Écoles privées : le système parallèle qui prend de l’ampleur au Nouveau-Brunswick
L’Académie Eastgate, située à Riverview, a ouvert ses portes en 2021. C’est la plus récente école secondaire privée anglophone à s’établir dans la région de Moncton. Elle compte aujourd'hui 28 élèves.
Photo : Radio-Canada / Nicolas Steinbach
Les inscriptions dans les écoles privées atteignent des sommets au Nouveau-Brunswick. Ce système parallèle évolue en vase clos, sans reconnaissance ni réglementation du ministère de l'Éducation. Cette très grande liberté séduit ces établissements et les attire dans la province, mais elle peut aussi ouvrir la porte à des dérapages, préviennent des experts.
Des écoles indépendantes
L'Académie Eastgate, située à Riverview, a ouvert ses portes en 2021. Elle serait la cinquième école privée anglophone à s’établir dans la région de Moncton.
L’école a été fondée par six familles qui voulaient une autre option pour leurs enfants, explique la directrice, Kathryn Crossman. Aujourd'hui, elle accueille une trentaine d'élèves. Les droits de scolarité pour l'année 2022-2023 s'élèvent à 15 900 $. Les revenus de l’école proviennent uniquement des droits d’inscription et des généreux donateurs de la communauté.
C’est une occasion unique pour les familles de Moncton. Nous favorisons la croissance des connaissances intellectuelles en même temps que le développement du bien-être individuel et collectif. Dans nos classes, vous allez voir des outils sur les murs, les professeurs enseignent comment les élèves peuvent gérer leurs émotions, affronter les conflits, en conjonction avec les matières académiques
, dit-elle.
Eastgate est la première école privée de la région à adopter le Baccalauréat international (BI) comme programme éducatif et elle est en voie d’être accréditée par l'organisme, selon Kathryn Crossman. C’est un baccalauréat qui est reconnu partout à travers le monde. L’espoir, c’est que nos jeunes pourront aller où ils veulent après leur passage dans notre école
, souligne Mme Crossman.
Les écoles privées ne peuvent pas adopter le programme scolaire du Nouveau-Brunswick et ne sont pas admissibles à des subventions de l'État. Les élèves ne recevront pas un diplôme d’études secondaires de la province. Ces établissements évoluent totalement en vase clos, sans droit de regard de la province.
Les établissements d’enseignement privé ne sont pas réglementés par le ministère [de l'Éducation] et les fonds publics sont utilisés exclusivement pour soutenir le réseau des écoles publiques
, affirme par courriel le ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick.
Cela ne choque pas Kathryn Crossman, loin de là. Je n’ai vraiment pas de commentaire par rapport à ça. Ce que nous savons, c’est que nous avons beaucoup de flexibilité pour choisir le curriculum que nous voulons. Je sais que ce n’est pas le cas ailleurs
, dit-elle.
L’absence de contrôle gouvernemental ne veut pas dire que ce système fonctionne en roue libre, fait valoir Paul McLellan, directeur de la Rothesay Netherwood School, une autre école privée dans le sud-ouest de la province.
« Je pense qu'il y a du pour et du contre. Je suis assez satisfait de l'indépendance que nous avons. »
Je ne veux pas que quiconque soit confus et pense que nous ne sommes pas responsables. Nous sommes accrédités par la Canadian Accredited Independent Schools. Nous sommes entièrement redevables envers nos parents et notre conseil d'administration
, souligne Paul McLellan.
La Rothesay Netherwood School existe depuis 1877. Elle accueille 300 élèves de la 6e à la 12e année. C’est la plus grande école indépendante de la province. À l’instar d’Eastgate, elle suit aussi les normes du Baccalauréat international.
Je pense que nous sommes assez satisfaits de notre situation actuelle. Nous nous sentons capables de gérer le système que nous avons et le programme que nous proposons est très concurrentiel. Nous estimons que la reddition des comptes en place est appropriée
, estime M. McLellan.
Sous le radar de la province
C’est un peu exceptionnel dans notre Loi sur l’éducation, il n’y a aucune mention des écoles privées
, affirme Dominic Cardy, ancien ministre de l'Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick.
Bien qu’il y ait des écoles avec des standards d’éducation assez élevés, comme la Rothesay Netherwood School, qu’il cite en exemple, M. Cardy fait remarquer qu’il y a aussi d’autres écoles très petites où on ne sait pas vraiment ce qui arrive
.
Il n’y a aucune réglementation, sauf la réglementation pour les entreprises, pour la manière dont les immeubles sont construits et la sécurité, mais c’est seulement à travers les lois sur les entreprises, pas à travers la loi sur l’éducation
, explique M. Cardy.
Dominic Cardy dit avoir amorcé une réflexion autour de la question avant la pandémie pour encadrer ces écoles dans la Loi sur l’éducation, sans avoir pu effectuer ce travail avant sa démission, l’automne dernier.
Aujourd’hui, il n’y a aucune manière pour la population de la province de savoir exactement ce qui arrive dans ces écoles, dans ces groupes informels, et je pense au moins qu’on devrait avoir des standards en commun. Comme dans les autres provinces d’avoir des inspections du gouvernement pour s’assurer que les standards sont maintenus et éviter les abus
, affirme M. Cardy.
