Suivre à la trace le grizzly
Un des maîtres incontestés des forêts de l'ouest du pays, le grizzly, est au cœur d'importantes recherches sur son état. Si autrefois il était lourdement chassé, aujourd'hui, on tente de mieux le protéger.

Aujourd'hui, le grizzly se trouve majoritairement dans les zones montagneuses de l'Alberta, de la Colombie-Britannique, du Yukon et de l'Alaska, ainsi que dans certains endroits protégés, très ciblés aux États-Unis.
Photo : Shutterstock
Dans sa cabane en bois rond au milieu de la vallée Flathead, en Colombie-Britannique, Garth Mowat prépare des dards tranquillisants qui serviront pour sa mission bien unique : aller immobiliser un grizzly. Garth Mowat travaille dans cette vallée du sud-est de la province, tout près du Montana américain, dans le but de suivre à la trace la population de cette région. « On fait cette étude depuis 1978. À mon avis, c'est la plus longue étude sur les ours au Canada », affirme le chercheur du ministère des Forêts de la Colombie-Britannique.
Avec son fusil hypodermique et ses dards, il prend l'hélicoptère pour aller trouver une femelle. Nous voulons suivre les taux de reproduction, et les colliers nous permettent de faire ça en suivant les mouvements d'un individu
, précise M. Mowat. À bord de l'hélicoptère, il survole le secteur et dès qu'une femelle est trouvée, il l'immobilise. Ensuite, il a entre 45 et 60 minutes pour agir afin de lui mettre un collier télémétrique. Gath Mowat fait ce travail dans la vallée Flathead plusieurs fois par année.
Un animal qui a beaucoup souffert
Il y a quelques siècles, le grizzly existait partout dans l'ouest du continent, de l'Alaska jusqu'au fleuve Mississippi, en passant par la Californie. D'ailleurs, un grizzly pose sur le drapeau californien. On le retrouvait même au Mexique. Mais la chasse à l'ours excessive et les activités humaines ont eu raison d'une large part de son aire de répartition. Il n'y avait pas de limites à la chasse. Il était persécuté par les fermiers et les Ranchers. Il n'y avait aucune protection, vraiment, ou très peu de protection
, raconte Gath Mowat.
Partout où les humains se sont implantés en grand nombre, les ours ont déserté. Aujourd'hui, le grizzly se trouve majoritairement dans les zones montagneuses de l'Alberta, de la Colombie-Britannique, du Yukon et de l'Alaska. On le retrouve aussi dans certains endroits protégés, très ciblés aux États-Unis, soit dans le nord du Montana ou au parc Yellowstone. Dans les années 1970, on a arrêté de tuer les grizzlys sans aucune raison, précise le chercheur. On n'a pas le droit de persécuter les grizzlys, ni au Canada ni aux États-Unis, comme on le faisait avant.
La réglementation et une plus grande sensibilisation environnementale ont eu un effet à certains endroits, dont dans la vallée Flathead. On estime qu'il y a à peu près 180 grizzlys dans la vallée. C'est certainement une population en santé. C'est à peu près trois fois plus grand que la population des années 1970
, affirme Garth Mowat.
Mieux connaître l'évolution d'une population
L'utilisation des colliers télémétriques permet de suivre un seul individu et de le repérer dans le territoire. Mais cette technique ne permet pas d'évaluer facilement le nombre d'animaux dans un secteur. Nous apprenons beaucoup grâce à la télémétrie, mais nous avions besoin d'un moyen pour compter les ours et évaluer leur nombre dans un écosystème
, affirme cette fois le biologiste Michael Proctor, qui étudie des populations d'ours dans la région de Nelson, dans le centre-sud de la Colombie-Britannique. Cette population change-t-elle, diminue-t-elle, augmente-t-elle?
