio-Canada / Jean-François Brassard

Guillaume Synnott est désormais capitaine propriétaire du crevettier Manic V. Il est responsable de la sécurité à bord. Il fait partie des pêcheurs proactifs en matière de sécurité et n’attend pas que les recommandations se transforment en loi, règlement ou obligation. Il préside le Comité permanent sur la sécurité des bateaux de pêche du Québec (CPSBPQ), qui a pour mission d’améliorer la sécurité à bord des bateaux et de favoriser le développement de la culture de la sécurité chez les pêcheurs.

Robert Fecteau travaille avec les pêcheurs commerciaux depuis les années 80. Il veut voir une nette amélioration de la sécurité des pêcheurs avant de prendre sa retraite.

« Quand tu pratiques le métier de pêcheur, tu as 14 fois plus de probabilités de mourir au travail qu'un agent de police. »

— Une citation de  Robert Fecteau, expert-conseil en sécurité des pêches

Il cite les chiffres d'une enquête du Globe and Mail réalisée avec la collaboration de Statistique Canada, qui conclut que le métier de pêcheur est le plus mortel au Canada.

En 2020, le CPSBPQ a publié un portrait inédit des accidents et incidents de pêche survenus au Québec entre 2005 et 2015 dans le rapport Cap sur la prévention (Nouvelle fenêtre). En 10 ans, il en répertorie 748, dont 28 catastrophes ayant causé 7 décès. Les accidents mortels sont principalement dus aux chutes par-dessus bord.

Portrait d'un expert-conseil en sécurité des pêches.

Robert Fecteau, expert-conseil en sécurité des pêches.

Photo : Radio-Canada / Carine Monat

Étrangement, 60 % des accidents et incidents arrivent lorsque la mer est calme et que la météo est clémente. Guillaume Synnott pense qu’une des explications potentielles, c’est que la vigilance baisse en cas de beau temps. Aujourd’hui, les pêcheurs sont mieux équipés pour éviter les intempéries, les incidents sont principalement dus à des bris mécaniques.

Les données utilisées pour établir ce portrait n’ont pas permis de déterminer les causes précises pour chaque incident, mais elles sont nombreuses : les planchers glissants, les câbles en action sur lesquels il ne faut surtout pas s’accrocher, les treuils, le bruit assourdissant, les cordes, les trous, les marches, les casiers, les vagues, la houle, le vent, le froid, l’humidité, les glaces… Et le travail à proprement parler nécessite souvent de faire des gestes répétés, de tenir une cadence dictée parfois par l’abondance des poissons ou des casiers à remonter, de tendre les bras pour attraper les filets avec une longue tige, et de composer avec des odeurs, le manque d’équilibre, des équipements parfois vétustes ou encore la fatigue…

Autant de facteurs de risque que le Comité permanent sur la sécurité des bateaux de pêche aimerait étudier de plus près.

Il est 5 h 30 du matin sur les quais de Rivière-au-Renard, au moment où l’équipe des trois marins pêcheurs du Manic V rentre de sept jours en mer. C'est sûr, on fait des voyages. On dort pas tout le temps bien. Des fois, quand il y a du poisson en abondance, le sommeil est raccourci parce qu'on manipule le poisson. Ça arrive que oui, on n'a pas nos heures de repos, raconte le capitaine.

Les crevettiers représentent seulement 4 % de l’ensemble de la flotte du Québec, et ils subissent pourtant 20 % des accidents. Les pêcheurs et les chercheurs pensent que la fatigue est particulièrement en cause. Robert Fecteau explique la spécificité de cette pêche : Nos crevettiers sont pratiquement la seule flottille qui fait une pêche semi-hauturière sur une période de plusieurs mois. La plupart de nos flottilles au Québec, c'est des pêches journalières, côtières, très près des côtes.

L’heure est au déchargement des crevettes. La pêche a été bonne.

Débarquement de crevettes dans un port de pêche.

Déchargement des crevettes du Manic V sur les quais de Rivière-au-Renard.

Photo : Radio-Canada / Carine Monat

Recherches en cours

Pendant ce temps, l’équipe de Robert Fecteau en profite pour installer des caméras sur le Manic V à des endroits stratégiques pour comprendre les risques d’accident. Ces images seront ensuite analysées dans le cadre d’un projet de recherche du CPSBPQ afin de connaître la raison pour laquelle les crevettiers sont les plus touchés par les accidents.

Une équipe de recherche à Terre-Neuve étudiera la fatigue et la vigilance des pêcheurs. Charles Côté, qui est professeur de santé et sécurité au travail à l’Université du Québec à Rimouski, se penchera quant à lui sur l’ergonomie. Et plusieurs experts analyseront les facteurs de risque des accidents comme s’ils étaient en mer grâce aux images prises par les caméras installées sur le bateau.

Les membres du Comité se sont aussi intéressés à la culture de la sécurité chez les pêcheurs. Ils ont questionné 101 capitaines et 52 membres d’équipage, et ont fait des observations à bord de 72 navires.

Michel Pérusse, professeur associé retraité de l’Université de Sherbrooke, qui a enquêté sur cette question, explique que la culture de la sécurité varie selon les zones et le type de pêche. Nos champions de la sécurité, toutes catégories, c'étaient les crabiers de la Côte-Nord. Deuxième catégorie, et c'est là que ça nous a surpris un peu, c'est les crevettiers.

