Raconter l’Holocauste pour tirer des leçons du passé
Invitée à l’Université Bishop’s dans le cadre de la série des conférences Donald, Eva Kuper a accepté de nous rencontrer avant sa présentation.

Eva Kuper est née en 1940 à Varsovie, en Pologne. « Ce n'était pas vraiment un bon choix! » avoue-t-elle, un sourire en coin.
Photo : Radio-Canada / Marie-Claude Lyonnais
À première vue, rien ne laisse présumer qu’Eva Kuper a connu la véritable horreur. L’octogénaire tirée à quatre épingles, au visage bienveillant, se présente en souriant et s’exprime tout en douceur. Mais Eva Kuper a vécu la guerre, la famine, le désespoir et a échappé au camp d’extermination grâce au sacrifice de sa mère. Survivante de l’Holocauste, c’est à travers le partage du récit de sa vie que cette ancienne professeure espère changer les perspectives et garder vivante la mémoire du passé. « Il doit y avoir de l’information sur [ce génocide] pour nous éduquer, car le monde est erratique. Il y a des problèmes qui reviennent. Je crois que la manière la plus efficace d’éduquer, c’est par des histoires. On ne se rappelle pas les numéros, les dates, mais on se rappelle toujours des histoires parce qu’elles engrangent des émotions. »
Des émotions, l’histoire personnelle d’Eva Kuper en est lourdement chargée. Mais elle réussit malgré tout à faire preuve d’humour. D’une voix posée et avec aplomb, elle aborde sa naissance avec une petite pointe d’ironie. Je suis née à Varsovie, en Pologne, en février 1940. Ce n’était pas vraiment un bon choix!*
souligne-t-elle, ses yeux pétillants de malice.
Son regard s‘assombrit cependant rapidement lorsqu’elle décrit les conditions dans lesquelles sa famille a été plongée, peu de temps après sa naissance. Ses parents, la cousine de sa mère et sa fille sont forcés à joindre le ghetto de Varsovie et à vivre dans une simple pièce. Le ghetto, c’était un espace où, avant la guerre, résidaient 30 à 40 000 personnes. On y a entassé 400 000 Polonais.
Famine, manque d’eau potable, conditions insalubres, surpeuplement, travaux forcés : les maladies commencent à émerger et les morts s’accumulent. Des enfants deviennent orphelins, livrés à eux-mêmes. Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là, le camp d’extermination de Treblinka se met en fonction. Ils se sont mis à évacuer les gens en disant qu’à cet endroit, ils auraient à manger, de meilleures conditions de travail. On les envoyait à Treblinka, entassés dans des wagons à bestiaux, sans eau ni toilettes. Plusieurs croyaient que la vie ne pouvait pas y être pire que dans le ghetto. Mais ces gens… on ne les a jamais revus. C’est clair qu’ils ont été envoyés à leur mort.

Le camp de Treblinka en 2013.
Photo : Czarek Sokolowski
Un jour, c’est son tour. Sa mère aussi est convoquée à la Umschlagplatz, l'endroit où partent les trains en direction de Treblinka. Mon père travaillait. [...] Il a tenté de venir nous retrouver, mais ils ne voulaient pas les hommes, seulement les femmes et les enfants. Ils ont menacé de le tuer s’il ne partait pas.
Ce dernier alerte alors la cousine avec laquelle ils résident. Elle est arrivée juste au bon moment. Lorsqu’elle a vu ma mère embarquer dans un train en me tenant dans ses bras, elle a hurlé que j’étais son enfant, et que ma mère était seulement la gardienne. Je ne sais pas par quel miracle, mais ma mère a pu me passer de main en main jusqu’à ce que j’aboutisse dans les bras de sa cousine. Les portes du wagon se sont refermées, le train est parti… Personne n’a revu ma mère, ou ceux qui étaient dans le train. Ils sont morts une heure après leur arrivée à Treblinka.
Je pense souvent à ma mère. À sa bravoure, son courage. Je suis à mon tour une mère et une grand-mère. Je pense à ce que cela a dû être de m’abandonner pour me donner une petite chance de survie, quand toutes les cellules de son corps devaient lui crier de me serrer contre elle pour me protéger.
Retrouver celle qui a changé sa vie
Son enfance pendant la guerre, elle en garde un souvenir flou. Quelques flashs. Il y a eu des moments où son ventre a crié famine, des épisodes où on l’a cachée dans une fosse, creusée dans la terre. Sa survie, on lui a dit qu’elle la doit entre autres à un couvent de soeurs s’occupant d’enfants non-voyants.
Lorsqu’elle retrouve son père, ils aménagent au Canada avec sa nouvelle femme en 1948. À la maison, la guerre n’est pas un sujet dont on discute autour de la table. Je savais qu’ils avaient souffert, que ma mère était morte. Mais je n’étais pas curieuse. Je n’ai rien demandé. Je voulais simplement être une enfant canadienne comme les autres.
C’est sa propre fille qui va allumer son désir d’en apprendre davantage sur ces années passées en Pologne.
Ma fille était extrêmement curieuse. Elle me poussait à retourner dans mon pays natal pour en apprendre davantage sur mon histoire et peut-être me ramener à la mémoire des souvenirs refoulés. Elle a réussi en 2005.

