Places en garderie : priorité aux enfants handicapés et défavorisés
Québec centralisera dès 2024 l’attribution des places pour favoriser « l’égalité des chances ». Autisme, troubles de la parole et situations familiales fragiles figureront parmi les facteurs qui permettront à certains enfants d’avoir la priorité sur d’autres.

Des enfants dans une garderie vus à travers une ouverture dans le dossier d'une chaise.
Photo : Radio-Canada / Julie Marceau
C'est une petite révolution dans le milieu des services de garde et même une « deuxième », en quelque sorte, après la mise sur pied des centres de la petite enfance (CPE), en 1997.
Depuis 25 ans, les garderies subventionnées sont presque entièrement autonomes. Elles peuvent ainsi admettre des enfants selon leurs propres critères, ce qui entraîne parfois des situations inégalitaires et discriminatoires.
Une minorité de gestionnaires choisissent par exemple des enfants en fonction de leur appartenance religieuse ou même parfois selon leur degré de propreté.
Après des années de laisser-aller
, le ministère de la Famille prend les choses en main. Fort de nouveaux pouvoirs depuis avril 2022, Québec veut centraliser l'attribution des places en garderie. Le ministère prévoit ainsi serrer la vis aux gestionnaires douteux
et, du même souffle, assurer une plus grande accessibilité de ces places aux enfants à besoins particuliers, comme le recommandait le Vérificateur général en 2020 (Nouvelle fenêtre) dans son rapport sur les services de garde.
Pour ce faire, Québec propose de créer une grille de points
qui serait gérée par un système central administré par le ministère de la Famille. Des points
seraient attribués à chaque enfant en fonction de critères prioritaires
définis par le gouvernement. Chaque fois qu'une place se libérerait, le système indiquerait au gestionnaire de garderie quel enfant devrait être admis.
Dans le but de favoriser l'égalité des chances
, le plan de travail du gouvernement, obtenu par Radio-Canada, prévoit que les enfants handicapés et ceux qui vivent dans un contexte de précarité socioéconomique aient priorité sur les autres.
Dans le réseau de la petite enfance, le terme handicapé
désigne tous les enfants à réalités particulières, qu'il s'agisse d'un besoin d'accompagnement à la suite d'une séparation parentale, de retards de la parole ou d'un trouble du spectre de l'autisme, par exemple.
Le ministère de la Famille propose par ailleurs de définir la précarité économique
selon le revenu familial. Québec effectuerait les analyses nécessaires afin de ne pas alourdir la tâche des gestionnaires.
Quant à la précarité sociale
, Québec suggère d'utiliser notamment les facteurs suivants : la sous-scolarité des parents, leur jeune âge, la monoparentalité, l'immigration et l'identité autochtone.
Ainsi, un enfant issu de l'immigration avec des parents en bas âge et à revenus faibles aurait beaucoup de points
, et il en aurait davantage s'il souffrait d'un handicap.
Afin d'éviter une course à l'inscription
et de désavantager les parents moins informés, la date d'inscription ne serait plus prise en compte. C'est la date de naissance des enfants qui aurait préséance. Le ministère de la Famille imposerait donc aux gestionnaires de choisir les enfants plus vieux
avant les plus jeunes
.
La proximité géographique, c'est-à-dire le fait que les parents vivent dans le quartier où se trouve la garderie, ne ferait pas partie des critères prioritaires retenus.
Fortes inquiétudes
Nous avons obtenu les rapports transmis au ministère des deux plus gros regroupements de services de garde au Québec, soit l'Association québécoise des centres de la petite enfance (AQCPE) et l'Association des garderies privées du Québec (AGPQ).
Tant l'AQCPE que l'AGPQ saluent les efforts pour améliorer l’accessibilité des enfants plus vulnérables au réseau et pour sévir contre certains gestionnaires aux critères discutables. Mais on estime aussi que la centralisation prévue va trop loin.
Il était temps de faire un ménage, mais c'est prendre un bazooka pour tuer une mouche
, témoigne Marie-Ève Dolbec, directrice générale du CPE Les P'tites Frimousses de la Merci, dans Ahuntsic, à Montréal.
De façon générale, les associations somment Québec de ne pas imposer des critères uniformes et de laisser une marge de manœuvre aux gestionnaires.
Des enfants pénalisés par leur date de naissance?
À titre d'exemple, des gestionnaires font valoir que le fait d'utiliser uniquement la date de naissance risque d'entraîner de graves problèmes de gestion en pleine pénurie de main-d'œuvre.
Si, par exemple, une place se libère dans une pouponnière (enfants de moins de 18 mois) mais qu'un système central
propose un enfant de 17 mois, la garderie se verra obligée, dès les semaines suivantes, de transférer l'enfant dans le groupe des plus vieux
(18 mois et plus) même si aucune place n'est libre dans ce groupe.
