Les forêts canadiennes sous la coupe d’une entreprise financée par Pékin
Les travailleurs de l'industrie forestière s’inquiètent de la mainmise de Paper Excellence sur Domtar et Résolu alors que ses liens avec la Chine et une entreprise au passé délinquant soulèvent des questions.

Du bois d'œuvre
Photo : La Presse canadienne / Jacques Boissinot
Lorsque Paper Excellence a conclu la semaine dernière l’acquisition de la papetière québécoise Produits forestiers Résolu, elle serrait les derniers boulons lui assurant une position dominante dans l’industrie forestière d’ici.
Mais cette ascension au sommet a ses parts d’ombre, puisqu’elle a été facilitée par la Chine et a bénéficié d’une relation privilégiée avec un conglomérat asiatique aux pratiques environnementales sanctionnées ailleurs dans le monde, révèle une enquête du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) dont CBC/Radio-Canada est partenaire.
Paper Excellence est aujourd’hui le plus grand producteur de pâte au Canada et l'un de ses plus grands fournisseurs de bois d'œuvre. L’entreprise a été fondée en 2008 aux Pays-Bas, mais la filiale canadienne date de 2010.
Son propriétaire est Jackson Wijaya, dont le père Teguh Ganda Wijaya a dirigé l’indonésienne Asia Pulp and Paper, une papetière mise en cause pour déforestations massives, filiale du groupe Sinar Mas.
Lors des derniers jours, Paper Excellence a finalisé l’acquisition du québécois Résolu pour 2,7 milliards $ US. L’entreprise avait aussi mis la main sur Domtar en 2021 pour 3 milliards $ US et sur Catalyst en 2019 pour un montant inconnu.
Avec toutes ces acquisitions évaluées à plusieurs milliards de dollars, la papetière est devenue un géant qui détient tout près de 22 millions d’hectares de forêt canadienne, quatre fois la superficie de la Nouvelle-Écosse. Son pouvoir sur ce secteur hautement stratégique de l’économie est donc immense.
Financement mystérieux de la Chine
Mais comment l’entreprise a-t-elle pu devenir un incontournable sur le marché d’ici? Selon des données obtenues par CBC/Radio-Canada au terme d’une enquête de plusieurs mois, Paper Excellence a notamment pu compter sur le gouvernement chinois pour grandir au Canada.
Au début de son expansion, Paper Excellence a surtout acheté d’anciennes usines, souvent fermées ou insolvables. Le groupe a des ambitions : il embauche, met les installations à niveau. Mais l’argent demeure un enjeu pour assurer la croissance.
Survient alors la Banque de développement de Chine, propriété du gouvernement, qui lui octroie un prêt de 1,25 milliard $ US.
Pour garantir ce prêt, la banque chinoise a notamment enregistré en 2012 des hypothèques sur trois des usines appartenant à Paper Excellence, soit Meadow Lake en Saskatchewan ainsi que Howe Sound Mills et Mackenzie en Colombie-Britannique.
Elles seront par la suite annulées puis remplacées, en 2020, par d’autres enregistrées par une banque indonésienne, Mandiri.
Paper Excellence n'a pas répondu spécifiquement aux questions sur ce financement ni dit pourquoi elle s’était tournée vers une banque appartenant au gouvernement chinois.
Le prêt de la Banque de développement de Chine est arrivé à un moment où le gouvernement chinois avait donné pour instruction d'investir activement dans des secteurs tels que les ressources naturelles afin de sécuriser les chaînes d'approvisionnement de son secteur manufacturier.
Le financement est aussi survenu à un moment où le gouvernement du premier ministre Stephen Harper était sur ses gardes face aux investissements chinois au Canada et inquiet de la prise de contrôle, en 2013, de la société pétrolière et gazière canadienne Nexen par la société d'État chinoise CNOOC.
