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Enquête

Des Mexicains payés quatre fois moins que les Québécois chez BRP

Des employés travaillent sur une chaîne d'assemblage.

Les employés mexicains ne recevraient pas le même salaire que leurs collègues québécois à l'usine de BRP à Valcourt. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Marie Eve Lacas

Le même travail pour un salaire quatre fois moindre : la multinationale BRP n’offre pas le même traitement salarial à ses travailleurs mexicains qu’à ses employés québécois à son usine de Valcourt, en Estrie. Des talons de paie obtenus par Radio-Canada montrent que le salaire des travailleurs étrangers est sous le minimum légal en vigueur au Québec et est versé en pesos mexicains. L’entreprise répond que puisque les Mexicains sont logés et nourris, leur rémunération est amputée de 60 %, et ce, par souci d’équité envers leurs collègues québécois.

Pour contrer la pénurie de main-d'œuvre, BRP a fait appel, au cours des derniers mois, à plus de 160 employés de ses usines de Querétaro et de Ciudad Juarez, au Mexique, afin qu'ils viennent prêter main-forte à l'usine de Valcourt.

S’ils ont effectué les mêmes tâches que leurs collègues québécois, leur traitement salarial, lui, a été bien différent.

Pour une semaine de 40 heures, le salaire brut de base d’un travailleur mexicain était d’environ 225 $, alors qu’un employé de BRP touchait 920 $. Ce salaire hebdomadaire a été calculé à partir des témoignages de cinq travailleurs mexicains contactés individuellement par Radio-Canada.

Trois de ces cinq travailleurs nous ont fourni des talons de paie qui nous ont permis d’estimer un salaire à l’heure variant de 5,50 $ à 7,25 $. Cela correspond à un salaire bien en deçà du salaire minimum légal au Québec, qui est de 14,25 $ l’heure. Quant au salaire à l’embauche chez BRP pour les travailleurs québécois, il se situe plutôt à 23 $ l'heure.

Nous avons choisi de taire le nom des travailleurs mexicains pour leur éviter des représailles au Mexique. Selon leurs témoignages, leur venue au Québec a tout de même permis d’améliorer grandement leurs conditions salariales par rapport à celles dans leur pays d'origine grâce à une bonification de leur revenu de 40 %.

Une situation qui crée un malaise chez certains employés

Ce type de situation est de plus en plus connu chez les employés québécois de BRP. Certains ont accepté de se confier à Radio-Canada sous le couvert de l’anonymat par crainte de représailles. Ils estiment que leur employeur traite les Mexicains comme du « cheap labor ».

C’est vraiment injuste, s’exclame une ex-employée de BRP qui a contacté Radio-Canada pour dénoncer cette situation. Une récente vague de licenciements de travailleurs chez BRP a d’ailleurs nourri les questionnements des employés. Certains se demandent si leur employeur ne tenterait pas de les remplacer par des travailleurs étrangers moins bien rémunérés. C'est sûr que ça commence à jaser un petit peu, témoigne un des employés de BRP.

Vous mettez des gens à pied parce que ça coûte trop cher, qu'il y a trop d'employés, mais on fait quand même rentrer des travailleurs étrangers. C'est un peu bizarre.

Une citation de Un employé de BRP

BRP estime qu’il s’agit d’une crainte non fondée et soutient qu'il n'y a eu aucune mise à pied récente. Il n’y a pas un collègue mexicain qui est venu prendre l’emploi de quelqu’un, je vous rassure, ce n'est absolument pas le cas, affirme le directeur des ressources humaines, Carl Beauparlant. Les employés mis à la porte l’auraient plutôt été parce qu’ils ne répondaient pas aux attentes de l’entreprise.

Questionnements à l’extérieur de l’usine

Le traitement salarial inégal a aussi suscité des préoccupations à l’extérieur de l’usine. L’organisme sherbrookois Actions interculturelles, qui en a été informé par d’autres ressortissants mexicains et par un travailleur, a tenté d'amener les employés à dénoncer cette situation, mais sans grand succès.

Selon un des chargés de projets de cet organisme, Jasmin Chabot, les informations dont il disposait indiquaient qu’il pourrait s’agir d’une forme d’exploitation de la part de BRP. Il a constaté que les employés mexicains craignent les représailles, d’autant plus que leur situation salariale est malgré tout nettement plus appréciable au Québec qu’au Mexique. Il se demande s’il n’y a pas également une forme de discrimination.

