La douleur des civils
En un an, l'invasion russe a coûté la vie à plus de 8000 civils ukrainiens, un nombre largement sous-estimé et qui ne représente « que la pointe de l’iceberg », estime l’Organisation des Nations unies (ONU). Le nombre de blessés serait au moins trois fois plus élevé, sans compter ceux dont les blessures ne sont pas visibles.

Olha, la femme d'Eduard Usov, quelques mois avant sa mort en janvier
Photo : Gracieuseté : Eduard Usov
Le trou dans cet immense immeuble d'habitation est imposant, étrange, désolant. L'œil ne veut pas s’en éloigner tant il y a de détails à observer. Une dévastation qui défie l’imagination.
À la mi-janvier, une partie de ce vaste complexe immobilier de Dnipro a été pulvérisée par un missile russe. Résultat : 236 logements détruits, une cinquantaine de morts, 80 blessés.

Une partie de ce vaste complexe immobilier de Dnipro a été pulvérisée par un missile russe en janvier, ce qui a entraîné la mort de 286 personnes et en a blessé des centaines d'autres.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Du trottoir, les armoires de certaines cuisines sont encore visibles. On y devine de la vaisselle et des pots. L’intérieur d’un frigo s’offre à la vue de tous. Une porte s’ouvre sur le vide.
On dirait une maison de poupées coupée en deux pour jouer à l’intérieur. Sauf que c’était la maison de dizaines de civils. Des foyers. Aucune trace de cible militaire ou stratégique aux alentours qui pourrait expliquer la frappe.
Elle est morte ici.
La voix d'Eduard Usov est douce lorsqu'il parle de son épouse. Ce qu’il veut raconter aujourd'hui mérite qu'on détourne le regard de ces appartements éventrés.

Eduard Usov devant l'immeuble où son épouse, Ohla, est morte en se rendant à la salle de sports.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Sa femme Olha n’habitait pas dans cet immeuble. Elle passait simplement devant en se rendant à la salle de sports en plein après-midi. Une mort cruelle. Injuste. Comme la guerre en produit tant.
On pourrait penser que c’est impossible
de mourir ainsi au XXIe siècle. Et pourtant, oui, c’est possible.
La voix d’Eduard se fait plus faible, ses yeux se mouillent.
Il aura fallu cinq heures d’angoisse avant d’obtenir la confirmation du décès de sa compagne. Et quelques heures de plus pour annoncer la mauvaise nouvelle à son fils et à sa belle-mère.
Poutine, ce n’est rien qu’un trou du cul qui empoisonne son pays!
Le fiel sort un peu. Eduard Usov, dont la mère est pourtant russe, assure en vouloir maintenant à tous les Russes de la Terre.
Si le monde savait...
La douleur de ce veuf est difficile à voir. Lui-même apprend encore à composer avec la perte de son amour. De sa partenaire d’affaires. De la mère de leur unique enfant.

La famille d'Eduard Usov en des temps heureux.
Photo : Gracieuseté : Eduard Usov
Eduard Usov a accepté de revenir devant ce symbole de la cruauté des frappes russes pour une seule raison : faire connaître la portée des actions de l’envahisseur sur les populations civiles.
Il évoque Boutcha, Irpin, Marioupol, la gare de Kramatorsk, la torture sous l’occupation à Kherson. Des villes dorénavant associées à la mort de dizaines de civils.
Et c’est sans compter les gens dans les territoires occupés
, dont on est sans nouvelles depuis des mois. Un bilan impossible à faire en temps de guerre.

Un tir a frappé cet immeuble qui faisait partie d'un vaste ensemble résidentiel.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Chiffres sous-estimés
À ce jour, le haut-commissaire aux droits de l’homme de l'ONU a recensé au moins 8006 civils tués et 13 287 blessés. Certaines estimations multiplient par quatre le nombre de décès.
À cela, il faut ajouter un nombre indéterminé de civils morts dans les territoires conquis par la Russie dans la dernière année, et environ 3500 civils tués dans le Donbass depuis l’invasion initiale de 2014.
Dans presque tous les cas, les civils ont été victimes d’armes explosives très puissantes, par exemple des missiles de croisière. Ce sont aussi, comme dans le cas de la femme d'Eduard Usov, des morts survenues au hasard du quotidien : en allant chercher de l’eau, en passant dans un parc ou devant une boulangerie.
Si les gens savaient tout ça, cela changerait la manière dont ils perçoivent ce conflit
, lance Eduard Usov, qui voit dans cette longue liste de victimes un impératif pour freiner à tout prix cet agresseur russe, ce fou de Poutine
.
Ces émotions qu’on doit cacher
En Ukraine, la guerre et ses horreurs ne sont pas toujours visibles. Comme dans les cafés remplis de jeunes ou encore dans les centres commerciaux où les affaires se poursuivent. Pas au premier abord.
Pourtant, l’Ukraine regorge de gens rongés par l'inquiétude, angoissés par l’avenir, inquiétés par les multiples alertes aériennes. Des gens blessés de l’intérieur.
Il suffit de creuser un peu pour que certains s’ouvrent sur les douleurs et les émotions enfouies. Quand je dis que je me sens bien, c’est que je porte un masque
, admet une fleuriste.
Dans sa boutique, une instructrice de yoga aussi prof de français dit ceci : Je me souviens de chaque tragédie, de chaque enfant tué. Malheureusement, ça ne va pas être oublié
de sitôt, explique Yevheniia Drabkina.
Selon elle, la plupart de ses compatriotes camouflent leurs véritables émotions. Un réflexe de survie.
On n’était pas préparés pour une cruauté d’une telle ampleur.
S'occuper pour oublier
Autour de la date anniversaire de l’invasion, Yevheniia Drabkina s’est plongée dans ses photos et dans ses messages de l’époque. Elle a rapidement éteint son téléphone.

Passant d’une classe de yoga à un cours de français pour éviter de trop penser, Yevheniia Drabkina veut tenir bon par elle-même. Par fierté. Et par altruisme.
Photo : Gracieuseté : Yevheniia Drabkina
L’arrivée du 24 février a servi de déclencheur. J’ai ressenti ce que je ne voulais pas ressentir, comme l'accumulation de ces émotions extrêmes. Tout ce malheur, ça ne s’oublie qu’un peu.
Des émotions qu’elle dit ne pas partager avec beaucoup de gens. Pour ne pas ajouter au poids de leurs propres émotions. Elle n’en parle surtout pas à ses amis psychologues.
Ils ont aidé des gens après des viols, d’autres qui ont perdu leurs enfants. Ces gens-là qui ont aidé, ils ont besoin d'aide, maintenant.
C'est au tour des soignants d'avoir besoin de soins.
Yevheniia pense aux soldats qui pourraient bénéficier d’appui psychologique. Elle veut tenir bon par elle-même. Par fierté. Et par altruisme.
Elle se tient donc très occupée, passe d’une classe de yoga à un cours de français. C’est le moyen qu’elle a trouvé pour passer au travers de cette guerre.