Le pape François est-il en difficulté au Vatican?

Le pape François, ancien archevêque de Buenos Aires, est devenu le premier chef non européen de l'Église moderne, lors de son élection le 13 mars 2013.
Photo : AP / Andrew Medichini
Dix ans après l’élection surprise du pape François à la tête de l'Église catholique, le 13 mars 2013, le pouvoir du pontife argentin serait en train de s’effriter, selon des observateurs au Vatican qui décrivent un pontificat en demi-teinte.
Ce pape venu du bout du monde
a certes réussi à donner à l’Église une image de mise en mouvement et de dynamisme
, mais à l'interne, les choses sont beaucoup plus difficiles
, constate Cyprien Viet, journaliste à l’agence I.Media et spécialiste du Vatican.
Dès le début de son pontificat, il s'est présenté comme celui qui allait bousculer cette machine un peu vieillissante et un peu engoncée dans des traditions lourdes
, se souvient-il.
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Cependant, c’est un chantier assez complexe
, indique le vaticaniste en soulignant que le pape est plutôt en échec sur la réforme de la Curie [l'administration centrale du Vatican, NDLR]
, une de ses priorités qui vise à réorganiser en profondeur la gouvernance de l'Église et à décentraliser son gouvernement.
« Le pape est arrivé avec un esprit frondeur qui a braqué beaucoup de monde. »
On sent qu’il a des difficultés assez profondes à faire comprendre son message auprès d’une partie du personnel du Vatican et des responsables de la Curie
, insiste le journaliste, qui observe un énorme effet d’inertie
au sein du Vatican.
Pour Cyprien Viet, le pape a eu des mots qui ont pu apparaître comme une forme d'insolence et de désinvolture
, au point de blesser des gens. Et malheureusement, la situation aujourd’hui reste marquée par ces incompréhensions.
Les papes passent, le Vatican reste
Au Vatican, il y a des habitudes qui sont difficiles à balayer
, renchérit le directeur de la rédaction francophone de Radio-Vatican, Jean-Charles Putzolu. Certains employés du plus petit État du monde sont là depuis plusieurs dizaines d'années et la modernisation de la Curie représente tout un défi, insiste-t-il.
Selon lui, les gens ont du mal à comprendre les réformes du pape François, car ils disent : On a toujours fait comme ça, pourquoi changer?
Après les premières années du pontife argentin, où tout était nouveau
, il y a désormais au Vatican une phase où le pouvoir et la gouvernance sont perçus avec plus de rigidité, notamment avec des reproches d'autoritarisme adressés au pape ces derniers mois et même ces dernières années
, note de son côté le correspondant du journal La Croix au Vatican, Loup Besmond de Senneville.
« [Le pape] n'a pas fini de les secouer, de les bousculer, parce que c'est sa méthode, sa manière de faire. »
Changements de gouvernance
Et pour cause : la nouvelle constitution apostolique, qui légifère sur le gouvernement de l'Église, est entrée en vigueur en juin dernier. Promulgué par le pape lui-même, ce document, intitulé Praedicate Evangelium, permet par exemple d'inclure davantage de laïcs, hommes et femmes, dans des rôles de gouvernance et de responsabilité au sein de la Curie.
Cette constitution du pape François, qui a abrogé celle établie par Jean-Paul II en 1988, réorganise aussi les dicastères [les ministères de l'Église, NDLR] pour orienter les priorités de l'Église vers les personnes vulnérables et marginalisées, notamment avec la création du dicastère pour les services de la charité.
« Il y a vraiment cette idée de réorienter le Vatican vers le service des pauvres, [...] ce souci d’aller au contact des populations en souffrance. »
Le pape a aussi voulu réformer l’Église en opérant un double nettoyage, ajoute Loup Besmond de Senneville, c'est-à-dire un nettoyage dans les finances du Vatican et une prise de conscience assez vaste sur les abus sexuels au sein de l’Église catholique
.
Gestion des abus sexuels
Sur cette question des abus sexuels, le journaliste estime que c’est une réforme imparfaite et qui reste à compléter
.
Il reconnaît une réaction de la part du Vatican, qui a organisé un sommet inédit en février 2019 avec les présidents des conférences épiscopales du monde entier pour aborder frontalement ce sujet. Un certain nombre de mesures ont été prises, notamment pour obliger les évêques à dénoncer et à faire remonter les cas [d’abus sexuels] dont ils avaient connaissance.
Cependant, force est de constater que dans de très nombreux pays du monde entier, ces mesures ne sont ni traduites ni appliquées
, déplore le vaticaniste en soulignant que l’application des mesures est très éloignée des ambitions affichées.
