Le Canada doit « muscler » ses lois contre l’ingérence étrangère, disent des experts
Pour contrer l'ingérence étrangère, notamment celle de la Chine, le Canada doit s’inspirer du modèle de l’Australie qui, au cours des dernières années, a adopté une série de lois robustes pour protéger son système démocratique et sa sécurité nationale, ont affirmé plusieurs experts interrogés par Radio-Canada.

Le drapeau de la Chine flottant devant l'édifice de l'ambassade chinoise à Ottawa.
Photo : La Presse canadienne / Justin Tang
Le Canada et l’Australie partagent beaucoup de similitudes : en plus d’être membres du Commonwealth, les deux pays sont riches en ressources naturelles, affichent un niveau de vie comparable et ont des systèmes économique et démocratique similaires.
Plus récemment, les deux pays ont dû contrer des incidents d’ingérence étrangère de la Chine aussi bien dans les élections que dans les milieux académiques, scientifiques et commerciaux. Mais, comme l’expliquent plusieurs experts, à la différence du Canada, l’Australie a mis en place une série de mesures et de lois musclées
pour faire face à ces activités, notamment au cours des cinq dernières années.
Pour Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine (2012 à 2016) et chercheur à l’Institut d’études internationales de Montréal, la goutte qui a fait déborder le vase
en Australie est la controverse en 2017 entourant le sénateur du Parti travailliste Sam Dastyari, qui a démissionné après avoir été accusé d’avoir touché des fonds provenant d’un éminent homme d'affaires et donateur politique chinois.

Un autre pays qui est confronté à l'ingérence de la Chine c'est l'Australie. D'ailleurs, le gouvernement a récemment annoncé qu'il va retirer les caméras de surveillance conçues en Chine de ses bureaux et de la télévision publique. Une méfiance qui a aussi poussé le gouvernement à criminaliser l'ingérence étrangère et l'a rendue passible d'emprisonnement. Alors le Canada devrait-il s'inspirer de l'Australie ? Reportage de Yasmine Mehdi.
Ce scandale avait donné lieu à un tollé politique en Australie, et c’est à ce moment que le gouvernement a constaté que sa sécurité nationale, ses intérêts et ses valeurs étaient fortement menacés, ce qui a entraîné l’adoption d’une série de lois pour contrer l’ingérence étrangère
, affirme M. Saint-Jacques.
Parmi les mesures mises en place par Canberra : interdire les dons provenant d’entités étrangères aux partis politiques ou aux politiciens australiens; mettre en place un registre des agents étrangers forçant les personnes qui agissent au nom d’un État étranger à déclarer leurs activités; et obliger les universités à informer le ministère des Affaires étrangères de tout accord avec un gouvernement étranger ou une université étrangère non indépendante.
« Ceux qui contreviennent à ces lois font face à des pénalités très sévères. [...] C’est un acte très courageux de la part de l’Australie, sachant que c’est un pays qui a une grande dépendance économique envers la Chine. »
Selon l’ancien diplomate, le Canada a déjà mis en place certaines mesures pour lutter contre l’ingérence étrangère de la Chine. Toutefois, on a besoin de beaucoup plus de lois pour vraiment contrer les activités néfastes de la Chine, mais ça nécessite une attitude ferme de la part du gouvernement
, ajoute M. St-Jacques.
Il y a eu beaucoup de laxisme, peut-être de la complaisance et de la naïveté au Canada [...] C’est incompréhensible que le gouvernement n’ait pas pris plus de mesures similaires à celles de l’Australie pour contrer cette interférence-là
, dit-il. Cela soulève des questions d’éthique et d’intégrité
de la part du premier ministre Justin Trudeau, selon l'ex-diplomate.
Un manque de « leadership »
Benoît Pelletier, professeur émérite en droit constitutionnel à l’Université d'Ottawa, abonde dans le même sens. Il n’y a absolument rien qui empêche le Parlement canadien de prendre l’exemple de l’Australie en ce qui concerne la lutte contre l'ingérence étrangère
, souligne M. Pelletier.
Il rappelle aussi que l’Australie a donné aux agences de renseignement et aux policiers les outils nécessaires pour intervenir avant même qu’il y ait de l’ingérence et pour poursuivre les responsables. Toutes ces mesures-là peuvent être adoptées au Canada sans problème et on peut avoir des lois musclées en la matière
.
« La seule chose que ça demande, c’est du leadership politique de la part du gouvernement, mais aussi de la part des partis de l’opposition à la Chambre des communes, car ces partis doivent collaborer pour adopter rapidement [de nouvelles lois], d’autant plus que nous avons un gouvernement minoritaire à Ottawa. »
Selon lui, le Canada a besoin de lois beaucoup plus musclées [...] et des peines beaucoup plus sévères
.
M. Pelletier souligne aussi l’importance de la transparence
dans la lutte contre l’ingérence étrangère et la nécessité d’informer rapidement le public
, surtout s’il y a une interférence dans les élections
.
La meilleure façon de contrer l’ingérence étrangère dans le processus démocratique, c’est de rendre les choses publiques et de mettre la population dans le coup
, explique-t-il.
Dans ce contexte, Wesley Wark, chercheur principal au Center for International Governance Innovation, rappelle que l’Australie est beaucoup plus disposée que le Canada
à partager publiquement les tentatives d’ingérence recensées par les autorités.
L'importance de la transparence
Tous les partis d’opposition à Ottawa lancent un appel à la tenue d’une enquête publique sur de présumées manœuvres chinoises pour influencer le cours des élections fédérales de 2019 et 2021 en faveur des libéraux, tandis que le Comité permanent de la procédure poursuit son examen sur cette affaire.
Appelés à témoigner, des responsables du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ont évité de répondre à plusieurs questions des députés, arguant qu'ils ne pouvaient dévoiler des informations classifiées.
Il n’y a pas beaucoup d’informations qui nous proviennent de nos responsables et de nos agences alors que cela pourrait aider les Canadiens à mieux comprendre les types de menaces exercées par des agents étrangers lors des élections
, déplore M. Wark. Je ne dis pas que le gouvernement ne fait rien face à ces menaces, mais le public n’est pas mis au courant des mesures concrètes prises pour contrer ces menaces et je pense que c’est problématique.
Un groupe d’experts composé de hauts fonctionnaires fédéraux chargés de signaler les incidents d'ingérence étrangère lors des élections fédérales de 2021 a récemment remis un rapport affirmant que le gouvernement n’a pas observé d’activités nuisant à la capacité du Canada de tenir des élections libres et justes pouvant atteindre le seuil requis pour procéder à une annonce publique
.