Michael Proctor a mis en place, il y a maintenant plus de deux décennies, une technique de collecte d'ADN des ours grizzlys qui a fait ses preuves. Pour cette récolte, il utilise une approche bien simple : installer du fil barbelé autour des arbres. Les ours aiment se frotter aux arbres, soit pour marquer un territoire ou parce qu'ils aiment l'odeur de la résine
, précise M. Proctor. Quand ils se frottent aux arbres, les ours laissent des preuves de leur passage dans un secteur : de simples poils. Dans une touffe de poils, nous obtenons de l'ADN. Nous pouvons donc générer une empreinte ADN pour chaque ours.
L'analyse des poils de grizzly se fait en laboratoire, à Nelson. Ce laboratoire contient une importante collection d'ADN de grizzlys de partout dans l'ouest du pays et d'ours brun d'ailleurs dans le monde. Dans ce laboratoire, il y a probablement des poils de tous les ours qui ont été échantillonnés en Colombie-Britannique depuis 1995. C'est plusieurs milliers d'échantillons sur une période de plus de 25 ans
, raconte Michael Proctor. Pour le chercheur, cela permet d'examiner les déplacements, la connectivité et la fragmentation des populations. Cela permet aussi d'établir des liens de parenté génétique entre les divers individus.
« Lorsque vous joignez les données d'ADN aux données des colliers télémétriques, alors là, tout devient clair. Nous pouvons comprendre pourquoi ils se déplacent, quels habitats ils utilisent. Nous avons alors une bonne idée de toutes les dynamiques qui les affectent ainsi que leur démographie. »
Des populations fragmentées
Tout ce travail et ces données permettent d'estimer qu'à l'heure actuelle, en Colombie-Britannique, il y aurait environ 15 000 grizzlys. L'état de leur population n'est toutefois pas le même partout. Dans la moitié nord et ouest de la province, comme c'est plus sauvage, la population d'ours est en bonne santé. Mais ce n'est pas le cas dans le sud de la province, où il y a beaucoup de chevauchement avec les activités humaines. L'action combinée du trafic automobile et de la présence humaine a fragmenté les populations, parfois en de très petits groupes.
La fragmentation des populations animales est un sérieux enjeu. Pour qu'une population soit considérée en bonne santé, les animaux doivent avoir une base génétique diversifiée. Pour ce faire, ils doivent être en mesure de se déplacer dans le territoire. Le mouvement, c'est nécessaire dans la nature. On veut qu'il y ait un peu de mouvement entre les populations pour que la différence génétique dans la population ne baisse pas trop
, précise le chercheur Garth Mowat, du ministère des Forêts de la Colombie-Britannique. Dans le nord, les ours mâles peuvent circuler sur cinq cents, deux mille, voire cinq mille kilomètres carrés. Ces mâles, en se reproduisant, propagent leurs gènes. Il leur faut du territoire
, renchérit Michael Proctor.
En Amérique du Nord, les grizzlys sont à peu près tous génétiquement identiques. Il existe une sous-espèce sur l'île Kodiak, au large de l'Alaska, qui est isolée depuis des milliers d'années. L'isolement ne se traduit pas toujours par un problème génétique. Selon Michael Proctor, le vrai problème est un problème démographique.
Il cite en exemple le cas d'une population d'une cinquantaine d'ours, tout près de Nelson, là où il mène des recherches. De ce nombre, il y a environ une douzaine de femelles adultes qui peuvent se reproduire. Si une année, il y a un excès de mortalité pour toutes sortes de raisons, alors on peut descendre jusqu'à trois ou quatre femelles reproductrices, et c'est tout
, explique le chercheur. Comme il n'y a pas de mouvements de population, alors c'est un gros problème pour assurer un avenir à cette population.
Toutes nos activités prennent de plus en plus d'espace
Nos routes, nos villes et nos activités divisent donc le territoire. À Nelson, comme partout, tout ce que nous faisons prend de plus en plus d'espace. Le vélo de montagne, par exemple, peut avoir un effet sur la faune. La région de Nelson est très populaire pour le vélo de montagne. L'endroit est reconnu pour ses pistes difficiles. Et donc, ça attire beaucoup de touristes
, explique Michelle McLellan, une biologiste indépendante.
