Et si notre bipédie était apparue dans les arbres?

Une femelle chimpanzé (Pan troglodytes) et son bébé se tiennent sur une branche d'arbre dans le Parc national de Gombe Stream en Tanzanie.
Photo : iStock
Prenez note que cet article publié en 2023 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
L’hypothèse selon laquelle nos ancêtres ont commencé à marcher sur deux jambes lorsqu’ils sont passés d’un environnement composé de forêts à celui plus ouvert des savanes est remise en question par des observations de chimpanzés sauvages réalisées par des scientifiques britanniques et américains.
Dans une étude publiée dans la revue Science Advances (nouvelle fenêtre) (en anglais), des paléoanthropologues dirigés par Rhianna Drummond-Clarke de l’Université Kent ont analysé les comportements d’un groupe de chimpanzés vivant dans une région de la vallée d'Issa, en Tanzanie, qui présente les deux types d’environnement.
La compilation des données d’observation tend à montrer que les chimpanzés étudiés ne présentent pas plus de comportements bipèdes dans la savane-mosaïque, un environnement ouvert parsemé d'arbres. Bien au contraire.
Repères
- L’humain est le seul primate proprement bipède, qui marche sur deux pieds, même si certains autres comme le chimpanzé, l’orang-outan et le gorille peuvent se tenir debout occasionnellement malgré le fait qu’ils marchent à quatre pattes la plupart du temps.
- La bipédie est également un trait caractéristique de nos plus anciens ancêtres fossiles appelés hominines.
- Les traces les plus anciennes de la bipédie chez les ancêtres humains datent de 4,2 millions d’années et sont associées aux australopithèques.
- La raison pour laquelle l’humain est le seul parmi les grands singes à marcher sur deux pieds reste à ce jour un mystère.

Reconstruction de l'apparence d'un Australopithecus sediba exposée au Musée d'histoire naturelle de l'Université du Michigan.
Photo : Musée d'histoire naturelle de l'Université du Michigan/Elisabeth Daynès /S. Entressangle
Plusieurs hypothèses
Il y a plusieurs hypothèses pour expliquer la bipédie qui ne sont pas mutuellement exclusives. C’est un sujet d'étude qui est très pertinent dans le sens où on ne sait pas vraiment pourquoi on a adopté ce mode de locomotion
, relève l’anthropologue Michelle Drapeau de l’Université de Montréal, qui n’a pas participé à l’étude.
Ainsi, de nombreuses théories sont avancées pour expliquer pourquoi nos ancêtres ont commencé à se tenir debout pour se déplacer :
- Pour économiser de l'énergie lors des déplacements;
- Pour transporter des objets ou se nourrir;
- Pour voir au-dessus des hautes herbes.
L’origine de la bipédie
Ces hypothèses présentent toutes un point en commun : elles se basent sur le fait que nos ancêtres sont descendus des arbres
pour commencer à marcher debout sur le sol lorsque leur habitat est devenu plus ouvert et plus sec au moment où les forêts denses ont disparu pour faire place à un environnement de savanes à la suite de changements climatiques.