Varsovie a été dévastée par les bombardements lors de la Deuxième Guerre mondiale.
Photo : The Associated Press
Une amie lui suggère de contacter un généalogiste de Varsovie pour l’aider dans ses recherches. Pour retrouver celles qui lui ont sauvé la vie.
Par politesse, je l’ai appelé. [...] j’ai attendu quatre heures dans son bureau. Je lui ai raconté ma vie. Il a pris un livre de sa bibliothèque, une thèse de doctorat, et s’est mis à feuilleter les pages. C’était écrit sous forme de paragraphes. Tel couvent a sauvé deux enfants, celui-ci trois. C’était une liste. Et puis, il tombe sur le couvent de l’Ordre des Franciscains. Il était écrit qu’une soeur, Klara Jaroszynska, avait sauvé la vie d’une petite juive pendant la guerre. Tout est tombé en place.
Eva Kuper prend une petite pause, visiblement envahie par l’émotion. Ses yeux se remplissent de larmes lorsqu’elle raconte leurs retrouvailles.
Elle était toujours en vie à 94 ans. Elle était aveugle, mais son esprit était clair, sa mémoire excellente et elle avait un excellent sens de l’humour. Elle m’a ouvert les bras et on s’est enlacées en pleurant. Elle ne pouvait pas y croire.
Je ne me rappelais pas d’elle, de son visage, de sa voix. Mais quand j’étais dans ses bras, je me suis rappelé son amour, sa dévotion. La rencontrer a changé ma vie. Personne ne m’a connue pendant ces années, sauf elle. Elle a rempli un vide.
Le plus grand péché est l’indifférence
Pour honorer ceux qui sont morts et protéger la mémoire de ce qui s’est passé
, Eva Kuper a ainsi décidé, à son retour de Pologne, de raconter son histoire. Des milliers de personnes ont depuis entendu son récit, que ce soit de façon informelle, lors de conférences comme celle de la série Donald à l'Université Bishop's, ou encore au Musée de l’Holocauste, à Montréal.
Pour moi, c’est une mission. Très peu d’entre nous peuvent encore le faire et bientôt, il n’y aura plus personne. Nous aurons des moyens technologiques, mais rien ne vaut le contact humain. [...] Les gens ne se rappellent pas que 900 000 personnes ont été tuées en 16 mois à Treblinka, mais ils vont se rappeler mon histoire. C’est un outil puissant.

Eva Kuper estime raconter son histoire permet d'éduquer les gens et de garder vivante la mémoire du passé.
Photo : Radio-Canada / Marie-Claude Lyonnais
Un outil qui, elle l’espère, permettra de mieux apprendre de l’Histoire
, même si elle se dit très lucide quant à la capacité des humains d’éviter de reproduire les mêmes erreurs.
Elle pousse d’ailleurs un soupir de découragement lorsqu’elle aborde les conflits des dernières années, que ce soit en Syrie, au Rwanda ou encore en Ukraine. Les génocides, les crimes de guerre, les persécutions… impossible pour elle de concevoir que l’humanité continue de s’anéantir. C’est épouvantable comment l’humain semble incapable de comprendre que tous les humains, peu importe leur couleur ou leur origine, veulent exactement la même chose : être aimé, avoir une famille, subvenir à ses besoins et se sentir en sécurité.
Néanmoins, l’optimisme continue d’animer Eva Kuper. D’ailleurs, l’ouverture face aux réfugiés ukrainiens, pris dans le conflit contre la Russie l’émerveille. Je suis heureuse de cette attitude face aux réfugiés et de l’accueil qu’ils ont, parce que le monde n’était pas prêt à nous recevoir de cette façon lorsque c’était notre tour.
Nous avons une obligation d’agir. [L’écrivain juif] Elie Wiesel a dit que le plus grand péché est l’indifférence.
Eva Kuper croit fortement qu’un seul individu peut faire une différence… voire même changer une vie. Soeur Klara ne s’est jamais perçue comme une héroïne. Mais elle m’a sauvée. Et elle m’a donné l’amour. Sans cela, je ne serais pas celle que j’ai eu la chance de devenir.
* Les propos de Mme Kuper ont été traduits de l'anglais.