Michelle McLellan est une passionnée de vélo de montagne. Chaque jour, elle pratique son sport, mais avec une attention toute particulière. À l'aide de caméras, elle étudie l'impact du passage de vélo en forêt sur les populations d'ours. Les loisirs individuels n'ont probablement pas beaucoup d'impact. Mais quand vous multipliez par milliers le nombre d'usagers, alors là, il y en a certainement un
, croit-elle.
Le nombre de sentiers en construction en zone alpine est important. L'arrivée des vélos électriques permet aussi de faire de grandes distances dans une journée, donc d'occuper plus de territoire.
Dans ce projet, j'essaie de mesurer des zones différentes : là où il y a peu, voire aucun cycliste. Et puis je vais comparer cela aux sentiers de vélo de montagne très utilisés.
Michelle McLellan veut savoir si les animaux utilisent ces secteurs différemment en fonction de la présence humaine. Elle veut déterminer s'il y a ou non un seuil d'utilisation humaine à partir duquel la présence des animaux décline ou cesse tout simplement.
Les données recueillies par Michelle McLellan seront ensuite jumelées aux échantillons d'ADN récoltés dans le secteur. Bien connaître l'évolution de la population d'ours ici et l'impact d'une activité comme le vélo de montagne permettra donc une meilleure protection de l'animal.
« Plus nous rencontrons des ours, plus ils s'habituent à nous et plus ils perdent leur peur naturelle. Cela affecte leur taux de survie, car ils sont plus susceptibles d'entrer en conflit avec nous. Le résultat est souvent dangereux pour nous et cela implique la mort pour l'ours. »
Une bonne gestion, mais des défis
Depuis les dernières décennies, les recherches, les mesures de protection ou l'implantation de corridors de connectivité entre deux territoires ont permis de faire des gains à plusieurs endroits. Dans les années 1970, on a arrêté de tuer les grizzlys. Et donc, lentement, les grizzlys ont repris certains coins qui étaient abandonnés
, précise le chercheur Garth Mowat. Malgré les pas en avant, de nombreux vents de face continuent de souffler. Aux premières loges, les changements climatiques, qui peuvent avoir un effet néfaste sur l'offre de nourriture, dont la remontée des saumons dans les rivières sur la côte du Pacifique. Et il y a une cohabitation encore et toujours difficile avec nous.
En Californie, les grizzlys ont été éradiqués du territoire. Si aujourd'hui nous voulions implanter une population de grizzlys là-bas, la question n'est pas de savoir si c'est une bonne idée, mais bien de savoir si c'est possible avec tout le développement humain partout sur le territoire. Est-ce que les ours peuvent survivre dans ces conditions?
poursuit le chercheur. Cette question s'applique dans le sud de la Colombie-Britannique, où, par endroits, la pression de développements est importante, notamment dans la vallée de l'Okanagan, comme le souligne Garth Mowat : On arrive au point où l'on doit se demander socialement : est ce qu'on veut vivre avec les grizzlys?
Pour le chercheur Michael Proctor, il suffit d'apprendre à vivre avec l'animal, de respecter quelques règles d'usage quand on le rencontre et, surtout, de lui offrir du territoire où il est libre de se promener sans une interférence de notre part. Les grizzlys jouent un rôle dans cette mosaïque écologique, dans cette chaîne alimentaire. C'est important de les protéger et de leur assurer une juste place.
« C'est un paradoxe, car plus nous améliorons l'habitat des ours, plus la population d'humains augmente. »
Le reportage de Benoît Livernoche est diffusé à l'émission La semaine verte le samedi à 17 h et le dimanche à 12 h 30 sur ICI TÉLÉ. À ICI RDI, ce sera le dimanche à 20 h.