Le consul général de France à Toronto visé par des plaintes pour harcèlement
Au moins six plaintes formelles ont été déposées par des employés contre Tudor Alexis.
Le consul général de France à Toronto, Tudor Alexis
Photo : Radio-Canada / Ron Boileau
« Séances d'humiliation », « remarques sexistes », « menaces »… C'est dans ces mots que des collaborateurs de Tudor Alexis rapportent leur expérience au sein du consulat général de Toronto. Pourtant, une enquête des autorités françaises conclut qu’il n’y a pas eu faute.
Radio-Canada a parlé avec huit personnes ayant travaillé sous l’autorité du diplomate ou à ses côtés durant deux de ses missions, celle qu’il mène présentement dans la Ville Reine, ainsi que celle qu’il a menée en tant que premier conseiller à l’ambassade de France à Malte.
Tous rapportent des comportements d’intimidation, sexistes ou agressifs, de manière répétée, de la part de M. Alexis, qui représente les ressortissants français de l’Ontario et du Manitoba.
Selon les documents et les témoignages obtenus par Radio-Canada, au moins six personnes ont fait des signalements auprès de la cellule anti-harcèlement du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, appelée « Tolérance zéro ».
Radio-Canada a accepté de ne pas dévoiler l’identité des personnes qui ont témoigné, car celles-ci craignent d’éventuelles répercussions sur leur avenir professionnel. Leur identité et leur rôle au sein du consulat ou dans son entourage ont toutefois pu être confirmés.
Une des plaignantes a, elle, accepté de nous parler à visage découvert.
« Le chef, c'est moi »
Embauchée en février 2022 en tant qu’agente spécialiste de l’organisation des élections présidentielles françaises, Rafaëlle Pons a déchanté dès ses premiers jours au consulat de Toronto. « Je suis arrivée dans un climat extrêmement tendu », raconte-t-elle.
Rapidement, le consul général aurait pris l'habitude de la convoquer quotidiennement dans son bureau. La première fois, pour bien lui expliquer qui est en charge. « Le chef, c'est moi, tout doit passer par moi », lui aurait dit Tudor Alexis. Par la suite, pour remettre en question son travail ou lui donner des directives « souvent contradictoires », selon Rafaëlle Pons.
« On doute de ses propres compétences, de sa propre "sanité". J’ai commencé à venir tous les matins la boule au ventre. »
En plus de cette démonstration d’autorité qu’elle considère aujourd’hui comme de l’intimidation, Rafaëlle Pons évoque un comportement sexiste, caractérisé par une différence de traitement entre les collègues hommes et femmes « dans la façon de s’adresser à eux, mais aussi dans la façon d’attribuer des tâches et d’en retirer ».
Plaintes formelles et enquête administrative
Après le premier tour des élections présidentielles, la relation a atteint le point de rupture. Ce jour-là, le consul lui aurait ordonné de modifier l’horaire prévu et lui aurait par la suite reproché une erreur dans un lieu de vote public. L’interaction a eu un effet tel sur elle qu’elle dit s’être rendue chez elle et avoir pleuré. « C’était plutôt des larmes de colère et de rage », se remémore-t-elle.
Après cette soirée, Rafaëlle Pons a pris la décision de faire un signalement officiel à la cellule « Tolérance zéro ». Elle affirme avoir fait un témoignage au cours d’un appel téléphonique, mais n’avoir jamais obtenu de réponse ou de suivi de la part de la cellule.
Parmi les plaintes formulées par au moins six personnes, seule celle déposée par le consul adjoint, Yves Chauchat, a mené à la tenue d’une enquête administrative. Sur les six signalements, c’est le seul qui avait été fait par un homme.
Dans un courriel à Radio-Canada, l’ambassadeur de France au Canada, Michel Miraillet, affirme qu’« une enquête administrative a bien été menée ». Il ajoute que « toutes les parties prenantes ont pu être interrogées ou ont pu faire état par écrit de leur témoignage ».
« Cette enquête a conduit à la conclusion qu’il n’y avait pas eu harcèlement. »
M. Miraillet souligne par ailleurs que « la situation interne au consulat a néanmoins fait l’objet des mises au point nécessaires et de mesures d’accompagnement ».
