Des Mexicains payés 4 $ de l’heure dans un camping de l’Estrie

Le Camping Havana Resort estime n'avoir rien à se reprocher.
Photo : Radio-Canada / Thomas Deshaies
Dix à 13 heures de travail par jour, six jours sur sept, pour un salaire d’un peu moins de 4 $ de l’heure : des travailleurs et des organismes accusent les propriétaires du Camping Havana Resort de Maricourt, en Estrie, de s’être adonnés à de la « traite humaine » au cours de l’été 2022.
Ils auraient, selon des témoignages, trompé des travailleurs mexicains et enfreint les règles entourant l’embauche d’une main-d'œuvre étrangère temporaire. Le responsable du camping, pour sa part, conteste vigoureusement les allégations et estime qu’il n’a rien à se reprocher.
Deux travailleurs, Paola* et Jack*, ont accepté de se confier à Radio-Canada à condition que nous protégions leur identité en raison de leur situation précaire. C’est qu’ils se trouvent au pays, selon leur témoignage, sans statut légal, et ce, bien malgré eux.
Je me sentais découragée. Nous sommes des êtres humains, nous avons des familles. Beaucoup sont des parents avec des enfants, et nous voulons une meilleure vie pour tout le monde. Être exploité de cette manière, c’était vraiment humiliant
, témoigne Paola, une ancienne employée du Camping Havana Resort

Un témoin raconte son expérience à Radio-Canada.
Photo : Radio-Canada / Bertrand Galipeau
Aucun permis de travail
Leur mésaventure a commencé à la fin de l’hiver 2022, alors qu’ils étaient encore au Mexique. Ils auraient été recrutés par un représentant du camping. Les tâches proposées par ce représentant vont de l’entretien ménager à l’organisation d’activités de divertissement pour les campeurs.
Devant les promesses de conditions de travail attrayantes, près de 25 travailleurs auraient accepté l'offre, selon Paola et Jack, et s'attendaient à être payés au même salaire que les employés québécois. Ils avaient promis une bonne paie, mais ce fut tout le contraire
, témoigne Paola.
L’employeur aurait payé les billets d'avion et leur aurait alors demandé d'arriver au Canada en tant que touristes. Il aurait également promis qu’un permis de travail leur serait délivré plus tard après leur arrivée. Un permis de travail ouvert, permettant de changer d'employeur, aurait même été mentionné.
Une promesse qui n'a jamais été tenue.
La première fois que j’ai réclamé [mon permis], ils m’ont dit que si [je] n’aime pas [je n'ai] qu'à retourner au Mexique
, affirme Jack, en entrevue à Radio-Canada.
Tirer avantage de la situation précaire des travailleurs?
C’est que sans un permis de travail, les travailleurs œuvrent dans l’illégalité et sont à risque d’être expulsés. Ils ne bénéficient d’aucune protection pour des accidents de travail et sont plus que limités dans leur possibilité d’améliorer leurs conditions d’existence.
Selon Paola, l’employeur aurait tiré avantage de la situation. Si on ne faisait pas bien notre travail, on avait peur de ne pas obtenir notre permis. C’est une des menaces qui étaient utilisées presque tous les jours
, déplore-t-elle.
Paola et Jack affirment avoir réclamé leur permis à plusieurs reprises, et ce, pendant des semaines.
On attendait notre permis, alors on ne pouvait rien dire parce que [l’employeur] pouvait nous renvoyer.
Les conditions de travail étaient aussi jugées difficiles. Ils exigeaient toujours plus
, se désole Jack, qui affirme avoir dû travailler même lorsqu’il était malade.

Selon Jack et Paola, les conditions de travail étaient difficiles et la paie était minime.
Photo : Radio-Canada / Thomas Deshaies
Les deux témoins se sentaient isolés, le camping étant situé loin des milieux urbains. Il n’y avait pas de transport et on était toujours occupés
, soutient Paola. Jack abonde dans le même sens.
De plus, ils affirment avoir dû rembourser leur billet d’avion à leur employeur – celui-ci aurait retenu un montant de leur paie. Et, contrairement à ce qui avait été promis, ils auraient contribué financièrement aux coûts liés à l’hébergement. Avec les déductions, il me restait 180 $ [par semaine, jusqu’au remboursement complet du billet]
, affirme Paola.
C’est carrément de la traite humaine
Le Réseau d'aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ) a alerté Radio-Canada de la situation, la qualifiant de traite humaine
.