Plus les navires sont grands et plus l’effectif augmente, plus la culture de la sécurité est présente. Lorsque les navires ne sont pas inspectés, souvent dans le cas des plus petits, la culture de la sécurité manque de maturité. Michel Pérusse souligne que les plus petites flottilles [...] sont assujetties aux mêmes règlements que les autres flottilles. Mais si on ne les inspecte pas, comment est-ce qu'on veut faire respecter ça?

Mesures en cours pour plus de sécurité à bord

Des mesures sont déjà en place pour prévenir les accidents. Il existe par exemple des comités d’ouverture de zones de pêche qui tiennent compte de la météo pour décider si oui ou non les pêcheurs peuvent commencer la saison. Et depuis 2017, Transports Canada exige que les pêcheurs fassent des exercices de sécurité, testent leurs équipements et tiennent des registres.

À bord de son bateau, Guillaume Synnott a opté pour des casques de sécurité, comme dans le secteur de la construction, par exemple. Ces casques sont aussi dotés d'un système de communication pour s’entendre et se parler à distance sans crier. Claudio Bernatchez, directeur général de l’Association des capitaines propriétaires de la Gaspésie, compte sur l’effet d'entraînement pour que cela devienne de plus en plus naturel. Il cherche plus de financement pour proposer ces casques à moindre coût.

Recommandations

La recherche pour améliorer la sécurité à bord des bateaux de pêche continue, et cela fait partie des 11 recommandations des auteurs du rapport Cap sur la prévention.

Pêche à la crevette.

Remontée du chalut par deux marins pêcheurs pour décharger les crevettes dans le bateau. Les gestes des travailleurs sont filmés par Robert Fecteau.

Photo : Radio-Canada / Carine Monat

Ils préconisent aussi des activités de sensibilisation et de formation en santé et sécurité au travail pour les capitaines et les pêcheurs.

Ils suggèrent à Transports Canada d’augmenter les inspections sur les plus petits bateaux. Parce que 58 % des accidents et incidents surviennent sur des bateaux non inspectés, généralement les plus petits, comme les pétoncliers (5 %) ou les multipêches (25 %). Le ministère des Transports n’a pas voulu répondre à nos questions.

Les pêcheurs demandaient depuis longtemps des données plus précises sur les accidents dans leur industrie. Les auteurs du rapport Cap sur la prévention ont dû compiler plusieurs bases de données pour en extraire un portrait représentatif.

Ils ont rassemblé les données de Transports Canada et celles de Pêches et Océans, en plus des données de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) et de la Garde côtière canadienne. Sauf que chaque institution a sa façon de colliger les incidents ou les accidents selon les données qui l'intéressent, le lieu, le type de flottille, les coûts engendrés…

Robert Fecteau précise que cette analyse a été un travail collectif long et minutieux. C’est la raison pour laquelle les auteurs suggèrent d’améliorer et harmoniser la collecte et l’échange d’informations relatives aux bateaux de pêche entre les différents ministères et ainsi permettre la prise de décision basée sur des données fiables et disponibles en temps réel.

Quant à la conception des bateaux et du matériel de pêche, l’avenir est porteur d’espoir, puisque la flotte de bateaux de pêche du Québec doit se renouveler dans les prochaines années. Le contexte est alors idéal pour introduire des pratiques plus sécuritaires. Les pêcheurs et les chercheurs collaborent déjà avec des chantiers navals en Gaspésie, comme l’entreprise de conception navale FMP, qui vient de se voir décerner un prix par le Comité permanent pour avoir mis au point un système de remontée de casiers de homards moins bruyant, électrique et qui nécessite moins de manœuvres par les marins pêcheurs.

La hauteur des côtés des bateaux peut aussi être modifiée pour limiter les chutes par-dessus bord.

Le BST, chargé d’enquêter sur les accidents maritimes, a pour sa part montré que de nombreux décès étaient dus au non-port du vêtement de flottaison individuel (VFI), généralement fatal en cas de chute par-dessus bord. Les experts ont donc recommandé à Transports Canada (Nouvelle fenêtre) d’exige[r] que les personnes portent les VFI appropriés en tout temps [...] et que le ministère des Transports veille à l'élaboration de programmes visant à confirmer la conformité. Mais les deux institutions ne s’entendent pas sur l’application de cette recommandation.

Depuis 2010, le BST a formulé 49 recommandations, dont 8 sont actives, autrement dit en cours de discussion avec Transports Canada, et 2 pour lesquelles l’intention du ministère a été jugée satisfaisante.

Bateau et croix au premier plan.

Hommage aux marins pêcheurs qui ont perdu la vie au travail.

Photo : Radio-Canada / Carine Monat

Un monde en évolution

En décembre 1990, le Québec vivait la plus grande tragédie de pêche commerciale de son histoire, avec le naufrage du Nadine aux Îles-de-la-Madeleine, au cours duquel huit personnes ont perdu la vie. La même semaine, trois autres pêcheurs sont morts aux Îles lors d’une tempête.

Au Canada, la plus grande tragédie de pêche a eu lieu en 1959 au Nouveau-Brunswick, où 35 pêcheurs ont perdu la vie dans une tempête.

Guillaume Synnott rappelle toutefois que les bateaux ont évolué, puis la culture des gars a évolué aussi. Les gars sont plus prudents qu'avant. Les embarcations de sauvetage, avant, il y en avait peu ou presque pas. Maintenant, on a des radiobalises, des VFI, on a beaucoup de choses pour sauver la vie, si vous voulez.

Après un silence, il conclut que personne ne veut perdre sa vie à la gagner.

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