« C'est vraiment, pour moi, l'un des points faibles de ce pontificat. »
C’est une blessure pour beaucoup de gens qui ont l'impression que le pape François peut être ému et avoir de la compassion pour les victimes d'abus, et en même temps, il y a des zones d’ombre
, analyse de son côté Cyprien Viet.
Certes, le pape a exprimé de la compassion, il a pris des décisions, il y a des évolutions juridiques, une mise à jour du code de droit canonique sur ces questions, c’est un point important. Mais sur sa compréhension personnelle du sujet, on a des interrogations
, poursuit le journaliste.
« On sent que la vision d’un jésuite argentin de 86 ans ne peut pas être celle d'un homme de 40 ans sensibilisé à ces notions de consentement. »
Nettoyage financier
La réforme voulue par le Saint-Père se manifeste aussi par une gestion plus rigoureuse des finances. Sur ce point, il y a vraiment une volonté de François de changer les choses
, assure Jean-Charles Putzolu en soulignant que des efforts ont été faits en matière de transparence financière
.
Le pape François a contribué à un grand ménage des systèmes bancaires avec une professionnalisation de l'IOR [la banque du Vatican, NDLR] et la création d’un code de marché public
, poursuit Loup Besmond de Senneville. Aujourd’hui, les choses sont un peu plus normées, un peu plus réglées
, croit-il.
Il s'agit d'un point de vue partagé par Cyprien Viet, qui note que toutes les finances sont maintenant centralisées. Il n'y a plus de gestion informelle, discrétionnaire. Aucun euro dépensé au Vatican ne peut l'être à titre informel : même les petits achats de 50 euros doivent être tracés, documentés, prouvés.
« C’est un changement de culture assez radical qui ne se fait pas sans douleur. »
Décentralisation de l’Église
En arrivant au Vatican, il y a dix ans, l'ancien archevêque de Buenos Aires a apporté une volonté de décentraliser les thèmes de l’Église, l'invitant à sortir d'elle-même pour aller aux périphéries du monde.
Pour le correspondant du journal La Croix, ce pape venu du Sud a parlé à des gens à qui l'Église catholique ne parlait plus, notamment sur de grands sujets comme la morale, l'écologie ou les migrants
.
La question des migrants et plus généralement des personnes vulnérables est l’aspect le plus significatif
de son pontificat, estime pour sa part Jean-Charles Putzolu, qui rappelle qu’en juillet 2013, le pape François a consacré son premier déplacement hors de Rome à la mémoire des migrants disparus en mer pour dénoncer la mondialisation de l'indifférence
.
M. Putzolu retient aussi le voyage du pape au Canada,qui a quand même laissé des traces
, explique-t-il en référence aux excuses présentées par le souverain pontife aux Premières Nations pour l’implication de l’Église dans le système des pensionnats pour Autochtones.
Des voyages aux périphéries
C’est un pape qui est proche des gens, et cette proximité, on la ressent : elle est palpable dans chacune de ses interventions
, relève le spécialiste du Vatican, qui croit d'ailleurs que le choix des voyages du souverain pontife en dit long sur son attention aux plus marginalisés.
Sur un total de 40 déplacements à l'extérieur de l’Italie, le chef de l'Église catholique s’est rendu cinq fois en Afrique pour visiter 10 pays théâtres de guerres et de colonialisme économique
, selon les mots du Saint-Père.
Le pape est aussi l'homme qui n'a pas peur d’aller dans des pays lointains où les catholiques sont largement minoritaires, comme la Birmanie, où il a [...] aussi montré son attention au peuple rohingya
, une minorité musulmane persécutée, souligne le directeur de la rédaction francophone de Radio-Vatican.
Il a eu ce courage physique d'aller […] dans des pays où aucun pape n'était allé. Il a réussi à ouvrir des ponts qui n’existaient pas. Ça, c’est vraiment un courage que tout le monde lui reconnaît
, poursuit Cyprien Viet.
Selon lui, les voyages du pape François dans des terres de souffrance resteront des images marquantes et des clés de lecture de son pontificat. Il mentionne notamment la visite du Saint-Père en Irak en 2021, en Centrafrique en 2015 et au Soudan du Sud en 2023.
« Le pape François va là où il y a eu des combats récents, voire en cours, et les gens l’accueillent respectueusement. Ils se rendent compte que le pape leur donne une occasion extraordinaire de sortir la tête haute de ces conflits. Cela restera dans l’histoire. »
Importance de l’écologie
Dans un autre registre, la prise de conscience écologique est aussi un thème central du pontificat du pape François, selon Loup Besmond de Senneville. En juin 2015, lorsqu’il a publié sa lettre encyclique Laudato Si, consacrée à l’écologie, le pape a amené en théologie la nécessité de prendre soin de ce qu’il appelle la maison commune
.