Des acacias dans la savane de Tanzanie.
Photo : iStock
La Pre Drapeau pense cependant que ce point à lui seul ne peut expliquer le passage à la bipédie. Dans les reconstitutions environnementales passées, les espèces les plus anciennes vivaient en bonne partie dans les régions encore assez boisées
, remarque-t-elle, en ajoutant que même les reconstitutions sont sujettes à des désaccords parmi les scientifiques.
De façon générale, toutefois, on peut affirmer qu'il y avait encore beaucoup de zones assez fermées qu'on appellerait de la forêt, même s’il y avait aussi des zones un peu plus ouvertes, des environnements mosaïques.
Pour explorer les chemins menant à l’apparition de la bipédie, l’équipe britanno-américaine a donc analysé les comportements de chimpanzés sauvages vivant sur un territoire incluant une savane-mosaïque : un habitat ouvert avec peu d'arbres et des parcelles de forêt dense.
Le but des scientifiques était de savoir si l'ouverture du paysage savane-mosaïque encourage la bipédie chez ces grands singes, ce qui aurait pu encourager à une autre époque la bipédie chez les premiers hominines.
Ainsi, sur une période de 15 mois, les chercheurs ont observé un groupe de 13 chimpanzés adultes sauvages. Selon les chercheurs, il est probable qu’au fil des millénaires, cette population de chimpanzés se soit adaptée au paysage d’une manière similaire à celle des hominines il y a quelques millions d’années.
Cette étude est la première du genre à examiner si les habitats de savane mosaïque expliqueraient le temps accru passé au sol par les chimpanzés de la vallée d'Issa. Elle a aussi permis de comparer ses résultats à ceux d'autres études menées sur leurs cousins vivant uniquement en forêt dans d'autres régions d'Afrique.
Dans l'ensemble, l'étude a révélé que les chimpanzés d'Issa passaient autant de temps dans les arbres que les autres chimpanzés vivant dans des forêts denses, malgré leur habitat plus ouvert, et qu'ils n'étaient pas plus terrestres que prévu.
En outre, bien que les chercheurs s'attendaient à ce que les chimpanzés d'Issa marchent davantage à la verticale dans la végétation ouverte de la savane, où ils ne peuvent pas se déplacer facilement via la canopée des arbres, plus de 85 % des occurrences des comportements de bipédie ont été observés dans les arbres.
De plus, contrairement aux hypothèses des chercheurs, le groupe d’Issa n’est pas plus terrestre que des groupes qui vivent dans la forêt dense dans d'autres régions d'Afrique.
Ce qui est intéressant dans cet article, c’est que les chercheurs comparent un groupe de chimpanzés qui exploitent les deux types d’habitat (mosaïque-savane et forêt)
, remarque La Pre Drapeau, qui ajoute que l’idée d’une bipédie arboricole n’est quand même pas nouvelle.
La professeure Drapeau explique que d’autres travaux menés avec des orangs-outans tendent aussi à montrer que la bipédie a une origine arboricole, de même que les reconstitutions du régime alimentaire des premiers hominines réalisées grâce à l’analyse des ossements fossilisés.
On pense que les premiers hominines avaient une diète surtout basée sur les végétaux tels que les fruits et feuilles produits par les arbres et buissons, et moins d’herbes et plantes produites au sol.
Des résultats surprenants
Les auteurs des travaux sont quand même surpris par leurs résultats qui contredisent les théories qui laissent à penser que c'est un environnement ouvert et sec de savane qui a encouragé nos lointains parents à marcher debout.
Nous avons naturellement pensé que, parce que la vallée d’Issa a moins d'arbres que de forêts tropicales typiques, où la plupart des chimpanzés vivent, nous verrions les individus plus souvent sur le sol que dans les arbres
, explique l’anthropologue Alex Piel de l’University College de Londres.
De plus, étant donné qu'un grand nombre des facteurs traditionnels de la bipédie (comme porter des objets ou voir au-dessus des herbes hautes, par exemple) sont associés au fait d'être au sol, nous pensions que nous y verrions naturellement plus de bipédie. Or, ce n'est pas ce que nous avons constaté.
Ainsi, l'idée traditionnellement acceptée selon laquelle moins d'arbres équivalent à plus de terrestrialité n'est pas confirmée par les données recueillies dans la vallée d'Issa.
Si on m’avait demandé de prévoir les résultats, j’aurais certainement dit qu’ils [les chimpanzés) se déplaceraient de façon bipède plus au sol que dans les arbres. C'est une surprise
, reconnaît la professeure Drapeau.
Marcher sur des œufs
La professeure Drapeau appelle toutefois à la prudence dans l’interprétation des résultats, puisque le nombre d’individus étudiés (13) est petit. Elle estime qu’il faut voir si ces observations se vérifient dans d'autres groupes
.
Il faut faire attention à ne pas généraliser, puisque tous les groupes de chimpanzés ne sont pas pareils. Il faut aussi considérer d’autres facteurs, comme la prédation.
La chercheuse rappelle que, comme le souligne l’étude, les comportements bipèdes des singes demeurent très rares. Si on décortique le nombre d’heures où ils sont bipèdes avec celles où ils ne le sont pas, c’est très peu
, note-t-elle.
Nous devons maintenant comprendre pourquoi ces chimpanzés passent autant de temps dans les arbres, une information importante pour reconstituer notre propre casse-tête évolutif complexe
, conclut pour sa part Alex Piel.