Michel Pilon est le directeur général du Réseau d'aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec.
Photo : Radio-Canada / Bertrand Galipeau
L’organisme estime que les agissements du Camping Havana, en plus d’être illégaux, maintiennent les travailleurs dans une situation de grande précarité.
Le directeur général de l’organisme, Michel Pilon, explique qu'avec un permis de tourisme, ils n’ont pas le droit à l’assurance-emploi. S’ils ont un accident de travail, ils ne sont pas protégés. Ça ne leur permet pas d'avoir l'ensemble des droits sociaux auxquels un travailleur temporaire a le droit.
Pour moi, c'est carrément de la traite humaine qu'on a faite au Havana Club.
Yasmine Guillaume, avocate spécialisée en droit de l’immigration, croit aussi que la situation actuelle peut être décrite comme de la traite de la personne. Quiconque organise volontairement la venue d’immigrants au Canada pour les induire en erreur peut être considéré pour du trafic de personnes
, explique-t-elle.

Yasmine Guillaume, avocate spécialisée en droit de l'immigration, croit elle aussi qu'il s'agit de traite humaine.
Photo : Radio-Canada / Bertrand Galipeau
Pour agir dans les règles de l’art, le Camping Havana Resort aurait dû, selon Me Guillaume, offrir le salaire minimum, soit 14,25 $/h et non 4 $/h. Il aurait aussi dû obtenir un permis de travail pour les travailleurs avant leur arrivée et assumer tous les coûts de leur venue. Exiger le remboursement de ces frais est d’ailleurs interdit par la loi.
Le directeur général du RATTMAQ croit que les méthodes utilisées par le camping permettaient de faire des économies sur le dos des employés. Lorsqu’on les fait venir avec des permis de tourisme, ça ne coûte rien [à l’employeur] et ça lui permet aussi de les exploiter encore plus en sachant très bien que ce sont des illégaux. Ils n'ont pas le droit de travailler avec un permis de tourisme
, déplore Michel Pilon.
La CNESST confirme le droit à un salaire minimum
Dans une réponse écrite, la CNESST confirme que les travailleurs étrangers temporaires ont les mêmes droits que tous les travailleurs québécois. Ils doivent donc minimalement bénéficier du salaire minimum.
Elle soutient également qu’il est interdit d’exiger d’un travailleur étranger temporaire [qu'il paie] des frais reliés à son recrutement
, notamment pour couvrir les dépenses engendrées pour l’achat d’un billet d’avion.
Le Camping Havana Resort affirme n’avoir rien à se reprocher
Le responsable du Camping Havana Resort, Dominic Perrier, estime que ce que j'avais promis, je l'ai très bien fait, puis encore plus même
.
Ceux qui sont venus avaient de 20 à 30 ans, et j’en ai pris soin comme si c’étaient mes enfants.
Invitée à réagir sur les allégations de traite de la personne, sa fille Arianne Perrier, qui est aussi première actionnaire de l’entreprise, abonde dans le même sens que son père en affirmant que ce n’est pas ça qui s’est passé. Les gens qui étaient ici étaient super bien traités
.