Alors que cette question était moins flagrante dans les discours de ses prédécesseurs, le pape argentin la ramène dans le giron de l’Église. Il dit que l'écologie est une préoccupation religieuse, parce que l'idée, c’est de prendre soin de la terre qui a été donnée et qui a été créée.
Cette lettre encyclique du pape François ne s'adresse pas qu'aux catholiques mais au monde entier
, renchérit Jean-Charles Putzolu. Selon lui, avec ce document, le pape montre que l'Église est dans le monde, qu’elle est présente partout et que chacun d'entre nous est concerné
.
Même son de cloche du côté de Cyprien Viet, pour qui Laudato Si a été une balise importante face aux transformations du monde. Une balise intellectuelle bien au-delà des cercles catholiques, une réflexion très articulée à la fois biblique et politique sur le rapport de l'homme à son environnement et sur sa responsabilité à protéger son environnement pour que l'humanité puisse continuer à vivre.
Ce qu’il reste à faire
Parmi les chantiers en cours, l’unité de l’Église est un gros défi, indique Cyprien Viet, qui observe une fracture entre les tendances traditionalistes et progressistes, qui ont du mal à communiquer entre elles
.
Sur cette question, il estime qu’il y a des trajectoires à corriger
, car le milieu traditionaliste se sent délaissé, incompris
, dit-il en référence à la lettre apostolique du pape François intitulée Traditionis custodes, qui vise à contrôler l’usage de la messe selon la forme extraordinaire telle qu’elle existait avant le Concile Vatican II.
Ce tour de vis a suscité de l’incompréhension parmi ceux qui étaient attachés à la liturgie préconciliaire et qui se sentent mis un peu hors jeu
, analyse Cyprien Viet.
L’autre grand chantier qui reste ouvert est celui de la synodalité, indique de son côté le correspondant du journal La Croix. Derrière ce grand mot compliqué et un peu obscur
se cache une réflexion sur la manière dont l'Église doit adresser son message au monde et aux sociétés contemporaines pour qu’il soit audible. C'est une grande porte qui reste à ouvrir, un grand chantier qui reste à faire
et qui devrait se terminer en octobre 2024.
Le journaliste ajoute que la guerre en Ukraine est aussi une préoccupation du Saint-Père. Dans ce dossier, le pape aspire à jouer un rôle dans une médiation, dans une résolution du conflit ainsi que dans une reconstruction une fois que le conflit sera terminé
.
En attendant, plusieurs voyages pontificaux sont déjà programmés, soit en Hongrie au mois d’avril et au Portugal au mois d'août. D’autres déplacements pourraient être possibles, à Marseille et au Liban, dans le courant de l’année.
Démission ou pas?
Compte tenu de l'agenda pontifical qui se remplit au fur et à mesure, la démission à court terme du souverain pontife semble improbable, pense Cyprien Viet, pour qui ces horizons ecclésiaux importants
montrent que le pape François semble vouloir garder la main
.
Loup Besmond de Senneville fait pour sa part observer que le discours du pape François a évolué ces derniers mois au sujet d'une éventuelle démission. En juillet, lors de son voyage de retour du Canada, le pape avait dit considérer la renonciation comme une option normale pour la fin d’un pontificat
, se souvient le journaliste, qui était à bord de l'avion avec le pape à ce moment-là.
Quelques mois plus tard, le pape a complètement changé de discours
, et aujourd'hui, le Saint-Père estime que la renonciation n’est pas une voie normale pour un pape, qui est élu à vie et qui doit rester jusqu’au bout
.
« Le pape François est un homme qui aime exercer le pouvoir. »
Pour ce vaticaniste, c’est la mort de Benoît XVI qui a changé ce discours. Maintenant qu'il n'y a plus de pape émérite, il y a un espace pour un pape émérite, donc la question se pose de manière beaucoup plus aiguë. Et là, le pape François est très clair : il n’est pas question de démissionner
, sauf en cas d'extrême nécessité liée à de graves problèmes de santé, précise-t-il.
D'autant qu’il n'a pas fini son travail de réforme
, poursuit Jean-Charles Putzolu, qui pense que le souverain pontife a véritablement envie d’aller jusqu’au bout
.
« Ce n'est pas l’homme des actions inachevées. »
Selon M. Putzolu, le pape puise au fond de lui-même toutes les forces qu’il pourra trouver pour aller jusqu’au terme de sa démarche.
Et si ce n’est pas une maladie qui l'empêche de continuer et qu'il décide de s'arrêter, c'est qu'il aura estimé que le travail était accompli.