Ce que dit la Commission des droits de la personne et de la jeunesse

Selon Germain Royer, coordonnateur de l’éducation-coopération à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, un employeur qui offre un traitement salarial différencié en fonction de l’origine ethnique s’expose à des plaintes pour discrimination. Ils ont les mêmes droits que les autres travailleurs. On ne peut pas les payer différemment à cause de leur statut, à cause de leur origine ethnique nationale ou de la langue, tranche-t-il.

Tous les travailleurs mexicains interviewés par Radio-Canada affirment avoir touché une prime correspondant à 40 % de leur salaire mexicain pour travailler au Québec. Nous avons pu confirmer cette information en consultant un contrat de travail et des talons de paie. Malgré tout, leur salaire demeure quatre fois moins élevé que celui de leurs collègues québécois et représente moins que le salaire minimum.

Les avocats consultés par Radio-Canada sont catégoriques : on ne peut pas offrir le salaire en vigueur au Mexique pour du travail effectué au Québec. Il n’y a aucun passe-droit. Aucune personne ne peut travailler légalement en deçà des normes fixées par le gouvernement du Québec, souligne Me Krishna Gagné sans commenter spécifiquement le cas de BRP.

Le fait d’avoir des mouvements interentreprises ne donne pas une licence pour pouvoir embaucher du "cheap labor".

Une citation de Krishna Gagné, avocate spécialisée en droit de l’immigration
Une chaîne de montage.

Des travailleurs québécois soupçonnent également BRP de vouloir favoriser l'embauche de travailleurs étrangers pour diminuer le coût de la main-d'œuvre. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Yannick Cournoyer

Question d’équité, selon BRP

Invitée à réagir, BRP a d’abord nié en bloc les allégations. C’est catégoriquement faux, ce que vous me dites, a d’abord répondu une représentante de l’entreprise au téléphone.

Après avoir été informée des éléments de preuve détenus par Radio-Canada, l’entreprise a finalement apporté des précisions supplémentaires et a accepté de nous ouvrir les portes de son usine pour répondre à toutes nos questions.

On est profondément convaincus qu’on a respecté les lois applicables, a mentionné à plusieurs reprises le directeur des ressources humaines de l’usine de Valcourt, Carl Beauparlant.

Il a expliqué que si le salaire touché par les Mexicains est différent, c’est en raison de leur prise en charge complète par l’entreprise pendant leur séjour. Ainsi, la partie retranchée du salaire des employés mexicains – environ 60 % – servirait à couvrir les frais d’hébergement, de transport, de repas, de divertissement, d’habillement et d’assurances. Ce que vous voyez sur le talon de paie, c’est le résiduel, a-t-il précisé.

M. Beauparlant a affirmé que l’entreprise prélève un tel montant par souci d’équité. Il faut qu’on s’assure qu’il y ait une rémunération équivalente [pour les travailleurs mexicains] , a-t-il affirmé.

Il faut aussi qu’on respecte nos employés canadiens dans l’équité. L’employé canadien assume personnellement son logement, son transport, puis tout cela.

Une citation de Carl Beauparlant, directeur des ressources humaines, usine de BRP à Valcourt

Le responsable des ressources humaines assure que sans ces déductions, le salaire touché par les Mexicains aurait été le même que celui de leurs collègues.

Carl Beauparlant, directeur des ressources humaines, à l'usine de BRP à Valcourt.

Carl Beauparlant est le directeur des ressources humaines à l'usine de BRP à Valcourt.

Photo : Radio-Canada / Éric Carbonneau

550 $ par semaine pour la prise en charge

Si on se fie aux informations de BRP, ces 60 % prélevés correspondraient à environ 550 $ par semaine, soit un peu plus de 2000 $ par mois. L’employeur assure avoir respecté les montants maximaux prévus par la loi pour couvrir les frais d’hébergement et de repas.

Cependant, selon la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), aucun employeur ne peut prélever davantage qu'environ 60 $ par semaine pour couvrir ces frais.

C’est donc dire qu’environ 490 $ par semaine ont servi à couvrir d’autres dépenses. Je comprends l’aspect du logement, mais pour les déductions, c’est clair dans la Loi sur les normes [du travail] qu’on a le droit, avec le consentement de l’employé, de faire ces déductions, explique Carl Beauparlant.

Limites pour les frais d’hébergement et de repas

L’article 6 du Règlement sur les normes du travail prévoit qu’un employeur ne peut pas prélever plus de :

  • 2,37 $ par repas jusqu’à concurrence de 30,91 $ par semaine;
  • 29,72 $ par semaine pour une chambre.

