Pourquoi Santé Canada reporte l’étiquetage simplifié des produits transformés?
L’avertissement sur l'étiquetage des aliments dépassant la valeur quotidienne recommandée en gras saturés, en sucre ou en sodium est reporté à 2026. L’épicerie a voulu y voir plus clair.

En forme de loupe, un nouvel avertissement sera obligatoire en 2026 sur les aliments dépassant les 15 % de la valeur quotidienne recommandée en gras saturés, en sucre ou en sodium.
Photo : Radio-Canada / L'épicerie
Pour plusieurs personnes, le tableau de la valeur nutritive sur les produits est un réel casse-tête. En 2018, Santé Canada proposait un nouveau règlement pour contraindre les fabricants à ajouter un pictogramme bien visible sur les aliments emballés.
Selon plusieurs experts, un avertissement sur l'étiquetage des aliments transformés aiderait les consommateurs à faire de meilleurs choix. Alors qu’un nouveau symbole nutritionnel devait apparaître en décembre 2022, Santé Canada a annoncé qu'elle reportait cette obligation à 2026.
En forme de loupe, cet avertissement sera obligatoire sur les aliments dépassant les 15 % de la valeur quotidienne recommandée en gras saturés, en sucre ou en sodium, soit les composantes les plus susceptibles d’augmenter les risques pour la santé.

En 2018, Santé Canada proposait un nouveau règlement pour contraindre les fabricants à ajouter un pictogramme bien visible sur les aliments emballés.
Photo : Radio-Canada / L'épicerie
L'environnement alimentaire au Canada nous encourage à faire des choix d'aliments malsains. On a donc besoin d'aider les consommateurs avec des outils pour qu'ils puissent faire des choix plus éclairés. L'étiquetage, c'est l’une des stratégies que l'on peut utiliser
, explique Jean-Claude Moubarac, enseignant et chercheur au Département de nutrition de l’Université de Montréal.
Ce pictogramme est donc repoussé à près de huit ans après le dépôt du nouveau règlement.
Il y a un manque de cohérence. On a un Guide alimentaire canadien qui est en vigueur depuis 2019, mais on n'a pas l'étiquetage qui accompagne ce guide
, considère Jean-Claude Moubarac.
Santé Canada montré du doigt
Pour Jean-Claude Moubarac, ce report n’est pas à l’avantage de la population canadienne. J'ai été très déçu, mais pas très surpris. Ça confirme pour moi que Santé Canada a fait un compromis et sert davantage des intérêts privés que l'intérêt public.
La Dre Julie St-Pierre, pédiatre à l’Université McGill, va plus loin.
On est rendu qu’on doit penser que Santé Canada est une institution négligente qui va être tenue responsable dans les prochaines années d'avoir causé davantage de maladies chroniques.
Elle explique que les maladies chroniques, comme le diabète et l’hypertension, sont reliées au phénomène de l’obésité. C'est plus d'un Canadien sur deux [qui souffre d’embonpoint]. Donc, on est face à une épidémie négligée par Santé Canada.
De son côté, Santé Canada explique que l’industrie avait besoin d’une période de transition. Quand on a publié la proposition de règlement, ce n’était pas force de loi. On proposait une période de transition de quatre ans
, explique Maya Villeneuve, directrice associée au Bureau des sciences de la nutrition, de la Direction générale des produits de santé et des aliments de Santé Canada.
Il faut donner suffisamment de temps à l'industrie pour se familiariser avec les règlements, qui est une des premières approches, mais aussi pour pouvoir utiliser leurs stocks. On a reçu beaucoup de commentaires. On a dû passer à travers tous ces commentaires et faire certains ajustements quand ils étaient justifiés.
L’industrie alimentaire cherche-t-elle à ralentir le processus d’implantation de ce nouvel étiquetage?
Non, pas vraiment
, répond Maya Villeneuve. Il n'y a pas juste nous qui demandons certains changements. Il y a des changements qui sont demandés par d'autres groupes à l'intérieur de Santé Canada, mais aussi par l'Agence canadienne d'inspection des aliments. Si on met une période de transition qui est trop courte, ça peut amener aussi du gaspillage.
Santé Canada inclut ce nouvel étiquetage dans une vaste stratégie pour une saine alimentation, dont fait notamment partie le nouveau Guide alimentaire canadien.