Au Québec, par exemple, les écoles privées sont autonomes, mais elles sont encadrées par le ministère de l’Éducation, elles doivent suivre le Programme de formation de l’école québécoise et les enseignants doivent détenir un permis d’enseignement, peut-on lire sur le site de la Fédération des établissements d’enseignement privé.
« C’est légal d’opérer sans aucune réglementation pédagogique [au Nouveau-Brunswick]. »
Au Nouveau-Brunswick, les parents qui veulent exempter leurs enfants du système public doivent en faire la demande au ministère de l’Éducation chaque année, explique l’ancien ministre Cardy. La responsabilité revient dès lors aux parents et non plus à l’État d’assurer l’éducation et le suivi nécessaire.
Dominic Cardy fait valoir qu’il recevait en moyenne quatre à cinq demandes par mois, mais qu'il n'y a pas de suivi agressif
du ministère et que le processus pourrait être renforcé.
Dans la province, le Ministère est responsable de l’administration de la Loi sur l’éducation. Cette loi stipule que les enfants de 5 à 18 ans sont tenus de fréquenter l’école, sauf si le ministre est convaincu que l’enfant reçoit une instruction véritable ailleurs
, indique par courriel le ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance.
Risques de dérapage
Au niveau canadien, le Nouveau-Brunswick est une anomalie. C’est la seule province qui ne légifère pas, qui n’encadre pas légalement l’école privée
, indique le professeur Gabriel Arsenault.
Gabriel Arsenault, de l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton, s’est intéressé à la question lorsqu’une école anabaptiste s’est installée près de Perth-Andover, au Nouveau-Brunswick, il y a quelques années.
La communauté anabaptiste que j’ai étudiée est originaire de l’Ontario. Elle est sautée par-dessus le Québec parce que leur école aurait été illégale. Ici, il n’y avait pas de loi donc ils en ont profité pour venir. D’autres s’en viennent. D’autres minorités religieuses dont les préférences en matière d’éducation sont très différentes de la majorité,
affirme M. Arsenault.
J’étais surpris de constater que cette école ne respectait pas du tout les normes ou les standards des écoles publiques du Nouveau-Brunswick. Je me suis intéressé à savoir si cette école était légale et c’est là que j’ai découvert que l’école privée n’était pas juridiquement encadrée au Nouveau-Brunswick. Même quand j’ai parlé au ministère de l'Éducation, ils m’ont répondu que si c'est une école privée ça ne nous intéresse pas,
ajoute M. Arsenault.
Le professeur a recensé une vingtaine d’écoles dans la province, en très grande majorité des écoles confessionnelles.
Ailleurs en Amérique du Nord, ce genre de question là fait débat [...] D’un côté, l’égalité des chances qu’on essaie d’honorer avec l’école publique et en même temps le respect des minorités dont les valeurs sont très différentes de celles de la majorité. Au Nouveau-Brunswick, ce qui me paraît curieux c’est que ce débat-là n'ait jamais fait surface
, dit-il.
Le programme de l’école des anabaptistes étudié par Gabriel Arsenault se termine en 8e année, ce qui fait en sorte que ses élèves se trouvent dans un cul-de-sac, incapables de poursuivre leur formation postsecondaire et sans diplôme reconnu.
Est-ce que ça va à l’encontre du principe d’égalité des chances auquel on est attachés? Est-ce qu’on est prêts à accepter ça au nom de la tolérance, peut-être que oui, mais il faudrait au minimum se poser la question
, estime M. Arsenault.
Dominic Cardy, pour sa part, s’inquiète des dérapages si le phénomène venait à prendre de l’ampleur dans un environnement non surveillé.
Je pense absolument que c’est un problème. On n’a pas besoin d’éliminer la diversité dans les écoles [privées], mais au moins de mettre un standard en commun sur les grandes questions des valeurs.
Un engouement qui prend de l’ampleur
De plus en plus d’enfants viennent gonfler les rangs de l’école privée, selon les plus récentes données de Statistique Canada. Le Nouveau-Brunswick compte parmi les provinces qui ont connu la plus forte hausse d’inscriptions dans les écoles privées en 2020-2021.
Les chiffres du ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance vont dans le même sens. Les demandes d’exemption pour fréquenter une école privée ou indépendante sont passées de 1257 (2018-19) à 1900 (2022-23) en cinq ans. Les chiffres pourraient varier, car les demandes d’exemption peuvent être soumises durant toute l’année scolaire.
D'autres écoles privées sont en chantier.
Un premier Lycée français ouvrira ses portes à Saint-Jean en septembre 2024. Premier établissement de ce genre dans les provinces de l’Atlantique, il doit accueillir 290 élèves de la maternelle à la 12e année dès son ouverture.
Le ministère de l'Éducation n'a rien à faire avec ça
L’actuel ministre de l'Éducation et du Développement de la petite enfance, Bill Hogan, voit dans les écoles privées, comme le Lycée français, une occasion de développement économique.
Le ministre ne pense pas qu’on devrait encadrer les écoles privées. On n’a rien à faire avec ça
, dit-il. Elles n’ont pas le droit de donner un diplôme du Nouveau-Brunswick et ça ne va pas changer
.
Bill Hogan ferme donc la porte à toute forme d’encadrement ou de soutien financier à ces établissements. On a un système d’éducation public et on va continuer à soutenir notre système d’éducation public.