Une approche en protection de la jeunesse propre à la communauté haïtienne
Ruth Pierre-Paul est directrice du Bureau de la communauté haïtienne de Montréal.
Photo : Steve Rukavina/CBC
C’est une histoire qui aurait pu mal tourner, mais qui se termine finalement bien grâce à un projet communautaire consacré à des familles noires de Montréal aux prises avec la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).
Nous sommes en juin dernier. Un garçon de 10 ans se rend dans un parc près de chez lui pour jouer avec ses amis. Arrivé sur place, il ne les trouve pas, mais au lieu de rentrer chez lui, il décide de s’allonger sur un banc et s’endort.
Une personne qui passait dans le parc l’a aperçu endormi et a contacté la police, qui m’a ensuite appelé
, raconte le père de l’enfant, qui est d’origine haïtienne, en entrevue avec CBC. L’enfant ne souffrait de rien, mais la police a quand même avisé la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), qui a ouvert un dossier et lancé une enquête.
Du jour au lendemain, la famille du jeune garçon a ainsi reçu la visite d'intervenants et a dû répondre à leurs questions. C’était très difficile
, confie le père, dont le nom ne peut pas être révélé pour protéger l’identité de son enfant.
Ils ont le droit, à leur discrétion, de retirer un enfant d'une famille. Leur rôle fondamental est de surveiller, d’analyser et de s'assurer que les enfants sont protégés en utilisant parfois des moyens très invasifs
, explique Alicia Boatswain-Kyte, professeure adjointe à l'Université McGill, spécialisée en protection de la jeunesse.
Pour les familles noires, le risque est encore plus élevé, ajoute Mme Boatswain-Kyte, qui a déjà œuvré comme intervenante à la DPJ
. Selon elle, les dernières données démontrent que les enfants noirs à Montréal courent un risque deux fois plus élevé de faire l’objet d’un signalement à la DPJ et d’être retirés de leur famille.Ce n’est toutefois pas le cas du jeune garçon retrouvé endormi dans le parc. Si son histoire s'est bien terminée, c’est en partie grâce à une initiative de la communauté haïtienne, lancée en octobre 2020, qui a déjà aidé des centaines de jeunes à demeurer dans leur milieu de vie et à éviter d’être déracinés.
Réponse à l'afflux de demandeurs d'asile
C’est en 2017 que Ruth Pierre-Paul, la directrice du Bureau de la communauté haïtienne de Montréal, a commencé à voir la nécessité de créer un projet baptisé « Option protection ». Cette année-là, des milliers de demandeurs d'asile, majoritairement haïtiens, ont franchi la frontière entre les États-Unis et le Canada en empruntant le chemin Roxham. Ils cherchaient refuge à Montréal, craignant la menace de l’ex-président américain Donald Trump de retirer la protection temporaire qui leur avait été accordée en 2010.
On recevait beaucoup d’appels de familles qui disaient avoir des problèmes avec la DPJ , elles avaient besoin de notre aide
, affirme Mme Pierre-Paul à CBC.
Aujourd’hui, « Option protection » compte une équipe de 10 intervenants, d’origine haïtienne pour la plupart. Il s’agit d’un projet-parapluie
, créé en partenariat avec le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal pour améliorer les interventions auprès des communautés noires
.
Assunta Gallo, directrice des services francophones et allophones de la DPJIl faut d’abord commencer par reconnaître qu’il y a une surreprésentation d’enfants provenant de familles noires dans notre système
, indique-t-elle dans une entrevue avec CBC. Je ne peux pas décider des besoins des membres de cette communauté : il faut les écouter pour comprendre.
Depuis son lancement, 535 enfants ont bénéficié de ce projet
, affirme Mme Gallo. Ça nous a certainement aidés à [sortir] des enfants du système.
Ce qui me rend le plus fière, c'est de constater qu’aucune des familles qui nous ont été envoyées par la DPJ ne s’est rendue dans le système
, se réjouit Mme Pierre-Paul.
Particularités culturelles
Ce succès s’explique en partie par le profil des intervenants du projet « Option protection », qui ont une meilleure compréhension des subtilités de la culture haïtienne que la plupart des autres intervenants de la DPJ
.Pour Marie-Suzie Casséus, la chargée du projet, une de ces subtilités est la tendance à dramatiser chez certains Haïtiens. Certaines familles ont des réactions très fortes
, explique Mme Casséus à CBC en donnant l’exemple d’un enfant qui, pour protester, va dire : Ma vie est terminée, je vais me tuer.
Je pense que puisque notre équipe est plus habituée à ce genre de réaction, nous avons tendance à ne pas dramatiser
, déclare-t-elle. Nous comprenons que c’est une façon d'exprimer une détresse, mais ce ne sont pas nécessairement les mots de quelqu'un qui va réellement se suicider.
L’autre particularité est celle des châtiments corporels. Culturellement, chez plusieurs personnes, les châtiments corporels, c'est quelque chose de normal
, explique de son côté Stevenson Dorcina, un intervenant social dans l’équipe « Option protection ».
Selon lui, cela ne signifie pas nécessairement qu'ils sont de mauvais parents, mais son objectif est de proposer des solutions de rechange. Nous n'allons pas les culpabiliser, nous allons plutôt les sensibiliser pour montrer le danger des châtiments corporels. Nous allons également suggérer d'autres moyens qui peuvent être plus efficaces, qui peuvent apporter de meilleurs résultats
, dit-il.
Un des obstacles auxquels les intervenants d’« Option protection » font face est la profonde méfiance que ressentent plusieurs familles immigrantes envers la DPJNous devons comprendre leur contexte. Ils viennent d'un pays où leurs droits n'ont pas nécessairement été respectés
, indique Mme Casséus.
Ils sont très réticents, très résistants et très méfiants à l'endroit de la DPJ
, renchérit M. Dorcina. Souvent, ce sont des familles qui viennent d'arriver au Québec et qui ne connaissent pas le système.
Ces parents ont traversé plusieurs pays pour arriver au Canada, ils ont tout fait pour amener leur enfant ici. Donc, se faire dire qu'ils sont négligents ou qu’ils abusent de leurs enfants, ces mots peuvent faire mal
, précise encore Mme Casséus. Ils ne se sentent pas compris, ils ne se sentent pas les bienvenus, donc ils ne veulent pas coopérer.
Notre priorité absolue est vraiment de soutenir les familles et de les aider à comprendre le système, de les éduquer, de démystifier le système
, ajoute-t-elle.
La DPJ ouverte à d'autres partenariats
Toutefois, malgré le succès du projet « Option protection », Marie-Suzie Casséus et Ruth Pierre-Paul s'inquiètent de sa pérennité, notamment avec la hausse du nombre de demandeurs d’asile qui arrivent à Montréal en passant par le chemin Roxham.
La demande augmente constamment
, indique Mme Casséus, soulignant qu'il y a actuellement une liste d'attente. Idéalement, notre équipe serait bien plus grande si nous avions plus de fonds. Chaque intervenant social s’occupe d'environ 20 dossiers à la fois
, dit-elle.
Nous avons besoin de plus de financement
, assure Mme Pierre-Paul. Il est extrêmement important de ne pas surcharger nos intervenants sociaux afin qu'ils puissent continuer à fournir un service de haute qualité.
Assunta Gallo, de la DPJMes équipes y croient, elles ont vu les retombées positives sur les familles
, affirme-t-elle tout en se disant ouverte à l'idée d'établir d’autres partenariats similaires avec d’autres communautés intéressées à lancer un tel projet.
Adaptation d'un reportage de Steve Rukavina, de CBC News