Remonter le temps depuis la mort
À la découverte d’un corps, en milieu naturel, il est souvent ardu de déterminer à quel moment remonte la mort. Dans leur laboratoire à ciel ouvert, des chercheurs de l’Université du Québec à Trois-Rivières se penchent sur la putréfaction du corps humain à nos latitudes pour mieux estimer ce délai post mortem.

Site du laboratoire REST[ES] de l'Université du Québec à Trois-Rivières
Photo : Josée Beaulieu, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)
Que la mort soit naturelle, accidentelle ou criminelle, il arrive parfois que le corps d’un individu soit retrouvé des jours ou des semaines après le décès. Évidemment, la priorité est de déterminer l’identité de la personne, ainsi que les circonstances et le moment de sa mort.
L’analyse des restes humains fournit des indices qui permettent de remonter dans le temps, jusqu’à l’instant du décès. Une information d’importance, car elle permet aux enquêteurs de restreindre le faisceau de recherche dans une banque de données de personnes disparues, par exemple.
Comme le rythme de décomposition des corps humains varie d’un environnement à l’autre, si la découverte survient en forêt ou en milieu naturel, on doit tenir compte du fait que le temps et les saisons affectent le rythme de décomposition des corps. Mais à quel degré dans un climat comme celui du sud du Québec, avec ses étés chauds et humides et ses hivers froids et neigeux?
« Ce climat n'a jamais été étudié à l'heure actuelle. On ne connaît pas bien son influence potentielle sur la manière dont la décomposition de corps humains s'opère sous nos latitudes. »
C’est la raison pour laquelle l’Université du Québec à Trois-Rivières a mis sur pied le site de recherche REST[ES] (Recherche en sciences thanatologiques expérimentales et sociales). C’est le premier du genre au Canada. La majorité de ces laboratoires sont dans des pays et des régions où le climat est plus doux : les États-Unis, l’Australie, les Pays-Bas.
Le laboratoire québécois, situé à Bécancour, est installé en pleine forêt, à ciel ouvert. Il s'agit d'un site typique de l’environnement dans lequel on pourrait trouver le corps d’une victime.
« Au Canada, et au Québec en particulier, cette forêt d'érables est représentative de la forêt boréale. C’est ce qu’on souhaitait recréer en choisissant ce site. »
Clôturé et sécurisé, le laboratoire est accessible uniquement aux chercheurs. Les corps sont déposés sur le sol et recouverts d’une cage grillagée pour les protéger des animaux, tout en permettant le va-et-vient des insectes.
Seize corps y sont déposés pour l’instant. Ce sont ceux de personnes qui ont volontairement donné leur dépouille pour ce projet spécifique de recherche. Les scientifiques – qu’ils soient chimistes, microbiologistes, anthropologues forensiques ou entomologistes – arpentent le site et documentent, à chaque étape, la décomposition des corps depuis deux ans.
En plus des observations réalisées sur les corps des donneurs, les scientifiques suivent en parallèle et dans les mêmes conditions la décomposition de cadavres de porcs. Cet animal est souvent utilisé dans des études comparatives sur la décomposition humaine, un modèle qui comporte certaines limites.
« Les cochons, bien qu'ils aient des points communs avec nous, ont aussi un certain nombre de différences. Notamment, la quantité de gras, qu’on appelle les tissus adipeux, fait une différence dans la manière dont le corps d'un cochon se décompose par rapport à un cadavre humain. »
En ce sens, les observations et les données recueillies sur les corps des donneurs à nos latitudes sont plus réalistes et comparables à des observations qui pourraient être faites dans une situation réelle, lors de la découverte d’un corps.
« Personne n’a jamais fait ce travail sur des donneurs humains au Canada. Chaque jour, on récolte des données inédites, puisque le site est vraiment unique [à cause de sa position géographique]. »
Les indices pour remonter dans le temps
Les insectes sont parmi les premiers acteurs de la décomposition. L’entomologiste Julie-Éléonore Maisonhaute les étudie. Nombreux et variés, les insectes apparaissent à tour de rôle, en fonction du stade de décomposition et de la température.
Les insectes peuvent aider à déterminer le moment du décès ou du moins à estimer le temps écoulé depuis la mort. En sachant l’espèce présente sur le cadavre et les données sur la température, on peut retrouver le moment à partir duquel les premières mouches ont pondu sur le corps. De la même manière, on peut déterminer si un corps, dans une situation réelle d’enquête, a été déplacé.
« Si on retrouve, par exemple, un corps en pleine forêt et qu'on y retrouve une espèce de mouche plutôt associée au milieu urbain, on peut soupçonner que le corps a été déplacé. »
Au-delà du suivi des insectes et de l’activité microbienne, on prélève aussi des composés gazeux qui s’échappent des dépouilles lors de la décomposition, des composés qui changent de minute en minute durant la transformation du corps. De la même façon, on analyse aussi les interactions fines entre le corps, le sol et son environnement immédiat. Mais c’est en hiver que les observations se sont révélées précieuses.
« Nous n’avions aucune idée de ce qui se passait sous la neige. On sait maintenant que la neige agit comme un isolant. Ainsi, la température près du corps demeure autour de zéro degré Celsius, ce qui permet la survie et la prolifération des bactéries. La décomposition se poursuit donc, mais à un rythme plus lent. »
On sait que le rythme de décomposition est différent d’un individu à l’autre, d’une saison à l’autre, mais aussi d’une année à l’autre. Les hivers ne sont pas tous rigoureux, les printemps, pluvieux ou les étés, caniculaires. Cette variabilité du temps peut influer sur la décomposition. C’est le cas en hiver.
« On a découvert que le corps peut rapidement perdre l’eau qu’il contient, ce qui stoppe le travail des bactéries et la décomposition. La peau prend un aspect de cuir. C’est ce qu’on appelle la momification. Cela préserve le corps. »
Comment savoir si ce corps momifié est préservé de la décomposition depuis un an ou dix ans, puisqu’il conserve la même apparence? Un défi de taille, selon Shari Forbes.
Voilà pourquoi ce laboratoire a un si grand potentiel à ses yeux : il permettra d’étudier une multitude de questions soulevées par les sciences judiciaires, tout en aidant les policiers en situation de recherche ou de découverte de corps en milieu naturel.
Le reportage d'André Bernard et de Quentin Fabiani est diffusé à l'émission Découverte le dimanche à 18 h 30 sur ICI Radio-Canada Télé.