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Envoyée spéciale

À la frontière russe, les importations « parallèles » pour contourner les sanctions

Malgré des sanctions inédites, la Russie s’adapte et parvient à importer des produits occidentaux sans la permission de leurs fabricants.

Une file de camions sur une route.

Une file de camions attend à Goudaouri, en Géorgie, pour passer en Russie.

Photo : Radio-Canada / Alexey Sergeev

Le poste frontalier de Lars, en Géorgie, est sans doute un des plus spectaculaires du Caucase.

Situé à plus de 1260 mètres d'altitude à flanc de montagne, il est aussi le plus dangereux et le plus susceptible d’être le théâtre des situations les plus imprévisibles.

Tôt ce matin, une avalanche a entraîné la fermeture d’un tronçon de la route commerciale qui mène en Russie.

Il y a une file interminable de camions immobilisés qui s'étend sur des kilomètres. Leurs chauffeurs devront attendre des jours avec leur cargaison pour traverser les douanes, 30 kilomètres plus loin, en Russie.

Ils ont l’habitude des embouteillages monstres et Silo ne s’en plaint pas plus que les autres.

Le chauffeur nous fait signe de monter à bord de son camion, où il prépare du café instantané qu’il distribue à des collègues qui fument dehors.

Il nous dit qu’il se dirige vers la Russie pour y chercher du gaz. Il constate depuis un an que l'achalandage a presque triplé sur cette route commerciale névralgique. C’est en bonne partie dû aux vagues de sanctions imposées à la Russie par les pays occidentaux.

Les camions arrivent du Tadjikistan, du Kazakhstan, de la Turquie et de l'Arménie.

Silo explique qu’ils transportent surtout des produits locaux comme des fruits, du cognac d'Arménie, du textile et des matériaux de construction.

Des hommes à l'intérieur d'un camion.

Silo et ses amis font la livraison de gaz depuis la Russie vers Erevan, en Arménie.

Photo : Radio-Canada / Alexey Sergeev

La Géorgie, bien que pro-occidentale et malgré sa propre guerre contre la Russie en 2008, n’a pas emboîté le pas aux sanctions contre son voisin géant. Ce pays est une plaque tournante pour acheminer des biens que la Russie importe des pays de l’Asie centrale, et vice-versa. Son économie en dépend. Mais ça n’a jamais été comme ça, jamais : c’est du jamais-vu, dit Silo en sirotant son café noir.

Le taux d'exportation des pays membres de l’Union économique eurasiatique ne cesse d'augmenter depuis un an. Des hausses de 77 % pour l’Arménie et de 50 % pour le Kazakhstan.

Idem pour la Turquie. Bien qu'elle ne soit pas membre de cette union eurasiatique, elle multiplie les échanges avec Moscou.

De telles hausses étaient prévisibles dès le jour où les pays occidentaux ont décidé de fermer la porte au marché russe. Ce qui l'était moins, en revanche, c’est la rapidité avec laquelle la Russie a réussi à contourner les sanctions pour mettre la main sur des produits occidentaux via un pays tiers.

Par exemple, Bagdam, un autre camionneur qui prend l’air, nous dit que son semi-remorque est rempli de croustilles de la marque Pringles. Celles adaptées aux goûts de l’Europe de l'Est avec des saveurs de champignons et même de caviar figuraient parmi les produits chouchous des Russes.

La compagnie Kellogg's, qui fabrique les Pringles, a mis fin à ses activités en Russie dès le 24 février 2022 pour protester contre l’invasion de l'Ukraine. Bagdam explique qu’il fait aujourd'hui la livraison pour un distributeur arménien qui les a importées d’Europe pour les réexpédier vers Moscou.

Les importations parallèles légalisées par le Kremlin

C’est ce qu’on appelle des importations parallèles. Elles sont devenues monnaie courante depuis que le Kremlin les a légalisées et même encouragées pour contourner les sanctions et le boycottage des grandes marques occidentales, sans leur consentement.

Le ministre russe du Commerce affirmait déjà au mois de mai dernier que ce type de transactions représentait déjà plus de 5 % des importations russes, l'équivalent de 6,5 milliards de dollars américains.

Il avait même prédit que la valeur des importations parallèles pourrait totaliser environ 16 milliards de dollars d’ici la fin de l'année 2022.

Le principe en est simple, explique l'économiste Hovsep Patvakanyan, que nous avons rencontré à Erevan, la capitale de l'Arménie, où nous avons passé quelques jours avant de nous rendre en Géorgie.

« Vous importez des produits, vous faites le dédouanement, puis vous êtes libre en tant que particulier de les vendre à qui vous voulez. »

— Une citation de  Hovsep Patvakanyan
Un homme porte un costume et une cravate.

Hovsep Patvakanyan, économiste du Conseil d’investissement d'Arménie

Photo : Radio-Canada / Alexey Sergeev

Nous n’avons pas eu besoin de chercher très loin pour constater ce modus operandi.

Les réseaux sociaux sont inondés de comptes privés où les revendeurs de voitures publient leurs inventaires en russe.

En banlieue d'Erevan, un revendeur nous fait visiter son parc automobile, où des dizaines de voitures sont garées.