De son côté, le consul général de France à Toronto a assuré, dans une note envoyée à des collaborateurs à la suite de la parution d’un article publié la semaine dernière par le média français Lettre A, que l’enquête avait fait la preuve de son « innocence ».
Une lettre envoyée à l’issue de l’enquête et consultée par Radio-Canada conclut que « les torts sont partagés » entre le consul général et le consul adjoint lui-même et que le harcèlement « ne peut être confirmé ».
À la suite de cette enquête, le consul général et le consul adjoint auraient été invités à participer à des séances de formation commune sur le travail en équipe. Celles-ci se sont arrêtées après quelques mois. Le consul adjoint Yves Chauchat aurait ensuite été informé de la fin prochaine de son mandat à Toronto et d’un rapatriement imminent vers la France. Pour l’instant, il est toujours en poste.
Réponses du consul
Le consul général a répondu à nos demandes d’entrevue par une série de courriels. Il y explique suivre à la lettre les instructions de sa hiérarchie et ne pas être « autorisé à parler à la presse sur les détails de cette affaire ».
M. Alexis mentionne toutefois « qu’il y a plusieurs volets dans cette affaire [que nous ignorons] y compris des motivations inavouables » et précise que Radio-Canada a refusé d’accorder l’anonymat à certaines personnes de son bureau qui auraient souhaité témoigner.
En effet, trois autres personnes sont entrées en contact avec Radio-Canada, après une demande officielle à l'attachée de presse du consulat. Par téléphone, elles ont affirmé travailler au consulat et vouloir témoigner d’une « expérience différente » de celles alléguées dans l’article de Lettre A. Elles ont toutefois refusé de s’identifier ou de confirmer leur rôle au sein de l’organisation.
Finalement, le consul général estime que Radio-Canada a « [refusé] sciemment de voir ces motivations et [jeté] en pâture la réputation d'une personne issue d'une minorité visible sur la base de certains préjugés« expérience différente ».
« C'est votre décision souveraine, mais je me réserve le droit de porter cette affaire de traitement discriminatoire devant les juridictions appropriées. »
Par ailleurs, après la publication du site français, le consul a fait parvenir une note à plusieurs de ses collaborateurs. Il les informe de la publication de ces allégations, souligne les conclusions de l’enquête qui selon lui prouvent son innocence. « Si je peux vous demander une seule chose », ajoute-t-il, « ça serait de garder intacte l’amitié que vous avez pour moi en attendant que la vérité soit établie, y compris par voie judiciaire ».
Climat malsain
Le contrat de Rafaëlle Pons, lui, s’est achevé en juin 2022. La jeune femme reste persuadée que la situation se poursuit et souhaitait s’exprimer par solidarité envers une équipe qu’elle décrit comme « délaissée, à bout de bras » et un personnel qui travaille « dans la peur ».
Tiffany n’a pas de mal à la croire. Elle a occupé le poste d’attachée culturelle au sein du consulat de Toronto entre 2017 et 2021. Elle préfère que seul son prénom soit utilisé pour éviter des impacts négatifs sur sa carrière et son emploi actuel.
Elle confie avoir d'abord été très heureuse de la nomination de Tudor Alexis au poste de consul général, parce qu’il semblait avoir un « parcours sans faille, ayant été naturalisé français et faisant figure de "success story" de la République française ».
Aujourd’hui, elle le décrit comme « une personnalité complexe qui peut avoir de bons côtés, mais aussi des côtés particulièrement agressifs ».
Une visite ministérielle remontant à 2019 a été particulièrement marquante pour Tiffany. Une membre de son équipe aurait voulu dénoncer un geste inapproprié de la part d’un membre de l'entourage du ministre. Elle et Tiffany se seraient rendues dans le bureau du consul général. Tiffany se souvient d'avoir été choquée lorsque, immédiatement après avoir cité ses droits à la plaignante, le consul a tenté de la dissuader de porter plainte et affirmé que, selon lui, l’employée en question avait commis une faute professionnelle.
Selon l’ancienne attachée, l’ambassade à Ottawa aurait, de son côté, soutenu sa démarche et pris des mesures appropriées. Bien qu’étant le plus marquant, cet événement est loin d’être le seul qui lui a paru inapproprié.
