Garder confidentiels les dossiers de meurtriers notoires, une décision contestée
Pour l'heure, le droit à la vie privée des assassins incarcérés à vie l'emporte sur l'intérêt public, selon la Cour fédérale.

La Commission des libérations conditionnelles du Canada se sert de nombreux rapports confidentiels des pénitenciers pour décider si un délinquant représente ou non un danger pour la société avant de le libérer.
Photo : La Presse canadienne
À Toronto, la Cour d'appel fédérale a mis en délibéré, après deux jours d'audience, une requête portant sur l'accès aux informations de la Commission des libérations conditionnelles et du Service correctionnel du Canada concernant trois dangereux assassins qui sont incarcérés depuis plus de 25 ans.
L'Association des policiers de Toronto représente les familles des victimes de Paul Bernardo, de Craig Munro et de Clinton Gayle.
Elle conteste la décision d'un tribunal inférieur, qui a rejeté en 2021 sa demande d'acquérir les dossiers de ces trois assassins devant le Service correctionnel et la Commission des libérations conditionnelles.
Dans un communiqué, l'Association écrit que ces dossiers sont essentiels aux efforts des services de police de protéger le public en gardant tout délinquant dangereux derrière les barreaux et limiter la souffrance des familles des victimes
.
- Paul Bernardo a été condamné à la prison à vie pour les meurtres des adolescentes Kristen French et Leslie Mahaffy en 1991 à St. Catharines.
- Clinton Gayle a écopé lui aussi de la peine à perpétuité pour le meurtre du policier Todd Baylis et la tentative de meurtre contre le sergent Mike Leone en 1994 à Toronto.
- Craig Munro est quant à lui en prison pour le meurtre de l'agent Michael Sweet en 1980 à Toronto.
Dans sa décision, la juge Glennys McVeigh, de la Cour fédérale, a toutefois décrété que la vie privée de ceux qui sont détenus à perpétuité l'emportait sur l'intérêt public et le droit des familles des victimes à l'information.
C'est ce jugement qui fait l'objet d'un appel de la part de l'Association et d'une demande de révision judiciaire de CBC/Radio-Canada.
La magistrate McVeigh a également rejeté l'argument constitutionnel selon lequel le principe des tribunaux ouverts et transparents
garanti par l'article 2b de la Charte s'applique aux audiences devant la Commission.
Dans ces deux causes qui ont été rassemblées en une, le ministère du Procureur général du Canada plaide au nom du ministère fédéral de la Sécurité publique chargé des pénitenciers et de la Commission (Radio-Canada a choisi d'utiliser le vocable gouvernement
pour désigner tous les intimés et faciliter la compréhension de cet article, ndlr).
La position de l'Association
D'entrée de jeu, l'avocat des familles des victimes, Tim Danson, affirme qu'il est important de faire la différence entre un châtiment à la perpétuité et une peine fixe.
Il rappelle que Bernardo, Munro et Gayle sont en prison depuis plus de 25 ans et que toutes leurs demandes de libération conditionnelle leur ont été refusées jusqu'à présent.
En ce sens, il ne peut y avoir de droit raisonnable à la vie privée pour des délinquants dangereux comme ces trois meurtriers
, déclare Me Danson devant les trois juges de la Cour d'appel fédérale.
L'avocat se défend toutefois de dire que les trois meurtriers en question n'ont plus aucun droit en détention.
Il ajoute que les audiences des meurtriers devant la Commission sont toujours publiques, que les familles des victimes y sont invitées à présenter leurs arguments et que les médias peuvent y assister pour en rendre public le contenu (sans aucune photo ni aucun enregistrement toutefois, NDLR).
Leur crime était une infraction publique contre la société, leur procès était public, leur condamnation était publique, leurs appels étaient publics… Il est normal que l'accès à leur dossier soit donc public
, poursuit-il.
L'avocat précise que ces trois meurtriers ont abandonné leur droit à la vie privée lorsqu'ils ont assassiné leurs victimes. Les Canadiens portent, selon lui, un grand intérêt à leur sujet dans la perspective où ils seraient un jour libérés.
Leur droit à la vie privée ne peut entrer en concurrence avec l'intérêt public et le devoir de transparence
, dit-il en soulignant que des rapports psychologiques, disciplinaires ou pédagogiques, etc. sont importants pour ses clients.
Me Danson ajoute que ces renseignements sont aussi importants par souci d'imputabilité et qu'il est nécessaire de rendre la Commission responsable de ses décisions.
Les familles des victimes ont en outre le droit de connaître l'identité de ceux qui leur rendent visite en prison ou de recevoir une copie des transcriptions de leur témoignage devant la Commission.
Dans tous les cas de figure, la juge McVeigh a néanmoins déterminé que les demandes de l'Association représentaient une atteinte à la vie privée des trois meurtriers.
