L’aluminium vert voulu par Legault pourrait éliminer des milliers d’emplois
Accorder plus d'électricité à bas prix aux alumineries pourrait aller à l'encontre du critère de création de richesse mis de l'avant par le premier ministre.
Le ministre de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie, Pierre Fitzgibbon, aux côtés du premier ministre François Legault
Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel
Le gouvernement Legault détient, depuis près de deux ans, une étude qui montre que le développement de l'aluminium vert pourrait faire disparaître des milliers d'emplois payants au Québec. Mais il n'y fait jamais référence au moment de vanter ce projet qui réduirait les émissions de gaz à effet de serre grâce à l'hydroélectricité.
Ce qu'on veut, c'est des projets comme Elysis
, déclarait le premier ministre François Legault, le 27 janvier dernier. Il faisait référence aux plus bas tarifs d'électricité qui seront bientôt réservés aux entreprises qui réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre et créent de la richesse.
« Les critères qui vont être utilisés, c’est décarboner le Québec puis amener des emplois bien payés, donc des retombées au Québec. C’est sur cette base là qu’on va choisir les entreprises. »
Or, selon l'étude que nous avons obtenue, la mise en place complète du projet Elysis pourrait occasionner la perte de 5600 emplois directs, indirects et induits, sans garantie qu'ils soient pourvus par le nouveau procédé.
Elysis est une coentreprise formée de Rio Tinto et d'Alcoa, financée à 67 % par Québec et Ottawa, qui développe une nouvelle technologie pour verdir davantage la fabrication de l'aluminium. Elle répond au critère de décarbonation.
Pour y parvenir, elle a besoin de blocs d'énergie supplémentaires et elle se trouve sur la liste d'attente des mégawatts, avec d'autres industries, qui n'en obtiendront pas toutes. Elysis semble avoir une longueur d'avance, tant le projet est vanté par François Legault et par son ministre de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie, Pierre Fitzgibbon.
Elysis répond-elle au second critère des retombées économiques?
François Legault semble penser que oui, si l'on en croit ses déclarations publiques.
« Quelles sont les retombées des alumineries? C’est des jobs qui sont en région, des jobs importantes pour les régions. »
Mais des élus, des syndicats et des gens d'affaires du Saguenay–Lac-Saint-Jean se posent des questions depuis des mois à ce sujet, inquiets qu'Elysis fasse plus de mal que de bien à l'emploi dans la région.
La Table régionale de concertation du Saguenay–Lac-Saint-Jean sur le développement de l'aluminium, à laquelle ces gens siègent, a commandé en 2021 une étude sur les impacts économiques potentiels liés à l'implantation de la technologie Elysis dans les alumineries du Québec.
Radio-Canada a mis la main sur le document de cette étude, produite par le président de Groupe Performance Stratégique, Roger Boivin. Elle a été réalisée avec la collaboration d'un économiste du ministère de l'Emploi du Québec et un économiste de l'Institut de la statistique du Québec.
5600 emplois menacés, selon l'étude
L'étude conclut que le maximum théorique des pertes d'emplois que pourrait provoquer l'introduction complète de la technologie Elysis au Québec
représente 30 % des emplois directs dans les alumineries (1805 sur 6310), à quoi s'ajoutent 2126 emplois indirects et 1669 emplois induits.
En effet, la technologie Elysis va remplacer les anodes de carbone des cuves actuelles, qui doivent être remplacées tous les 30 jours, par des anodes inertes en céramique qui durent 30 mois. C'est alors tout un cycle de production qui disparaîtrait.
La moitié des pertes d'emplois seraient au Saguenay–Lac-Saint-Jean, conclut le rapport.
Des emplois à 50 $ de l'heure
François Legault répète souvent qu'il faut créer des emplois payants au Québec pour rattraper l'écart de richesse avec l'Ontario. C'est justement le type d'emplois que veut protéger le président du Syndicat des travailleurs de l'aluminium d'Alma (Rio Tinto) Sylvain Maltais.
« De bons emplois comme on a, si demain matin on en perd 200 ou 300 chez Rio Tinto, malheureusement, il n'y a pas 200-300 jobs au même salaire qu'on va retrouver dans notre région. »
Sylvain Maltais n'a rien contre l'aluminium vert, au contraire, mais il déplore le manque d'informations à propos de l'impact sur la main-d'œuvre. J'ai l'impression qu'on est en train de bâtir l'avion en plein vol
, dit-il.
Il faut s'assurer que ces anodes-là vont être produites ici, au Saguenay–Lac-Saint-Jean
, ajoute-t-il, mais il n'y a personne qui est en mesure de nous le dire
.
Le 18 janvier 2023, sur son compte Twitter, après avoir référé au projet de l'aluminium vert, le premier ministre François Legault avait écrit que ces entreprises peuvent aussi créer des emplois mieux payés qui vont amener des revenus additionnels au gouvernement du Québec
.
« Si on choisit de donner un rabais sur le prix de l'électricité à ces entreprises, on doit s'assurer que les revenus additionnels pour le gouvernement du Québec, donc pour les Québécois, soient supérieurs au rabais qui est donné. »
Le président du syndicat demande au gouvernement Legault d'avoir du mordant
dans ce dossier. De là à reconnaître publiquement les risques de pertes d'emplois? La politique ça reste de la politique, c’est pas gagnant de faire ça
, croit-il.