« Il s’en prenait, par des accès de colère et de la violence verbale, principalement à des femmes dans le service. »
Elle dénonce notamment un sexisme ordinaire, « des paroles agressives, des pressions exercées sur des jeunes femmes qui n'étaient pas dans des positions de pouvoir ». Tiffany souligne aussi qu’à son arrivée en poste, le consul lui a demandé de « surveiller les faits et gestes d’une employée ».
Elle ne se considère pas comme une « victime » de M. Alexis et n’a jamais fait de signalement de son comportement. Elle a toutefois soumis un témoignage écrit à charge contre le diplomate et confirme avoir eu une altercation avec lui, qu’elle décrit comme une « explosion de colère » avec des « hurlements en réunion et des propos insultants » et qui a nécessité l’intervention du consul adjoint.
Des tensions depuis 2009
D’autres documents obtenus par Radio-Canada font état d’agissements similaires de Tudor Alexis alors qu’il occupait d’autres fonctions. Il s'agit de trois lettres rédigées par des personnes différentes ayant toutes travaillé avec M. Alexis lorsqu’il était premier conseiller à l’ambassade de France à Malte, de 2009 à 2012.
Les lettres font mention d’une tendance à l’autoritarisme, d’un homme insistant sur ses responsabilités, avide de pouvoir, faisant preuve d’un excès de fermeté et d’un manque d’empathie. Un des auteurs mentionne des « pulsions d’autorité maladive, toujours déplacées, et au fond assez perverses ».
Toutes relatent l’impact négatif que le numéro 2 de l’ambassade avait alors sur certains employés, décrivant des personnes arrivant à leur poste « la peur au ventre, voire les larmes aux yeux ».
D’après ces documents, M. Alexis exigeait de certains employés des rencontres quotidiennes ou qu’ils rendent compte en permanence de leurs faits et gestes. Ils évoquent aussi son problème avec l’autorité, des directives contradictoires envers son personnel, des remarques déplacées ou humiliantes visant parfois la vie privée des gens et prononcées devant plusieurs personnes à la fois.
Deux lettres mentionnent également que Tudor Alexis aurait proféré des menaces de représailles contre un employé « dont il voulait ruiner la carrière ».
D’après les informations données à Radio-Canada, ces trois lettres ont été fournies au ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères au printemps 2022, avant ou pendant l’enquête administrative menée par l’ambassade sur demande du ministère.
Question sur le harcèlement au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères
Le cas de Tudor Alexis ne semble pas être isolé dans la diplomatie.
En octobre dernier, un groupe d’élus à l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE), une instance consultative de Français établis hors de France, a posé une question publique (Nouvelle fenêtre) au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE).
Le groupe se dit « aux premières loges pour témoigner des nombreux cas de harcèlement présents au sein des institutions dépendant du MEAE ». Il note que, malgré la création de la cellule anti-harcèlement et les nombreuses alertes, il assiste « à des confirmations de maintien en poste de personnes directement impliquées dans des situations graves de harcèlement », avant de poser la question : « Que compte faire le Ministère pour s’assurer que de telles situations ne se reproduisent pas? »
Trois des auteurs de la question, Laetitia Bert, Ramzi Sfeir, et Jean-Baka Domelevo Entfellner, ont confirmé lors d’une entrevue avec Radio-Canada ne pas avoir reçu de réponse. Ils affirment ne pas se pencher exclusivement sur les allégations entendues en provenance de Toronto.
« Malheureusement notre mandat se limite à constater et à conseiller. Donc, on constate, on conseille, on rend des choses visibles et on espère que ça va aider à changer les choses globalement. »
Le but de la démarche, nous ont dit les trois élus, est aussi d’assurer la continuité des services offerts par les consulats aux compatriotes qu’ils représentent.
Interrogées sur leurs motivations, les personnes à qui nous avons parlé nous ont confié que les recours à leurs dispositions avaient été épuisés.
N’étant plus à l’emploi depuis 2021, Tiffany estime que ce dont elle a été témoin semble se poursuivre encore aujourd’hui et elle aimerait que quelque chose soit fait quant à la hiérarchie.
« Sinon, c’est une validation de ces comportements ».
Le MEAE
n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.