Selon Margaret McCuaig-Johnston, ancienne haute fonctionnaire au gouvernement fédéral et experte de la Chine, le pays dirigé par Xi Jinping est depuis longtemps intéressé par le bois et la foresterie, et la Banque de développement de Chine joue un rôle crucial dans ses visées.
C'est souvent l'une des premières organisations à cogner à la porte quand la Chine veut entrer sur un marché et acquérir des ressources dans un autre pays
, a-t-elle déclaré à CBC.
Sous la forme d'un prêt, cela ne semble pas trop menaçant pour un gouvernement, mais très souvent, cela se transformera ensuite en d'autres arrangements. Et c'est là que des entreprises chinoises ou des intérêts chinois peuvent prendre le contrôle et que les problèmes arrivent
, croit-elle.
Les travailleurs québécois inquiets
Le syndicat Unifor, qui représente des travailleurs de Résolu et de Domtar, partage les mêmes inquiétudes et se questionne sur les véritables intentions de Paper Excellence. Est-ce que la production d’ici servira à assouvir l’appétit vorace du marché asiatique, avec la Chine en tête?
De voir qu’un des plus gros exploitants de la forêt publique dans l’est du pays est un géant indonésien financé autrefois par la Chine, ce n’est rien pour nous rassurer. On ne veut pas saccager ici nos forêts au Québec
, assure Daniel Cloutier, directeur général du syndicat au Québec.
Il s’inquiète entre autres de l’intérêt marqué de Pékin pour la pâte kraft, un produit à base de fibre de bois qui sert à la production de papier ou de papier journal.
La Chine a un appétit vorace pour la pâte kraft et, au Québec, on est à peine autosuffisant. Quels sont leurs projets? Est-ce que le but est de venir s’approvisionner chez nous? Quel impact ça aura sur nos besoins?
se demande-t-il.
De son côté, le gouvernement caquiste ne semble pas inquiet outre mesure. Dans une déclaration écrite à Radio-Canada, le cabinet de la ministre des Ressources naturelles, Maïté Blanchette Vézina, rappelle que toute entreprise forestière établie au Québec doit respecter les lois et normes en vigueur applicables, notamment la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier.
Je m’assure donc que le ministère des Ressources naturelles et des Forêts met tout en œuvre pour qu’elle soit respectée
, souligne la ministre.
Qui dirige vraiment Paper Excellence?
Cette mainmise de Paper Excellence sur la forêt québécoise et canadienne n’est pas la seule préoccupation. Nombreux sont ceux qui voudraient aussi savoir qui tient réellement les rênes de l’entreprise, car différents éléments de preuves permettent de soulever des doutes sérieux sur son indépendance.
Selon l’enquête menée par le consortium ICIJ formé de 40 médias, dont CBC/Radio-Canada, Paper Excellence semble avoir pris l’habitude de coordonner ses décisions avec l’indonésien Asia Pulp & Paper (APP), basé à Shanghai, un leader mondial des pâtes et papiers qui a des antécédents de destruction d'écosystèmes.
Ce n'est pas normal qu’une entreprise qui a un impact aussi énorme sur une si vaste étendue de forêts, qui va au cœur de l'identité canadienne à bien des égards, n'ait pas de transparence
, a affirmé Shane Moffatt, responsable de la campagne nature et alimentation de Greenpeace, à CBC.
D’ailleurs, si vous demandez aux groupes environnementaux pourquoi ils sont préoccupés par Paper Excellence, ils font automatiquement un lien avec un conglomérat appelé Sinar Mas. Détenu et dirigé par une famille milliardaire indonésienne d'origine chinoise – les Wijaya –, le conglomérat a des intérêts dans l'huile de palme, l'immobilier, les services financiers et, surtout, une participation majoritaire dans Asia Pulp & Paper.
En 2007, APP a perdu sa certification du Forest Stewardship Council (FSC) en raison d'informations substantielles et accessibles au public selon lesquelles APP était impliquée dans des pratiques forestières destructrices
, a déclaré le FSC. Le groupe ne l'a jamais récupérée.
