Représenter l’Holocauste demeure tabou dans l’industrie du jeu vidéo

Image tirée du jeu vidéo « The Light in the Darkness »
Photo : Voices of the Forgotten
Peut-on enseigner l’Holocauste grâce aux jeux vidéo? C'est l'ambition de The Light in the Darkness, sorti récemment sur ordinateur et bientôt offert sur console. Le jeu se décrit comme le premier à représenter fidèlement l'entreprise d'extermination systématique des populations juives d'Europe par le régime nazi.
Le joueur ou la joueuse y incarne les membres d'une famille juive française originaire de Pologne et suit leur périple sous le régime de Vichy jusqu'à leur arrestation en 1942, pendant la rafle du Vél d'Hiv, et leur transfert vers le camp de Pithiviers, où la famille est déportée.
L'évocation de l’Holocauste reste encore taboue dans l'univers du jeu vidéo, peu d’entreprises s'étant aventurées sur ce terrain jugé glissant.
Il y a la peur de faire un jeu trivial ou de simplifier à l'excès
, explique Eugen Pfister, chercheur à la Haute école des arts de Berne et spécialiste de l'histoire des jeux vidéo.
Il y a aussi la crainte de ne pas pouvoir faire un jeu de manière éthique
, ajoute-t-il.
Parmi les grands jeux des dernières années, un cas fait exception : la série Wolfenstein, notamment le titre The New Order (2014), dans lequel le personnage principal s’infiltre dans un camp de concentration fictif en Croatie.
Mais ce jeu se situe dans un univers parallèle, où le régime nazi a remporté la Seconde Guerre mondiale, et n'aspire pas à une représentation réaliste de l’Holocauste.
On voit les cheminées, les wagons et même la sélection des prisonniers et prisonnières, mais on ne parle jamais de camps de concentration ou même de populations juives
, décrit Eugen Pfister.
Dans The New Colossus (2017), la suite de The New Order, l'horreur génocidaire est abordée de façon plus explicite.
Occulter l’Holocauste, un problème?
Pour Luc Bernard, le créateur français de The Light in the Darkness (La lumière dans les ténèbres
), le fait que l’Holocauste soit passé sous silence dans les jeux vidéo est problématique.
Les jeunes jouent à des jeux sur la Seconde Guerre mondiale, comme Call of Duty, où ce n'est presque pas évoqué
, regrette-t-il.
C'est un peu comme si l'on niait que ça avait existé
, poursuit le développeur de 36 ans installé à Los Angeles.
Dans The Light in the Darkness, que Luc Bernard compare à un film d'animation interactif
, le joueur ou la joueuse n'a pas d'emprise sur le déroulement de l'histoire et assiste passivement au sort tragique des personnages.
Je ne pouvais pas faire un jeu où l'on gagne à la fin, explique-t-il. Ce n'était pas ça, la Shoah, il n'y avait pas le choix.
Luc Bernard s'est longuement documenté, consultant les archives du musée américain du mémorial de l'Holocauste à Washington et du musée de l'Holocauste de Los Angeles.
Il a aussi bénéficié des témoignages de personnes survivantes. Dans une version ultérieure de The Light in the Darkness, il envisage de faire raconter à plusieurs d'entre elles leur expérience.
Le jeu vidéo, un outil éducatif
Il y a une quinzaine d'années, Luc Bernard avait développé un premier titre sur l’Holocauste, Imagination Is the Only Escape (L'imagination est la seule échappatoire
), qu'il prévoyait de faire sortir sur la console portable Nintendo DS.
Le jeu s'inspirait de l'histoire de sa grand-mère, qui a transporté des enfants de la communauté juive vers la Grande-Bretagne pendant la guerre.
Le projet avait été abandonné, faute de financement. Luc Bernard estime que la presse l'avait mal servi, des journaux ayant selon lui donné l'impression qu'il s'agissait d'un jeu morbide traitant d'un sujet inabordable.
Mais les temps ont changé et plus personne ne m'attaque aujourd'hui
, remarque-t-il.
The Light in the Darkness est ainsi proposé gratuitement sur la boutique en ligne d'Epic Games, le développeur du très populaire Fortnite. Le jeu est également exposé au musée de la culture populaire à Seattle.
Selon Eugen Pfister, l'évolution des mentalités est comparable à celle observée dans le cinéma après la série Holocauste (1978) et le film La liste de Schindler (1993), de Steven Spielberg.
« Le consensus aujourd'hui, c'est que Hollywood est capable de faire des films sur la Shoah. »
Je suis optimiste sur la possibilité pour les jeux vidéo de trouver également un langage pour en parler
, avance-t-il.
Avec des centaines de milliards de dollars de revenus annuels et des joueurs et joueuses dans le monde entier, le jeu vidéo offre une plateforme unique pour toucher un public large, notamment chez les plus jeunes.
Luc Bernard, qui veut changer les choses sur le plan éducatif
, a récemment organisé une discussion avec un survivant sur le site de diffusion en continu Twitch.
Mon but est de faire que plus de développeurs et de développeuses s'y intéressent pour garder en vie la mémoire de la Shoah
, souligne-t-il.