Selon l'étude réalisée pour le compte de la Table régionale, le salaire moyen par emploi à risque de disparaître se détaille ainsi :
- 83 917 $ pour les emplois directs
- 60 313 $ pour les emplois indirects
- 39 419 $ pour les emplois induits
Cela signifie une masse salariale totale générée de 344 millions de dollars avec des revenus fiscaux et parafiscaux pour le Québec de 109 millions.
L'étude reconnaît que des opportunités nouvelles pourraient s'offrir à nos entreprises (et ainsi compenser d'éventuelles pertes d'emplois/de marchés) si le contenu régional/québécois de la technologie Elysis était maximisé par rapport au marché mondial
.
Encore faut-il que cette production soit déployée au Québec. Or, rien n'est garanti pour le moment.
Un projet sans garantie, financé avec l'argent de Québec et d'Ottawa
Il faut que toute la grappe industrielle qui va se développer autour d’Elysis soit dans notre région pour pouvoir compenser les pertes d’emplois
, explique l'ancienne mairesse de Saguenay Josée Néron, jointe par Radio-Canada. C'est elle qui avait créé la Table de concertation régionale.
Elle rappelle que le gouvernement du Québec a investi massivement dans le projet Elysis, sans avoir de garanties sur la localisation du processus industriel futur.
Une partie de la recherche sur Elysis se fait au Complexe Jonquière de Rio Tinto, mais une autre se fait au Centre technique d'Alcoa à Pittsburgh, aux États-Unis, et une autre en France, par une équipe de Rio Tinto.
Quelles mesures le gouvernement du Québec (en tant que subventionneur et actionnaire) a-t-il mises de l'avant pour s'assurer d'un contenu québécois maximum de ces futures anodes/cathodes Elysis?
demande d'ailleurs l'étude.
Ni le bureau du premier ministre ni le cabinet du ministre Fitzgibbon n'ont répondu à nos questions mardi.
Pierre Fitzgibbon a l'étude en main depuis près de deux ans
On avait remis l'étude au ministre Fitzgibbon et il nous avait félicité pour sa qualité
, raconte l'ex-mairesse de Saguenay Josée Néron. Radio-Canada a obtenu un compte-rendu écrit de la rencontre du 29 avril 2021 qui le confirme.
« M. Fitzgibbon félicite M. Boivin pour la qualité des documents préparés et leur clarté. Il précise qu’il a appris beaucoup de choses en les lisant. »
Pour sa part, l'Association de l'aluminium du Canada, qui représente Alcoa, Aluminerie Alouette et Rio Tinto, semble attacher peu d'intérêt à l'étude. Son PDG,l’étude à laquelle vous référez, réalisée par une firme qui nous est inconnue, ne repose sur aucune donnée que nous avons pu vérifier
.
L'industrie se montre optimiste pour combler les pertes d'emplois
Un nouvel écosystème se mettra en place
, promet Jean Simard. Il écrit que la disparition éventuelle des activités de production d'anodes carbonées seront remplacées par d’autres activités de formation, de production d’électrodes, de recherche, de développement de nouveaux équipements de production industrielle, et d’infrastructures associées à la nouvelle technologie Elysis
.
« La transition procédera graduellement, des emplois traditionnels devant être maintenus pour alimenter la technologie opérationnelle existante, pendant que d’autres seront requalifiés ou ajoutés pour répondre aux nouveaux besoins. »
En somme, c’est une proposition gagnante pour le Québec
, croit-il, sans dire si les pertes d'emplois seront équilibrées.
En 2021, Jean Simard avait écrit une lettre au ministre des Finances du Québec pour demander que les politiques de soutien financier du gouvernement ne prennent plus en compte la création d'emplois dans le critère de création de richesse, ce qui avait généré de l'inquiétude au Saguenay–Lac-Saint-Jean.
La coentreprise Elysis a décliné notre demande d'entrevue puisqu'elle se concentre actuellement sur le développement de sa technologie
.
« Il faut tourner toutes les pierres », dit un ancien cadre de Rio Tinto
Interrogé par Radio-Canada, l'ancien directeur des communications de Rio Tinto pour l'Europe et l'Asie, Jacques Dubuc, pense que le gouvernement Legault et Hydro-Québec ne doivent pas accorder les blocs d’énergie supplémentaires demandés par l’industrie de l’aluminium avant d'avoir davantage de données
.
« Accepter de perdre des emplois, si c'est pour pérenniser une activité économique, ce n'est peut-être pas un mauvais choix pour une société. Cependant, il faut le faire sur les vraies données et c'est ce qu'on n'a pas. »
Quand on pense à une stratégie de développement économique, il faut tourner toutes les pierres
, ajoute l'ancien cadre, retraité en 2009.
Il rappelle par ailleurs que l'aluminium produit au Québec est déjà le plus vert du monde, avec la plus faible empreinte environnementale.
Le Québec produit 60 % de l'aluminium en Amérique du Nord et 90 % au Canada. Les neuf alumineries de la province placent le Québec comme deuxième exportateur mondial d'aluminium.