Et c'est là que ça se complique. Le fondateur et PDG officiel de Paper Excellence, Jackson Wijaya, est le petit-fils du magnat qui a créé Sinar Mas dans les années 1960. La première usine canadienne acquise en 2007 a d’ailleurs opéré sous la bannière Sinar Mas, maison mère d’APP, pendant plusieurs années.
Aujourd'hui, 16 ans plus tard, Paper Excellence insiste sur le fait qu'il n'y a aucun lien entre les deux parties. Paper Excellence appartient uniquement à Jackson Wijaya et est complètement indépendante d'Asia Pulp & Paper
, a déclaré l’entreprise dans un communiqué la semaine dernière.
Cette séparation est primordiale pour son entreprise. Car contrairement à APP, la plupart des opérations de Paper Excellence ont une certification FSC, qui permet à une entreprise de pâtes et papiers d'exiger des prix plus élevés pour sa production et d'attirer des clients soucieux de l'environnement.
Seulement, Paper Excellence pourrait mettre en péril sa certification s'il s'avérait qu'il s'agissait d'une filiale de l'APP.
Les affirmations de Paper Excellence sont toutefois impossibles à vérifier. L’entreprise est privée, et bien qu'elle soit basée au Canada, sa chaîne de propriété passe en fait par des sociétés établies aux Pays-Bas, en Malaisie et dans deux sociétés-écrans dans les îles Vierges Britanniques.
Des courriels et communications entre les deux groupes
La preuve démontrant qu’en coulisse, Paper Excellence et Asia Pulp & Paper ont travaillé côte à côte, du moins jusqu'à il y a quelques années, est cependant assez volumineuse.
Les courriels et les documents internes de l'entreprise d’abord obtenus par le Halifax Examiner montrent qu'il y avait une étroite coopération entre le personnel de l'APP en Chine et le personnel de Paper Excellence.
En 2017, par exemple, le directeur des ventes de Paper Excellence basé à Vancouver, Edwin Widjaja, a envoyé un courriel à un vice-président d'APP en Chine pour lui demander des informations sur le prix qu'il devrait facturer à un client potentiel.
L'année suivante, un directeur des ventes des deux usines de Paper Excellence en France a eu un échange de courriels avec le même vice-président d'APP en Chine.
Les documents divulgués ont été fournis au Halifax Examiner, puis à CBC, par une source qui a déclaré que le véritable centre névralgique de Paper Excellence n'était pas à Richmond, en Colombie-Britannique, mais à Shanghai, dans les mêmes bureaux que APP.
Selon cette source, plusieurs équipes de Paper Excellence – celles chargées des questions juridiques, comptables, financières et d'analyse de marché – étaient gérées par APP et il n'y avait pas de frontières entre le personnel travaillant pour l'une ou l'autre des entreprises.
Le personnel de l'APP est le personnel de PE. Il n'y a aucune différence là-dedans
, a déclaré la source.
CBC a accepté de protéger son identité par souci de sécurité.
Paper Excellence n'a pas répondu aux demandes des médias concernant les faits ci-dessus.
APP a déclaré que toute suggestion selon laquelle son personnel aurait travaillé au nom ou aux côtés de Paper Excellence est fausse. APP n'a partagé aucune information confidentielle avec Paper Excellence. Ses employés n'ont pas non plus travaillé avec Paper Excellence
, a déclaré la société en réponse aux questions de CBC et de ses partenaires médiatiques.
Mais la proximité supposée entre les deux groupes continue de susciter des inquiétudes pour les travailleurs de Résolu et de Domtar.
On comprend que le propriétaire clame son indépendance face à sa famille. N’empêche, on se pose des questions. On a participé avec le Bloc québécois à une rencontre avec le ministre fédéral François-Philippe Champagne pour faire part de nos inquiétudes
, assure Daniel Cloutier d'Unifor.
Avec la collaboration de Bernard Leduc