Au cœur de la croisade pour censurer les livres dans les écoles américaines

Jennifer Pippin milite pour faire retirer des bibliothèques scolaires des livres au contenu qu'elle qualifie de déplacé.
Photo : Radio-Canada / Frédéric Arnould
Cela fait des mois que des groupes de parents s'activent aux États-Unis pour bannir des livres des bibliothèques scolaires parce que, selon eux, ils exposent les enfants à la pornographie, à la violence et à la théorie critique de la race. Un mouvement très organisé, notamment en Floride, qui a déjà fait retirer des centaines de livres des tablettes.
Moms for Liberty est un des groupes à l'origine de ce mouvement d’interdiction de livres dans les bibliothèques scolaires. L’organisation, qui s’est d’abord établie pour dénoncer les mesures sanitaires pendant la COVID-19, a bifurqué vers le contrôle parental de l’éducation.
On n’essaie pas de bannir ou de brûler des livres, on essaie de retirer des mains des enfants des livres qui traitent de la théorie critique de la race et de la pornographie
, a indiqué Jennifer Pippin, qui milite pour le groupe.
Elle n’est pas peu fière d’avoir réussi à faire interdire certains titres de façon permanente par le conseil scolaire d’Indian River.
Grâce à la nouvelle loi sur les droits parentaux et l’éducation, il y en a 200 autres qu’on va réviser de la première à la dernière page. Si on y parle d’inceste, de viol, de pédophilie ou de la théorie critique de la race, ils seront aussi retirés
, indique-t-elle.
Mots crus et situations sexuelles dérangeantes
Un exemple. Dans le livre All Boys Aren’t Blue de George Johnson, une œuvre retirée des tablettes dans bien des écoles américaines, il y a une description d'une scène de sodomie. Dans un autre livre que le groupe essaie de faire interdire, Girl to Girl, il y a une scène de sexe oral entre lesbiennes.
Même si ces livres ne se trouvent pas dans la section enfants
des bibliothèques scolaires, les membres de Moms for Liberty craignent que les plus jeunes soient attirés par les couvertures et décident de plonger dans ces livres qu'elles qualifient de dangereux.
Une façon de faire qui rend furieuse Kia Brand, une mère qui habite dans la ville floridienne de Sarasota. Les Moms for Liberty ont une méthode selon laquelle elles notent les numéros de pages, choisissent les paragraphes et présentent cela aux parents, qui n’ont même pas besoin de lire le livre et vont ensuite se plaindre aux conseils scolaires pour faire bannir ces œuvres
, dénonce-t-elle.
Piquée au vif par ce mouvement, Kia Brand est allée défendre Stamped, des auteurs Jason Reynolds et Ibram X. Kendi, un livre qui faisait l’objet d'une plainte de la part d’un parent. Elle s’est présentée à une séance du conseil scolaire de Sarasota avec sa fille Tallulah, âgée de 11 ans. Cela me rend furieuse parce qu’ils essaient d’interdire tous ces livres juste parce qu’une personne a un problème avec certains mots
, explique la jeune élève.
Pour sa mère, il était nécessaire qu’elles s’opposent à l'interdiction de ce livre. Sachant que, s'il était interdit, cela ouvrirait les vannes pour que d'autres livres soient contestés. En plus, la raison pour laquelle ce livre a été contesté est que le parent pensait qu'il était raciste. Mais ce livre parle vraiment du racisme, de comment il a façonné l'Amérique et de comment ne pas être raciste
, explique-t-elle.
Le message de Tallulah et de Kia Brand pour dissuader les membres du conseil scolaire de bannir ce livre a porté fruit, puisque le livre n'est plus contesté. Cependant, il faudra un consentement parental pour les jeunes de 11 à 13 ans s’ils veulent le lire.
L’autrice et journaliste Kyle Spencer vient de publier Raise Them Right, qui montre le pouvoir grandissant des groupes de droite qui font de la censure des thèmes qui les interpellent une priorité.
La droite radicale essaie de normaliser des idées qui sont très radicales. Ses membres le font en ayant une présence importante sur les campus scolaires et en se présentant comme des gens normaux avec des idées normales, alors qu’ils ont en fait une idéologie de type suprémaciste. C’est très anti-américain
, déclare Kyle Spencer.