Dominic Perrier et Arianne Perrier soutiennent que les employés étaient bien traités au camping.
Photo : Radio-Canada / Jacques Lamarche
L’entreprise nous a fait parvenir près d’une quinzaine de lettres qui auraient été signées par d’anciens employés se disant satisfaits de leur expérience au camping. Nous avons contacté les deux seuls travailleurs dont le numéro était visible sur les lettres.
En entretien téléphonique, ceux-ci nous ont confirmé avoir fait partie tout l'été de l’équipe d’entretien, qu'ils n'avaient qu'un seul jour de repos par semaine et qu'ils étaient payés en deçà du salaire minimum en argent comptant par le Camping Havana. Des témoignages qui confirment certaines allégations de Jack et Paola.
Pourtant, Dominic Perrier avait déclaré en entrevue que les employés d'entretien étaient sous la responsabilité d’un sous-traitant
qu’il a refusé de nommer, et qu’il n’était pas responsable des enjeux de salaire.
Contrat écrit inexistant avec le sous-traitant
pour le ménage
En entrevue à Radio-Canada, Dominic Perrier s’était engagé à faire des démarches pour nous fournir une copie de contrat montrant le lien avec une entreprise de ménage. Elle ne veut pas qu'on donne son nom
, s'était-il justifié. Quelques jours plus tard, son avocat nous a finalement mentionné par courriel qu’il n’existait aucun contrat écrit.
Une exception pour les artistes?
Quant aux travailleurs du domaine de l’animation, Dominic Perrier soutient qu’ils n’avaient pas besoin de permis de travail puisqu’il les considérait comme des artistes.
Tant que cela restait dans le domaine artistique, nos conseillers juridiques nous ont dit qu'il n’y avait aucun problème pour [leur venue au pays sans permis de travail]. C'était notre façon à nous de les inviter et de les faire connaître en même temps
, explique-t-il.
Nos conseillers juridiques, spécialistes en immigration, c’est ce qu’ils nous ont conseillé de faire. Je trouvais que c’était une excellente alternative parce que la durée de notre période d’occupation est courte.
Des exceptions existent bel et bien pour des professionnels du domaine artistique et des arts de la scène. Généralement, elles s'appliquent pour des séjours de courte durée d'environ deux semaines.