Le nouveau Guide alimentaire canadien a été publié en 2019.
Photo : Gouvernement du Canada
La meilleure stratégie en matière d’étiquetage?
Les experts que nous avons consultés déplorent le retard d'implantation de la loupe et, par ailleurs, certains sont d’avis que cet outil n'est pas le meilleur que l'organisme aurait pu choisir.
Pour le nouvel étiquetage, Santé Canada a décidé qu’il prendrait la forme d’un avertissement au sujet de trois éléments nutritionnels problématiques, soit le sel, le sucre et le gras.
Le professeur Moubarac critique le manque de nuance de ce pictogramme, qui peut faire apparaître des incohérences.
Par exemple, en analysant des céréales populaires avec son équipe, Jean-Claude Moubarac a constaté qu’un produit qui n’affiche pas l’avertissement peut être juste en dessous de la limite maximale de sodium, de sucre ou de gras. Mais cela n’en fait pas un excellent choix par rapport au produit qui aurait le logo parce qu’il se situe juste au-dessus de la limite.
Ça nous montre très bien qu'on n'encourage pas l'industrie à changer la recette
, conclut l’enseignant et chercheur.
Le Nutri-Score français se démarque
Plusieurs nutritionnistes dans le monde citent le Nutri-Score français en exemple, puisque cet indicateur prend en compte la globalité de la valeur nutritionnelle de l’aliment, contrairement à la loupe canadienne.
Ce logo repose sur un calcul qui prend en compte la teneur en nutriments à favoriser (fibres, protéines, etc.) et en nutriments à limiter (gras saturés, sucres, sel). L’aliment se voit attribuer une lettre de A à E et une couleur, vert, jaune, orangé ou rouge. Un aliment E (rouge) contient la moins bonne valeur nutritionnelle, et un aliment A (vert) a la meilleure valeur.

Le Nutri-Score français repose sur un calcul qui prend en compte la teneur en nutriments à favoriser et en nutriments à limiter.
Photo : Radio-Canada / L'épicerie
En Europe, on a plutôt choisi à la fois [de faire un avertissement] sur des produits de bonne qualité nutritionnelle et de promouvoir les produits de bonne qualité nutritionnelle
, explique l’un des architectes du Nutri-Score, Serge Hercberg, médecin, nutritionniste et professeur émérite de nutrition à l’Université Sorbonne Paris Nord.
Son équipe a mis plusieurs années pour instaurer ce système volontaire, bravant de constantes pressions de l’industrie. Le chercheur affirme qu'il a même été menacé de mort.
C'est une simple information au consommateur. Mais c'est tout de même un droit qui doit lui être fourni d'avoir accès à une information simple, compréhensible par tous et qui lui permette vraiment d'intégrer la dimension santé dans ses choix alimentaires
, mentionne-t-il.
L’avantage d’un tel système est que l’information est interprétée pour le consommateur ou la consommatrice, qui fait souvent ses choix en quelques secondes.
Cet outil est utile pour les gens qui s’y connaissent peu en nutrition ou qui ne consultent pas les valeurs nutritionnelles, estime la Dre Julie St-Pierre. Quand on parle de pourcentage, ce n’est pas tout le monde qui est capable de comprendre ça. Quand on arrive avec des couleurs, c'est beaucoup plus parlant.
Même si le Nutri-Score a fait ses preuves dans sept pays européens et que la Commission européenne étudie la possibilité de l’adopter sur tout le territoire de l’Union européenne, le Nutri-Score suscite encore de l'opposition chez les industriels.
Les lobbies sont extrêmement actifs pour essayer de retarder sa mise en place, voire réussir à le bloquer. Ils utilisent tout un tas de stratégies pour empêcher la mise en place de cette mesure qui est pourtant considérée comme efficace scientifiquement, mais qui vient heurter un certain nombre d'intérêts économiques
, déplore Serge Hercberg.
En attendant le nouvel étiquetage, Jean-Claude Moubarac déplore le fait qu’il revienne au consommateur de se débrouiller pour faire des choix éclairés. Je pense que développer l'autonomie, former l'esprit des gens est la solution dans un monde où les politiques ne semblent pas être développées pour le bien-être des citoyens, mais plutôt pour défendre les intérêts du secteur privé.
Avec les informations de Caroline Gauthier et Myriam Fehmiu
Le reportage de Myriam Fehmiu et Eric Barbeau est diffusé à L’épicerie le mercredi à 19 h 30 et le dimanche à 13 h 30 à ICI TÉLÉ. Diffusion le samedi à 17 h 30 et le dimanche à 16 h 30 à ICI RDI.