À Ottawa, les parlementaires tentent de faire la lumière sur les allégations d'ingérence étrangère pendant les élections de 2019 et de 2021. Comment le Canada peut-il se protéger contre ces tentatives d'ingérence étrangère? Julie Drolet en discute avec Thomas Juneau, professeur adjoint à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales à l'Université d'Ottawa.
Désinformation, cyberattaques...
Selon Thomas Juneau, professeur adjoint à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa, ce seuil
devrait être moins élevé, notamment avant et après les élections, mais pas durant le scrutin parce qu'on ne veut pas que les directeurs du SCRS et autres agences interviennent sur une base régulière pendant les élections
. On devrait baisser ce seuil après les élections pour qu'il y ait beaucoup plus d'informations partagées avec le public
, a-t-il dit en entrevue à l'émission 24•60.
En matière de sécurité nationale, le gouvernement canadien n'est pas assez transparent; pourtant, pour lutter contre l'ingérence étrangère, le partage d'informations est un outil essentiel
, a ajouté M. Juneau, rappelant que le Canada fait face à de nombreuses menaces ne provenant pas uniquement de la Chine, mais aussi de la Russie et de l'Iran, entre autres.
Ce partage d'informations est d’autant plus important que les tactiques chinoises ont aussi changé
, selon Bates Gill, directeur exécutif du Centre d'analyse de la Chine. Il y a aujourd’hui beaucoup plus de campagnes de désinformation qui circulent en ligne, par exemple, et davantage de cyberattaques en tout genre.
« La Chine dispose encore de moyens pour essayer d’influencer la politique en Australie, mais les lois ont au moins permis de jeter la lumière sur cette menace et de mettre en place des mécanismes pour résister à ces ingérences et sanctionner au besoin. »
M. Gill a tenu toutefois à mettre en garde contre le risque de dérapage
de toute nouvelle loi contre l’ingérence étrangère, notamment le risque de marginaliser les membres de la diaspora chinoise qui sont eux-mêmes souvent victimes
des politiques de Pékin. Ces gens comprennent ces enjeux mieux que quiconque. On doit donc les voir comme des alliés [...] pour mieux renforcer notre résilience face à ces tentatives d’ingérence
, a-t-il encore dit.