La grande majorité est destinée à des clients russes, dit-il.

Si certains modèles sont d'occasion, donc exemptés de sanctions, la plupart des véhicules sont flambant neufs, des Chevrolet aux Lexus en passant par des Mazda et même par une Corvette, dont il est particulièrement fier et qu’il songe même à garder pour lui-même plutôt que de la revendre.

Un homme debout devant une rangée de voitures.

Un vendeur de voitures à Erevan importe des véhicules d'Amérique du Nord et d’Europe.

Photo : Radio-Canada / Alexey Sergeev

Il les a importées en toute légalité des États-Unis, de Dubaï et même du Canada.

Son bureau est décoré de plaques d'immatriculation des pays avec lesquels il fait affaire.

Celui-ci s'en va en Russie demain, dit-il en montrant du doigt un Hummer.

Les voitures américaines sont en demande en Russie, nous explique Lilit, une jeune blogueuse qui travaille pour cette entreprise.

Puisque les Russes ne peuvent les acheter des États-Unis, ils les importent d'Arménie. Ce sont des exportations parallèles et c’est parfaitement légal.

Elle n’a pas tort, explique l'économiste Hovsep Patvakanyan.

Bien que la revente se fasse sans l'autorisation de la firme qui détient les droits sur la propriété intellectuelle de son produit, il ne s'agit pas de contrefaçon.

« On peut se questionner sur le plan moral, mais c’est légal, et c’est pourquoi des distributeurs se sont créé une niche et en profitent de plus en plus. »

— Une citation de  Hovsep Patvakanyan

Zone grise

Un groupe d'hommes marche dans une salle.

Vladimir Poutine avec le président du Turkménistan, Serdar Berdimoukhamedov, le premier ministre de l’Arménie, Nikol Pashinyan, le président du Bélarus, Alexandre Loukachenko, et le président du Kirghizistan, Sadyr Japarov. Ilham Aliyev de l'Azerbaïdjan au sommet des leaders de Commonwealth des États indépendants en octobre 2022 à Astana, au Kazakhstan

Photo : Reuters / TURAR KAZANGAPOV

C’est en effet une zone grise du marché international, qui se soustrait au régime des sanctions. Et les pays où les fabricants ont fait le choix de punir la Russie n’ont pas une grande marge de manœuvre pour interdire ce type de transactions parallèles, explique Hovsep Patvakanyan, du moins pour le moment.

L’Union européenne n’en est pas moins irritée. Elle s’inquiète particulièrement de la hausse spectaculaire du nombre d'appareils électroménagers que certains pays du Caucase importent d’Europe depuis un an.

Selon des statistiques publiées par l’agence Bloomberg, l'Arménie et le Kazakhstan ont importé plus de réfrigérateurs durant les huit premiers mois de 2022 qu'ils ne l'avaient fait au cours des deux années précédentes.

Les électroménagers font partie des biens sous embargo.

Dans un discours prononcé au mois de septembre dernier, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait affirmé que l'armée russe était à ce point déclassée qu'elle recyclait les micropuces d'appareils électroménagers pour réparer son équipement militaire.

L'Union européenne, les États-Unis et le Royaume-Uni ont tous adopté vendredi un nouveau train de sanctions destinées à affaiblir l'économie russe et à sévir contre les entreprises et les pays qui soutiennent la machine de guerre de Vladimir Poutine.

La Géorgie et la vigilance

Bien qu’elle soit un partenaire économique de la Russie, la Géorgie s’est engagée dès les premiers jours de l'invasion de l’Ukraine à respecter les sanctions financières imposées par la communauté internationale, entre autres pour éviter les exportations parallèles vers Moscou.

Lors de notre séjour dans le Caucase, nous avons d’ailleurs parlé à plusieurs représentants de compagnies de transport qui nous ont confié qu'ils jugent trop risqué de s'aventurer dans le transport de produits sanctionnés puisque les marchandises risquent d'être confisquées aux douanes de la Géorgie.

L'été dernier, le ministre des Finances de la Géorgie, Lasha Khutsichvili, avait annoncé que 90 individus soupçonnés d'avoir violé les règles avaient été suspendus par le service douanier du pays.

Un poste frontalier.

Un poste frontalier en Géorgie.

Photo : Radio-Canada / Alexey Sergeev

Le profit n'en vaut pas le risque, explique David Avetisyan, dont la compagnie de transports Spyur, basée à Erevan, ne cesse de prendre de l’expansion étant donné la croissance des exportations vers la Russie.

Cependant, dans la file de camions qui attendent la réouverture de la route qui mène en Russie, plusieurs chauffeurs nous ont dit en prenant le café que c’est un secret de Polichinelle.

« Regardez devant vous : c’est impossible de tout contrôler. Il y a des iPhones, des ordinateurs, toute une gamme de produits qui vont traverser sans problème, c’est garanti. »

— Une citation de  Un chauffeur de camion

Importations directes ou parallèles, la Russie de Vladimir Poutine peut compter sur des voisins dociles pour braver la tempête.

Notre     dossier Guerre en Ukraine

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