Source : CNESST

Déductions absentes des talons de paie

Radio-Canada n’a pas pu confirmer le montant exact de ces déductions puisque les sommes prélevées pour la prise en charge des travailleurs, dont les frais d’hébergement, n’apparaissent sur aucun des six talons de paie qui nous ont été fournis par les travailleurs mexicains. Ceux-ci affirment d’ailleurs qu’ils croyaient que ces dépenses étaient prises en charge par leur employeur et non assumées par eux-mêmes.

La CNESST nous a indiqué par courriel qu’un employeur est pourtant dans l’obligation d’indiquer la nature et le montant des déductions perçues sur les talons de paie. Selon le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, on ne peut pas amputer un salaire pour couvrir ce type de frais. Les avantages que pourraient offrir certains employeurs, comme offrir un logement, ne peuvent pas faire partie du calcul salarial, mentionne par courriel son attachée de presse, Bahoz Dara Aziz.

Carl Beauparlant assure que l’information était bien détaillée dans un document remis aux employés au moment de leur embauche. Les travailleurs mexicains ont aussi continué à recevoir leur paie en pesos au Mexique pour, selon lui, simplifier la gestion. Puisque leur paie continuait à être versée dans leur pays d’origine, le talon aurait été produit de là-bas.

On ne peut pas, pour des raisons techniques, mettre les déductions sur le talon de paie mexicain.

Une citation de Carl Beauparlant, directeur des ressources humaines, usine de BRP à Valcourt

On a fait des présentations au Mexique dans leur langue, ajoute Carl Beauparlant. Les gens ont consenti. On a démontré ce qu’on allait prélever, puis pour quelle raison. BRP a toutefois refusé de nous fournir un contrat avec cette information détaillée.

Un des travailleurs mexicains nous a pourtant envoyé un contrat d’assignation temporaire qui ne présente aucune déduction. Dans celui-ci, il est notamment mentionné que vous serez couvert pour le coût total de votre séjour dans un hôtel désigné par BRP (Camping Havana Resort) et que les repas consommés à l’usine BRP de Valcourt seront couverts en totalité. Impossible toutefois de savoir si d’autres contrats précisant les déductions sur la paie ont été signés par le travailleur.

Des déductions beaucoup plus élevées que la normale, selon des avocates

Néanmoins, l’avocate spécialisée en droit du travail Sophie Mongeon estime qu’il est tout à fait inhabituel qu’un employeur prélève un montant aussi élevé. Ça me laisse très très perplexe, souligne-t-elle. Je ne vois pas où on peut leur facturer autant d’argent que cela.

2000 $ par mois par travailleur, c’est énorme. Je n'en reviens pas. C’est honteux.

Une citation de Sophie Mongeon, avocate spécialisée en droit du travail

Elle va même jusqu’à se demander si ce n’est pas une façon détournée d’essayer de contrecarrer la loi. Le seul argument qu’ils peuvent évoquer, c’est le divertissement, les vêtements et les assurances. Et là encore, le divertissement, je ne vois pas comment on peut [exiger] 2000 $ par travailleur. Au niveau des vêtements, si ce sont des vêtements pour travailler, ils sont fournis par l’employeur, en principe. Au niveau des assurances, mais des assurances de quoi?, ajoute-t-elle.

Sans commenter spécifiquement le cas de BRP, l’avocate spécialisée en droit de l’immigration Krishna Gagné affirme pour sa part qu’une déduction de plus de 550 $ par semaine est beaucoup plus élevée que la normale pour des travailleurs étrangers temporaires. On peut s’attendre à avoir des frais qui peuvent être de l’ordre de peut-être 300 $ à 400 $ maximum par mois si le travailleur est logé et nourri, souligne-t-elle.

Déductions par l’employeur : ce que dit la loi

Un employeur peut soustraire un montant sur la paie d’un employé seulement pour remplir une obligation fixée par une loi, un règlement, une ordonnance d’un tribunal, une convention collective, un décret ou un régime complémentaire de retraite.

« L’employeur peut également effectuer une retenue sur le salaire si le salarié y consent par écrit et pour une fin spécifique mentionnée dans cet écrit », précise l’article 49 de la Loi sur les normes du travail. Cette autorisation peut être révoquée en tout temps par l’employé.

Source : CNESST

Carl Beauparlant ne croit pas que les déductions soient exagérées. Je reste confortable [sic] avec les déductions, puis on s’est assurés de le faire conformément à la loi, souligne-t-il. Il croit par ailleurs que cette expérience a été plus que positive pour les travailleurs et pour l’entreprise.

Radio-Canada a appris qu’une enquête de la CNESST a été ouverte à ce sujet. BRP assure y collaborer. À ce jour, l’entreprise compte toujours un peu plus de 25 travailleurs mexicains à son usine. Des travailleurs spécialisés, selon BRP.

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