Envoyés spéciaux
« Game of drones » en Ukraine
L’invasion russe a provoqué une mobilisation générale en Ukraine. Des entreprises de haute technologie, entre autres, mettent leur savoir-faire au service des militaires pour les aider à gagner la guerre. Petite incursion (exclusive) dans le monde des robots ukrainiens. Septième volet de notre série « L’Ukraine au quotidien ».

Oleksander Pinchuk dans le centre de production de la compagnie à Lviv.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
C’est une histoire parfaite pour les scénaristes américains. En 2013, dans un modeste garage, trois ingénieux copains ukrainiens mettent au point, par pur plaisir, un avion téléguidé. Avec ses ailes de deux mètres d’envergure, leur prototype peut voler à cinquante kilomètres de distance et possède une autonomie de trois heures.
C’était juste avant l’invasion russe en Crimée et au Donbass. Et personne d’autre ne possédait cette technologie dans le pays.
Quand les dirigeants militaires d’Ukraine ont eu vent de l'existence de ce superdrone, ils ont compris qu’ils avaient trouvé une pépite. C’est Artem Viunnyk, un des trois garçons, qui s’est pointé au rendez-vous fixé par ces messieurs de l’armée.
Dix ans plus tard, Artem est PDG de la compagnie Athlon-Avia qui emploie 85 personnes et fabrique près d’une centaine de petits avions par mois.
Il faut dire que ces drones sont maintenant munis d’un tas d'équipements et de logiciels sophistiqués, et en particulier d’une caméra pivotante superpuissante qui permet de guider et de corriger avec une extrême précision les tirs d’artillerie au champ de bataille.
Le drone est devenu un outil de surveillance et de reconnaissance fondamental dans l’arsenal militaire ukrainien.
L’armée en a maintenant plusieurs centaines à sa disposition et ils sont tous utilisés en zones de combat, précise Artem Viunnyk. Ils m’ont dit : si tu en avais 2000, on les achèterait tous.
La petite compagnie high-tech vit maintenant un problème de croissance. Il faudrait quadrupler son espace de production pour répondre aux demandes qui viennent de partout. Mais il n'est pas facile de trouver la main-d'œuvre adéquate.
Sans compter que l’usine doit opérer en toute discrétion pour ne pas être repérée par les satellites russes.
La compagnie Athlon-Avia est spécialisée dans la production de matériel stratégique militaire. Ses ingénieurs terminent actuellement la mise au point d’un nouveau drone, offensif celui-là, qui pourra s’attaquer aux chars russes. Ils l’ont baptisé Silent thunder (Tonnerre silencieux).
Cet objet volant téléguidé pourra voyager jusqu’à 100 kilomètres de distance et larguer de manière très précise une bombe de quatre kilos, capable de percer un blindage de 40 centimètres d’épaisseur
, nous confie Artem Viunnyk.
Cette entreprise fait partie d’un groupe de plusieurs dizaines de compagnies informatiques et de haute technologie ukrainiennes qui ont mis leur expertise au service de l’armée pour l’aider à gagner la guerre.
Nous sommes en mission, lance Arkadi (nom d’emprunt), nous voulons offrir plus de protection à nos soldats et sauver des vies!
Cet homme, qui refuse d’être identifié, dirige une entreprise de haute technologie ultrasecrète. C’est la toute première fois qu’il accepte de parler à des journalistes.
Cette compagnie fantôme fabrique des robots, des fusils téléguidés de divers calibres, des drones et des véhicules tout-terrain contrôlés à distance que nous avons vus, mais que nous n’avons pu photographier. Nous ne voulons pas que les Russes les découvrent avant qu’ils soient déployés sur le terrain
, insiste-t-il.
Tous ces jouets coûteux et dangereux sont équipés de caméras extrêmement puissantes et de logiciels d’intelligence artificielle.
Ce sont des Terminators, ils peuvent analyser une situation, identifier un ennemi et prendre des décisions, affirme avec prudence Arkadi. Mais la loi actuelle ne nous autorise pas à les utiliser à leur pleine capacité.
Cet homme un peu mystérieux, mal rasé et aux yeux cernés, est entouré d’une cinquantaine de personnes, des ingénieurs, pour la plupart, et des conseillers militaires. Ils sont en relation permanente avec l’armée ukrainienne et en particulier avec les forces spéciales.
Tous ces gens se considèrent eux aussi, à leur façon, en guerre. Ils ne voient leur famille que très rarement, ne prennent pas de congés, travaillent les week-ends, du lever au coucher.
Ce n’est pas une entreprise commerciale, nous réinvestissons nos profits dans la recherche et le développement, nous dit encore le patron. On ne veut pas gagner d’argent avec la guerre. Un jour, quand cette guerre sera terminée, nous pourrons utiliser nos découvertes et les mettre à profit dans la vie civile.
Une petite armée soviétique ne peut pas vaincre une grande armée soviétique
, lance avec un brin de malice, le sous-ministre à la Transformation numérique, Georgii Dubinskyi, un des principaux responsables de la transition numérique du pays.
Depuis le début de la guerre, ses principaux dossiers ont été mis au frigo. Sa tâche principale est aujourd’hui de favoriser la création et l’utilisation d’outils technologiques modernes pour donner une avance aux forces armées ukrainiennes dans leur bataille contre l’envahisseur. Pour l’instant, leur équipement est trop semblable à celui de l’ennemi qu’ils combattent.
Plusieurs de ces outils proviennent de l’étranger. L’Ukraine a conclu une entente avec l’entrepreneur Elon Musk pour utiliser son système satellitaire Starlink. Le Canada est au nombre des pays qui fournissent également des systèmes de repérage et de caméras pour drones. Mais le gouvernement ukrainien veut favoriser autant que faire se peut la production locale.
Nous voulons tout faire pour protéger la vie de nos soldats, ajoute le sous-ministre Dubinskyi, cette guerre est un conflit du futur et nous voulons utiliser toutes les options robotiques à notre portée
.
Son gouvernement a mis sur pied un fonds consacré à l’innovation qui incite les universités et les compagnies privées du pays à joindre leurs efforts dans ce domaine.
Le gouvernement a compris l’importance du rôle que peut jouer l’industrie high-tech ukrainienne, dit Artem Viunnyk, concepteur et producteur de drones à usage militaire. Nous sommes sur place, nous pouvons donc répondre rapidement aux besoins changeants des troupes en zones de combat.
L’arrivée prochaine des tanks lourds en provenance d’Europe et des États-Unis est accueillie avec beaucoup de satisfaction chez les producteurs de technologie militaire. Nous avons besoin de tous les outils, les tanks, les avions, etc., ajoute Arkadi. Mais nous avons aussi besoin de changer la mentalité des dirigeants militaires ukrainiens. Ils sont trop lents.
Cet entrepreneur affirme que ses collègues ingénieurs ont réussi, au cours des dernières années, à concevoir des outils de combat qui n’existent nulle part ailleurs. Il a d’ailleurs mis sur pied un centre d'entraînement conçu pour permettre aux militaires d’apprendre des nouvelles stratégies d’attaques utilisant les robots qu’il a conçus.
Les entreprises informatiques se comptent par milliers en Ukraine. C’est le secteur économique qui connaît la plus forte croissance dans le pays et qui continue de croître malgré la guerre. Pas étonnant qu’on y retrouve autant de créateurs de logiciels qui s’activent dans la défense du pays. Et cela inclut des combattants (hackers) qui participent à une cyberguerre parallèle contre le voisin russe.
L’esprit de mobilisation générale qui habite la population ukrainienne après un an de guerre, semble très fructueux.