Dans un contexte de manque de places, l'AQCPE souligne que les enfants nés entre mars et juin risquent d'être pénalisés puisque les groupes sont généralement formés en septembre et en janvier.
Fini, les garderies de quartier?
Les seuls partenariats que le ministère propose de maintenir sont ceux en milieu de travail et d'études. Or, la pandémie a transformé le quotidien des parents. Selon l'AQCPE et l'AGPQ, la plupart des parents ont accès au télétravail et privilégient d'autant plus les garderies de quartier.
L'inquiétude majeure, qui est vraiment exprimée par beaucoup, beaucoup de [directions de] CPE à qui j'ai parlé, c'est la notion de priorité de quartier
, poursuit Marie-Ève Dolbec.
Dans mon cas, je suis un CPE en milieu de travail, mais une bonne proportion de ma clientèle est devenue celle du quartier. C'est génial d'avoir des gens du quartier, ça permet [de créer] des liens entre les familles
, souligne-t-elle.

Québec envisage de revoir complètement la façon d'attribuer des places en CPE pour que les enfants handicapés ou défavorisés, par exemple, aient une priorité, mais les CPE ne sont pas d'accord avec les critères établis. Le reportage de Julie Marceau.
Perdre la [proximité géographique], je trouverais ça très dommage pour les enfants. Ça permet notamment une transition beaucoup plus facile de nos tout-petits vers l'école
, renchérit Josée Fillion, directrice générale du CPE La Mère Veilleuse, dans le quartier Pointe-aux-Trembles.
Ce qu'on est en train de faire, c'est de jeter le bébé avec l'eau du bain
, déplore Guy Arseneault, directeur général du CPE Alexis le Trotteur, dans le quartier Mile-End.
En outre, l'AQCPE et l'AGPQ font valoir qu'en abolissant les autres partenariats, Québec oublie ceux qui sont cruciaux pour les objectifs de sa propre réforme : les ententes avec les centres de pédiatrie sociale, les haltes-garderies ainsi que les organismes qui œuvrent auprès des immigrants et des femmes victimes de violence.
Les familles de la classe moyenne désavantagées
, dit l'AGPQ
L'Association des garderies privées du Québec (AGPQ) estime que ces nouvelles mesures risquent en plus de désavantager les familles de la classe moyenne.
Les orientations du ministère de la Famille vont créer un autre groupe de gens défavorisés, soit les familles de la classe moyenne avec deux parents qui travaillent sans relâche
, soutient son président, Samir Alahmad.
Soulignant être lui-même issu de l'immigration et être très sensible à cette réalité, ce Libanais d'origine ajoute que certains critères choisis par le ministère sont contre-productifs.
M. Alahmad cite l'exemple de la sous-scolarisation
qui déterminerait le fait qu'un enfant est issu d'un milieu socioéconomique précaire. Or, selon lui, des parents sous-scolarisés peuvent très bien gagner leur vie
.
L'AQCPE et l'AGPQ mettent aussi en garde contre l'idée de vouloir donner aux parents un aperçu de leur rang
sur la liste d'attente d'une garderie.
Puisque les places bougent constamment, cela pourrait créer un faux sentiment de sécurité et exacerber par la suite le sentiment de découragement des parents, font-elles valoir.
À titre d'exemple hypothétique, un enfant pourrait perdre soudainement son rang élevé si plusieurs enfants issus de milieux socioéconomiques précaires s'inscrivaient du jour au lendemain sur la même liste d'attente, car ils auraient préséance.
Des délais qui « manquent de respect »
L'AGPQ déplore en outre le peu de temps accordé au milieu pour se concerter.
Les gens du ministère, ils prennent deux ans pour penser à ça, car vous savez, les nouveaux critères ne seront pas opérationnels avant 2024. Et nous, on nous a donné deux semaines pour rassembler nos membres, recueillir leurs avis et les donner au ministère. Vous imaginez? Eux, ils ont deux ans, et nous, deux semaines seulement! C'est insultant. C'est un manque de respect flagrant
, regrette son président, Samir Alahmad.
Dans leurs conclusions, les associations assurent offrir leur pleine collaboration pour travailler sur une version améliorée
tout en mentionnant l'importance d'être réellement écoutées
.
Le ministère de la Famille n'a pas été en mesure de répondre à nos questions dans les délais. Au cours de la présentation de ses orientations aux gestionnaires de garderies, Québec a toutefois assuré que rien n'est coulé dans le béton et que tous les commentaires seront étudiés.
Après les gestionnaires, ce sera au tour des parents d'être sondés la semaine prochaine. Des discussions virtuelles auront lieu les 12, 13 et 14 décembre.
Notons que La Place 0-5, la seule plateforme qui permet d'inscrire son enfant à un service de garde au Québec, est officiellement sous la responsabilité du ministère de la Famille depuis le 25 novembre. Cette gestion était auparavant sous-traitée par une coopérative.