Des cours modifiés sur l’histoire afro-américaine
Le vent de contrôle sur ce qui est enseigné dans les écoles et les collèges souffle fortement en Floride depuis l’an passé.
Récemment, le College Board, un organisme à but non lucratif qui a droit de regard sur ce qui est enseigné dans les collèges, a reculé sur un projet pilote d’études de l’histoire afro-américaine qui contenait certains éléments de la théorie critique de la race, une discipline qui étudie l'impact des inégalités raciales dans le fonctionnement des institutions américaines.
Ces éléments ont été gommés du cours, en réaction aux pressions de groupes de droite et de regroupements de parents qui en mènent de plus en plus large dans le domaine de l’éducation.
Dans leur croisade, les groupes comme Moms for Liberty, qui ont d’ailleurs de grands moyens financiers, ont un allié de taille en la personne de Ron DeSantis avec sa loi anti-woke
.
Cette loi donne davantage de pouvoirs aux parents et menace de sanctions les enseignants qui mettraient à la disposition des enfants des livres désignés comme faisant la promotion d’une orientation sexuelle différente ou de la théorie critique de la race.
Des idoles de Ron DeSantis
Parties de rien, les Moms for Liberty sont maintenant présentes dans 44 États et comptent plus de 120 000 membres répartis dans plus de 300 chapitres.
Jennifer Pippin n'a que de bons mots pour Ron DeSantis, le meilleur gouverneur que la Floride a jamais eu et qui devrait être suivi comme un exemple par tous les gouverneurs du pays pour son contrôle de l’éducation
.
Quand on demande ce qui pousse Jennifer Pippin et d'autres membres du groupe à censurer ces livres, la réponse est assez simple.
« Je vois des parents qui ont permis à leurs enfants de lire ces livres explicitement sexuels et, quelques années plus tard, ces jeunes ont des problèmes mentaux ou n'ont pas de bonnes relations parce qu'ils pensent que c'est normal de prendre de la cocaïne ou d'avoir des relations sexuelles ou de multiples partenaires, comme ils l'ont lu. »
Même si sa thèse n’est pas étayée d’exemples concrets, elle demeure convaincue que les enfants sont influencés par ce qu’ils lisent dans les livres.
Si vous lisez des livres qui parlent de consommation de drogue sans aucun respect de la police ou qui parlent d’un enjeu de critique raciale de la police, eh bien, vous commencez à penser qu’une certaine race est supérieure à une autre et que la suprématie blanche est effectivement un enjeu
, soutient-elle.
Une résistance dépassée
Dans la librairie de Sarasota que fréquentent Tallulah et sa mère Kia, on a créé un espace avec les livres les plus souvent bannis par les conseils scolaires du pays. On y trouve les œuvres de Margaret Atwood, de Maya Angelou, de Jack London et, bien sûr, Stamped, le livre rescapé par Tallulah et sa mère qui a échappé de peu à l'interdiction par leur conseil scolaire.
Du haut de ses 11 ans, Tallulah ne s’en laisse pas conter. Elle lit son livre préféré, The Hunger Games, un des ouvrages les plus censurés dans les bibliothèques scolaires en raison de son contenu supposément déplacé qui serait antifamille et toucherait aux sciences occultes. S’il fallait qu’il soit banni par son conseil scolaire, elle irait le défendre ardemment.
Elle déplore que bon nombre de livres ciblés touchent la communauté LGBTQ. Souvent, on choisit un livre parce qu'on peut s'identifier à un personnage, comme un personnage qui représente la communauté LGBTQ. Si vous enlevez tous les ouvrages visés, les enfants et les jeunes vont se dire : "Personne ne sait par quoi je passe."
Jennifer Cousins, du groupe Florida Freedom Read Project, qui lutte contre la censure des livres dans les écoles, estime que les groupes conservateurs sont très bien financés.
Ils peuvent se mobiliser en un clin d'œil pour louer d'énormes bus, faire venir des gens de différents États ou de différents districts ou même les faire venir par avion pour certains événements. Nous n'avons pas autant d'argent
, admet-elle.
En attendant, Tallulah et Kia Brand se croisent les doigts pour que la lutte contre les interdictions de livres fonctionne. J’espère qu’il y aura des recours qui nous permettront de revenir en arrière et qui statueront qu’on ne peut bannir des livres, qu’on doit les remettre sur les étagères et qu'interdire des œuvres n'est pas une solution
, estime Kia.