Agent immobilier et Noir : quand la couleur de la peau fait obstacle à la vente

Des agents immobiliers noirs de Toronto affirment que la couleur de leur peau est un obstacle au quotidien dans leur travail.
Photo : Radio-Canada
Vêtue d'un élégant manteau et d’un foulard rose, Natalie Lewin arpente les trottoirs glacés de Lytton Park, un quartier chic du nord de Toronto. Le thermomètre affiche - 11 avec le refroidissement éolien, mais qu’à cela ne tienne, l’agente immobilière est déterminée à cogner au plus grand nombre de portes possible; le prix à payer, selon elle, pour percer le marché dans cette communauté cossue de la métropole.
J’adore ce quartier. Il est très familial. [Les résidents] organisent des fêtes dans la rue. Cela me rappelle beaucoup mon enfance
, raconte-t-elle.
Il a pourtant fallu de nombreuses années à la mère de famille pour décider d’y offrir ses services. La raison? Mme Lewin a la peau noire, une caractéristique plutôt rare dans ce secteur où beaucoup de maisons valent, selon elle, plus de 10 millions de dollars.
Je pensais que je ne pourrais pas y réussir, que les gens ne voudraient pas travailler avec moi
, explique-t-elle.
Des portes fermées au visage
En quelques années, l’agente immobilière dit avoir vendu quelques maisons dans le quartier, mais qu'il n'est pas facile de gagner la confiance des propriétaires.

Il y a de la discrimination dans le milieu immobilier de Toronto. Des agents noirs doivent redoubler d'ardeur pour trouver des clients et adopter des stratégies pour avoir accès aux quartiers les plus fortunés. Un reportage de Andréanne Williams.
Dans son métier, où les contacts personnels et les références sont primordiaux, l’origine ethnique d’un agent immobilier, son statut et son cercle social ainsi que sa couleur de peau ont une influence directe sur les résultats.
Selon un récent rapport de l’Association des agents immobiliers de l’Ontario (Ontario Real Estate Association ), un agent immobilier noir, autochtone ou de couleur sur quatre, affirme qu’un client a déjà refusé de faire affaire avec eux en raison de leur origine ethnique.
Interrogée à ce sujet, Natalie Lewin a du mal à exprimer son expérience.
Je vends des maisons depuis plus de 22 ans et j’ai l’impression que cela n’est pas pris en compte quand je suis à la porte des gens
, dit-elle.
« Avec certaines personnes, on sent que quelque chose ne va pas. [...] C’est quelque chose dans le regard qui me donne froid dans le dos. »
Elle se souvient qu'on lui a presque fermé la porte au nez lors de sa toute première transaction, il y a plus de 20 ans.
Je suis arrivée [chez le client] habillée de manière professionnelle, à l’heure de notre rendez-vous, mais quand il a ouvert la porte, il m’a dit : "Nous ne vendons rien!" Je lui ai demandé s’il vendait sa maison. Il m’a dit "oui" et allait fermer la porte, mais je lui ai dit juste à temps que j’étais l’agente immobilière
, raconte Mme Lewin.
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L’agente immobilière raconte qu’un collègue lui a même conseillé d’abandonner et de se concentrer sur des quartiers où les habitants lui ressemblaient davantage
.
Sauf qu’à Toronto, une grande partie des populations noires sont concentrées dans des quartiers à plus faibles revenus où les maisons valent moins cher. Les commissions sur les ventes y sont donc moins importantes que dans les quartiers mieux nantis, à prédominance blanche.
Selon une étude menée en 2018 par les chercheurs David Hulchanski et Richard Maaranen, de l’Université de Toronto, en 2016, les personnes issues de minorités visibles représentaient 68 % des habitants des quartiers à faible revenu de Toronto. Parmi elles, 13 % étaient des personnes noires, alors qu’elles ne représentaient que 9 % de la population totale de la ville.
Dans les quartiers à hauts revenus, les personnes noires ne représentaient que 3 % des résidents. Ce chiffre passait à 73 % pour les personnes blanches, même si elles ne représentaient que 49 % de la population de Toronto.
Si on peut travailler dans ce quartier, dans cette tranche de prix, évidemment que vos revenus seront plus élevés. Il y a une différence entre travailler [dans un quartier cossu] et dans un quartier plus petit avec beaucoup de gens qui me ressemblent
, déplore Natalie Lewin.
Changer de stratégie
C’est précisément pour éviter ce genre de situation qu’Obed Jean-Jacques, d’origine haïtienne, a fondé sa propre équipe d’agents immobiliers. Incapable de se dégager un revenu pendant les trois premières années de sa carrière, il a décidé de faire de la diversité sa force, en embauchant des agents de différentes origines.
Sa partenaire de longue date, Barbara Zaldin, est juive et sa nouvelle recrue Jennifer Kai, est d’origine japonaise. Il travaille également avec deux autres femmes d’origine mexicaine et polonaise.
Barbara, elle aime ça aller aux portes. 100 % des gens vont lui ouvrir, elle va aller dans la cuisine, ils vont amener l'album et ce sont des étrangers! Moi je n’aurai jamais cette opportunité-là!
, lance-t-il en riant.
Il ajoute qu’il recommande ses clients asiatiques à sa collègue Jennifer.
« Les gens aiment faire affaire avec les gens qui leur ressemblent »
Il a aussi retiré sa photo de ses pancartes. Depuis, il reçoit deux fois plus d’appels de clients potentiels.
Si j’étais une femme et j'étais blonde, je mettrais ma face sur ma pancarte, mais je ne suis pas une femme, ni blonde, donc je pense que ce n'est pas à mon avantage de mettre ma face sur ma pancarte
, dit-il.
Les deux agents immobiliers soulignent toutefois que la discrimination ne touche pas que les personnes noires et qu’elle ne s’applique pas à tous les clients.
Natalie Lewin se dit d'ailleurs déterminée à surmonter les embûches.
Je ne laisse pas cela m’affecter. J’adore ce que je fais. Je viens avec ma personnalité et mon sourire. Je veux simplement aider les gens
, dit-elle.