Les responsables du camping considéraient les employés du secteur de l'animation comme des bénévoles.
Photo : Radio-Canada / Thomas Deshaies
Trois experts en immigration consultés par Radio-Canada sont pourtant clairs sur le sujet : les exceptions ne s’appliquent pas aux animateurs qui œuvrent dans un camping pendant plusieurs semaines. Je suis catégorique là-dessus
, souligne Me Guillaume.
Il me semble clairement que ces personnes auraient dû obtenir un permis de travail fermé
, mentionne pour sa part l’avocate spécialisée en droit de l'immigration, Krishna Gagné.
Toujours selon Me Gagné, ça prend un permis de travail, même si on parle de bénévolat. Sinon, ça serait trop facile. Il faut démontrer qu’il n’y avait pas de Canadiens qui étaient prêts à faire ce bénévolat [à travers une étude d’impact sur le marché du travail]
.
Du bénévolat plutôt que du travail?
Par ailleurs, Dominic Perrier affirme que les animateurs avaient été embauchés comme bénévoles dans le cadre d’une expérience socioculturelle. Par conséquent, il soutient qu'il n'avait pas à les payer selon les normes en vigueur.
Il ajoute qu’il leur a même offert une compensation financière, alors que, selon lui, rien ne l’obligeait à mettre la main à la poche. Ils avaient signé sur le fait qu’ils n’auraient pas de salaire. Ils viennent vraiment en visite ici. C’était à notre discrétion de donner ce qu'on voulait
, explique-t-il, tout en assurant avoir payé tous leurs frais de subsistance.
Dans l’entente, il n’y avait pas de rémunération du tout.
Pour preuve, il nous montre une lettre préparée pour les animateurs à l’intention de l’Agence des services frontaliers du Canada et signée par un organisme à but non lucratif partenaire du Camping Havana Resort. Dans celle-ci, il est écrit qu’ils viennent au Canada dans le cadre du premier Congrès international des sciences socioculturelles et animation récréative communautaire pour les personnes âgées du Québec à Montréal
.
Aucun des quatre organismes pour aînés ou du milieu culturel de Montréal contactés par Radio-Canada (FADOQ Montréal, Culture Montréal, Tourisme Montréal et AQDR) n’a eu vent d’un tel événement.
Le responsable de l’organisme Cubanalama, Oscar Fuentes, qui a signé la lettre, rétorque qu’il y avait des workshops
(ateliers de travail) au camping et qu’il s’agissait bel et bien d’un congrès. Vous pouvez faire un congrès quand vous réunissez un groupe de personnes pour faire un atelier de travail afin de parler d'un sujet spécifique. Vous devriez ouvrir un dictionnaire pour comprendre la signification du mot
, a-t-il répondu en entrevue à Radio-Canada, tout en précisant que le qualificatif international
s’explique parce que des artistes étaient originaires de plusieurs pays.
Augmentation de 800 % des plaintes à la CNESST au Québec
Michel Pilon, du RATTMAQ, constate que de telles histoires sont de plus en plus fréquentes dans la province alors que la rareté de la main-d’œuvre frappe de plein fouet. Il y en a plein
, se désole-t-il.
Des données de la CNESST démontrent que le nombre de plaintes dans des dossiers impliquant des travailleurs étrangers temporaires est en forte hausse : près de 800 % de plus en 2022 qu'en 2020.
Nombre de plaintes déposées à la CNESST par ou pour des travailleurs étrangers temporaires
2020 : 56
2021 : 146
2022 : 437
Source : CNESST
Par courriel, la CNESST émet l’hypothèse que cette hausse fulgurante est causée par la popularité croissante du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) pour pallier la pénurie de main-d’œuvre. Le nombre de titulaires de permis de travail temporaire présents au Québec par l’entremise du PTET a presque triplé, faisant passer leur total de 11 495 à 34 070
, mentionne-t-on par courriel.
Mais les cas pourraient être sous-estimés, selon plusieurs intervenants, parce que les travailleurs hésiteraient à porter plainte. L'organisme Actions interculturelles de Sherbrooke soutient qu'il a constaté cette réticence dans le cas des employés du Havana Resort.
Depuis le mois de juin, nous étions en communication avec des travailleurs. Mais c’est juste en septembre-octobre qu’on a réussi à avoir des témoignages, souligne le chargé de projet pour l’organisme, Jasmin Chabot. Même s'ils ont été prévenus qu'il était impossible qu'ils obtiennent leur permis de travail, ils n’ont pas le choix [de rester]. Les employés n’ont pas d’argent pour acheter un billet d’avion pour retourner chez eux. Ils sont pris entre l’arbre et l’écorce.
Radio-Canada a appris que la CNESST mènerait une enquête et qu'une plainte de non-respect des règles de travail a été déposée à la GRC. Les deux organisations se disent dans l'impossibilité de confirmer ou d’infirmer ces informations en raison de leurs politiques respectives.
Les organismes veulent éviter à tout prix que la situation se reproduise l'été prochain. Ce qu’on dit au Havana Club, checkez-vous cet été parce qu'on va être là. On va s'assurer que les travailleurs qui travaillent chez vous ont des permis de travail. S'ils n'en ont pas, il y aura un problème
, affirme Michel Pilon.
Un appel à plus de surveillance
Le RATTMAQ réclame plus de surveillance de la part des gouvernements pour éviter que des situations similaires à celle du Camping Havana Resort ne se reproduisent.
Même son de cloche du côté du professeur à l’Université de Sherbrooke Raoul Gebert, qui s’intéresse aux enjeux migratoires. Je crois que l’accompagnement du côté des travailleurs et des employeurs, ça pourrait être un peu mieux
, souligne-t-il.
M. Gebert affirme également que certains employeurs qui se sont réveillés trop tard et ont besoin de main-d’œuvre rapidement
contournent les règles. [Réduire] les délais dans les traitements des visas de travail, il y a un investissement à faire de nos gouvernements
, croit-il.
Toujours selon le professeur Gebert, les gouvernements auraient aussi avantage à s’intéresser davantage à ces enjeux, d’autant plus que la pénurie de main-d'œuvre risque de perdurer environ 10 ans
. Il faut saisir l’occasion et attirer de bons talents
, conclut-il.
*Les noms ont été modifiés pour protéger l'identité des travailleurs.
NDLR : Les citations des travailleurs ont été traduites de l’espagnol.
Avec la collaboration de Gabrielle Proulx