Comment ces délinquants dangereux peuvent-ils évoquer leur droit à la confidentialité alors qu'ils demandent à la société de les autoriser à réintégrer nos communautés?
s'interroge l'avocat, qui ajoute qu'il importe peu de savoir s'ils seront un jour libérés.
L'avocat conclut que cela défie toute logique d'empêcher le public d'accéder à ces informations qui sont publiques lorsque la presse assiste à une audience sur la libération conditionnelle d'un meurtrier.
Les informations au sujet du comportement de ces individus en détention ont donc déjà été disséminées selon lui dans les médias et les réseaux sociaux.
On ne peut reboucher la bouteille lorsque le génie en est sorti, c'est contre-productif
, dit-il de façon allégorique.
Me Danson souligne que la recherche de la vérité n'est possible que si le Service correctionnel et la Commission font preuve de transparence et que le public, dans toute démocratie, a le droit d'être informé.
La position de Radio-Canada
Le service public anglais CBC demande pour sa part une révision judiciaire de la décision de la juge McVeigh au sujet du refus de la Commission de lui remettre les transcriptions des enregistrements sonores de six audiences de différents prévenus qui sont incarcérés au pays.
CBC n'a assisté qu'à deux de ces six audiences en y dépêchant des journalistes. Les arguments de l'avocate de CBC, Iris Fischer, ressemblent en partie à ceux de Me Danson.
Me Fischer affirme que le refus de la Commission de donner aux journalistes de CBC la transcription de ces audiences est anticonstitutionnel et enfreint l'article 2b de la Charte.
L'article 2b touche au principe des tribunaux transparents et ouverts
, rappelle-t-elle.
L'avocate ajoute que la transcription permet à la presse d'être précise dans son travail et fidèle au contenu de l'audience à laquelle elle assiste et à la véracité des témoignages des prévenus et des familles des victimes.
Elle ajoute que le jugement McVeigh mine toutefois la confiance du public dans la bonne administration de la justice et ébranle l'un des piliers de la démocratie sur la liberté de la presse.
La position du gouvernement
Les avocats du gouvernement réitèrent leurs arguments devant le tribunal inférieur selon lesquels la Commission des libérations conditionnelles n'est pas un tribunal ni un organe quasi judiciaire.
Il s'agit d'un organisme indépendant qui accomplit des fonctions administratives
, explique l'avocat Roy Lee.
L'avocat rappelle que les commissaires ne sont pas des avocats de formation, que les témoignages n'y sont pas donnés sous serment comme dans un procès et que les informations qui en ressortent ne sont pas des preuves.
Me Lee ajoute que la magistrate n'a donc commis aucune erreur et qu'elle a respecté un équilibre raisonnable entre le droit à la vie privée des meurtriers et l'intérêt public que leur situation carcérale revêt pour les familles de leurs victimes et la presse.
Les restrictions qui existent dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et dans la Loi sur l'accès à l'information et la protection des renseignements personnels ne sont pas déraisonnables.
Le principe de confidentialité prime sur l'accès à l'information
, dit-il en citant des exemples de la jurisprudence. Ces individus n'ont pas perdu leur droit à la vie privée lorsqu'ils ont été condamnés à la perpétuité
, précise-t-il.
Son confrère, Jacob Pollice, affirme qu'une confidentialité absolue des dossiers carcéraux et une ouverture totale des tribunaux sont impossibles et qu'un juste équilibre doit être établi entre les deux.
Il existe en outre une différence entre le fait d'assister à une audience devant la Commission et le fait d'obtenir une copie des transcriptions d'audience
, précise-t-il.
Il précise que CBC avait la possibilité d'écouter les enregistrements sur place sans les obtenir et sans en obtenir une copie conformément au règlement.
Me Pollice s'inquiète par ailleurs que la dissémination d'informations confidentielles au sujet de ces trois détenus ne nuise à leurs possibilités d'obtenir un jour une libération conditionnelle.
La protection de leur vie privée permettra davantage de les réintégrer dans la société si jamais ils accèdent à la liberté
, poursuit-il.
Il craint que la révélation d'informations sur le délinquant ne détruise le lien de confiance que la Commission et l'agent de probation ont tissé avec lui dans le cadre de son processus de réinsertion sociale.
Cela pourrait même mettre en péril le mandat de la Commission, peu importe s'il s'agit d'un meurtrier notoire ou non
, souligne-t-il.
Avec de telles informations, il existe par ailleurs un danger d'exploitation, même si les possibilités qu'un individu obtienne une libération conditionnelle sont très minces
, déclare Me Pollice.
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L'avocat conclut que la non-divulgation des dossiers des détenus est l'option par défaut inscrite dans la loi et qu'il revient donc à la Commission ou au Service correctionnel d'accepter de remettre exceptionnellement aux familles des victimes ou à la presse les documents qu'ils sollicitent.
Les trois juges ont mis la cause en délibéré jusqu'à une date indéterminée.